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Steeg et
l'extériorisation : 1927
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En 1926, le S:.Chapitre
quitte son local de la cité Bendahan et récupère un temple plus grand en
médina ; comme pour marquer l’aube d’une ère nouvelle. En effet, sur le plan
économique, le Maroc sort de son marasme et l’expansion se maintiendra jusqu’en
1930. Sur le plan politique, Lyautey parti, Steeg est nommé à la Résidence
Générale où il a le bonheur de mettre un terme à la
guerre du Rif.
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Avec sa figure méditative et barbue
d’universitaire, type même du cacique parlementaire armé d’un joli don
d’expression, le nouveau Résident Général témoigne aussi d’un réel souci de
"réaliser", d'être concret. Aussi dès le 13 octobre 1925, sur décision
résidentielle, une réforme importante est apportée à la composition de la
section française du Conseil du Gouvernement. Désormais tous les éléments de la
colonie française qui n’étaient pas encore représentés, c’est-à-dire tous ceux
n’étant ni agriculteurs ni commerçants ni industriels, vont constituer un 3e
collège. Ainsi se trouve satisfait le vœu de toute une partie de l’opinion
française au Maroc et en particulier de la grande majorité des FF:. qui,
en mars 1926, se déclarent "tous d’accord pour la création du 3e
collège" comme ils l’étaient déjà sous Lyautey, mais alors en vain.
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Les temps ont décidément bien
changé. Alors que, jusqu’en 1925, les FF:. se sont surtout extériorisés
dans les associations économiques ou dans les sociétés de bienfaisance, ce
qu’ils continuent à faire d’ailleurs régulièrement , après 1925 ils vont pouvoir
agir dans les partis politiques, plus tolérés que jamais, ou même directement en
tant que représentants de la FM∴
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Dès août 1925 se fonde à
Casablanca, en réponse à celle de l’Action Française, la première section SFIO
sous la responsabilité du F:. Mespoulet, qui par ailleurs participe
activement aux manifestations d’un comité, fort de ses 8.000 membres, contre la
vie chère au Maroc. Moyen pratique de faire de la politique avant que les partis
ne soient tolérés. En mars 1926, le F:.
Roby, proviseur du lycée Lyautey
à Casablanca, inaugure son université populaire, tandis que Mespoulet toujours
lui, subit en avril l’attaque de groupes de droite alors qu’il préside une
réunion de la Ligue des Droits de l’Homme. Le Petit Casablancais, journal
financier local, le prend à parti : "Jusqu’à maintenant nous aurions cru que M.
Mespoulet pratiquait le communisme mais aujourd’hui, qu’il a lu partiellement
Marx, il répudie indigné les théories de Moscou et revient à la SFIO"... et
quelques jours plus tard : "Mespoulet a beau aller tous les quatre ans aux
Congrès qui se tiennent dans son fief de Figeac, jamais encore il n’a été
autorisé à briguer les suffrages de ses concitoyens... Il a sa place marquée
dans ce 3e collège mais pas à la Chambre de Commerce et d’Industrie
de Casablanca". Cette activité politique intense pousse l’opposition entre les
FF:. Mespoulet et Chapon au point de rupture. Ce dernier, dans une
lettre ouverte publiée par la presse, écrit : "Mespoulet ... vous êtes un
démagogue ". Le Chapitre s’abstient prudemment de prendre parti d’autant plus
qu’à partir de cette date Mespoulet s’absente, laissant Chapon maître du
terrain. Cependant le Très Sage, président du chapitre, se voit obligé de
rappeler qu’il "faut se serrer les coudes". Finalement ces tensions politiques
seront surmontées au sein du groupe. Ce qui n’est pas toujours le cas dans
toutes les loges, comme le prouvent la crise interne à Marrakech où les prises
de positions politiques mènent au bord de l’éclatement.
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A Casablanca, l’unité préservée
permet aux FF:. de suivre de prés la naissance des Jeunesses
Patriotiques, prolongement de la Ligue des Patriotes du général Castelnau,
organisme de lutte contre le bloc des gauches. Il "est décidé de pratiquer des
Jeunesses Républicaines afin de combattre l’influence de la réaction sur la
jeunesse".
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En mars 1926, le second congrès des
loges marocaines du GODF se réunit à Casablanca. Après avoir étudié "le travail
du Franc-Maçon à l’extérieur", les délégués s’interrogent sur les méthodes aptes
à "faire connaître les desiderata du congrès au gouvernement".
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Le F:. Bouty, Conseiller de
l’Ordre pour l’Afrique du Nord, répond qu’il y a plusieurs moyens à son avis :
"Les communiqués à la presse - Les intermédiaires naturels que sont les FF:.
assistant déjà au Conseil du Gouvernement par suite de leurs fonctions électives
profanes - Une entrevue demandée au Résident Général pour lui faire connaître
directement le point de vue de la FM∴"
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Ces diverses suggestions, sur
l'extériorisation, sont adoptées par le Congrès qui, in fine, décide donc
d’envoyer à la presse le communiqué suivant :
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"Le
Congrès des Loges Marocaines du GODF, réunies dans le temple du Phare de la
Chaouia, a émis les vœux suivants :
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- 1) que soient créées des commissions
municipales consultatives élues.... des commissions régionales consultatives
élues... une commission générale consultative prés le gouvernement élue.
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- 2)
que le Gouvernement Marocain se donne tout entier à la mise en valeur du pays
par une colonisation intense.
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- 3) qu’une intervention énergique soit faite
auprès du Gouvernent de la République française pour qu’une solution rapide soit
donnée à l’affaire du Rif et pour que cesse cette effusion de sang".
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Le 11 mai 1926, M.
Steeg accorde
une audience aux FF:. Griguer, président du Congrès, Gaudin et Sandillon
premier et second vice-président, Tarriot secrétaire, Luppé vénérable de la loge
organisatrice et Frit remplaçant Cazemajou absent. Au cours de cette audience,
la délégation se plaît à dire au Résident Général, que chacun considère comme un
F:.
de la GLDF : "Les FF:. du Maroc, qui avaient déjà appris avec joie, dés
le premier jour, votre nomination à la direction des destinées de ce pays, sont
heureux de vous renouveler l’assurance de leur profond et respectueux
dévouement. Homme d’ordre et profondément attaché aux institutions
républicaines, ils saluent en vous le fervent et probe démocrate qui a laissé
dans tous les postes éminents qu’il a occupés, notamment à la tête de la colonie
voisine, le souvenir d’un homme d’État, d’un administrateur juste et
bienveillant. Monsieur le Résident Général, au moment où vous avez, semble-t-il,
à réagir contre les manœuvres sournoises et déloyales des alliés de l’ancien
régime, les FF:. se doivent de vous dire qu’ils sont avec vous et que
vous pouvez compter sur leur entier dévouement..". Ce à quoi le Résident Général
répond "en remerciant la délégation de cette démarche et en assurant les FF:.
de toute sa bienveillance".
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Rançon de cette extériorisation,
"une campagne anti-maçonnique se développe à travers le Maroc". En novembre
1926, une secousse importante ébranle les FF:. de Casablanca jusque là à
l’abri de ce genre d’affaire. En effet, le quotidien L’Écho du Maroc
commente les élections des officiers dignitaires "avec des précisions telles
qu’il y a toute certitude que l’auteur de l’article a reçu des informations d’un
F:. présent" :
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"Au 4e collège - Réunion
très importante, mercredi 3 courant, les FF:. élisaient leur vénérable.
Théoriquement un seul candidat le F:. Luppé qui demandait à être réélu.
Mais que d’intrigues autour de cette candidature et contre elle... Les élections
se déroulèrent dans le bruit. Les soixante deux votants discutaient âprement...
Un quidam qui passait par-là, sans scrupules, poussa la porte et passa la tête
tout juste pour voir une buvette dressée... La séance pris fin vers les 11
heures du soir mais non la discussion qui continua véhémente dans la rue et
ensuite au café des Arcades".
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Luppé, après lecture de cet article
in extenso, informe l’atelier que l’auteur est un dénommé Palmas employé
de banque, camelot du roi, et que le F:. indiscret reste inconnu. Il
résulte de cette alerte que les FF:. décident de se montrer encore plus
sévères au moment du recrutement.
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Par contre, l’extériorisation n’est
pas remise en cause un seul instant, bien au contraire. Il arrive même qu’un F:.
soit amené à pondérer l’enthousiasme des congressistes - qui envisagent de
"vulgariser le rapport sur l’évolution du Maroc par l’édition d’une brochure" -
en faisant valoir que "une des clauses primordiales de l’Acte d’Algésiras est
que jamais nous ne toucherons en quoi que ce soit aux questions religieuses
musulmanes". Cependant, manifestation de cette volonté d'extériorisation, le
congrès des loges au Maroc - après que le TIF\Mesguiche,
du Conseil de l’Ordre, ait été reçu par le Résident Général - organise, en 1927,
son banquet de clôture dans les salons des Services Municipaux avec environ deux
cents convives.... En 1930, c’est dans la salle du Casino de Mazagan qu’a lieu
le banquet de clôture, auquel participent les TIF:. Groussier,
Savoire et Bouty, avec pour invités les personnalités les plus marquantes de la
ville, les représentants de l’autorité, des corps élus et des groupements
démocratiques... L’habitude prise, elle se perpétuera jusqu’à la guerre, chaque
loge y allant de sa manifestation brillante.
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Cette extériorisation, signe des
temps nouveaux au Maroc, s'accompagne d'un renforcement des structures internes.
Dès janvier 1926, sur les conseils du TIF:. Bouty,
il est décidé de créer à Casablanca un Conseil Philosophique (Loge du 30e degré du rite écossais ancien et
accepté).
du nom de "Phare de la Chaouia et du Maroc" ; Chapon en devient le
président tandis que Tarriot le remplace au poste de Très Sage du Chapitre.
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- Le Chapitre, ainsi
renforcé dans ses perspectives, ne perd pas pour autant de vue les loges bleues
[des trois premiers degrés] avec l’espoir de conserver auprès d’elles une
certaine audience car les congrès réguliers à partir de 1925 vont donner une
autonomie croissante à ces loges. Le Chapitre, progressivement, devient
seulement un partenaire. C’est en ce sens qu’il appuie la demande, des loges
auprès de Paris, de reconnaître le Maroc en tant que région maçonnique puisque
ce vœu a été rejeté par les loges d’Algérie soucieuses de conserver leur
influence sur le congrès d’Afrique du Nord.
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![](Photos/Maroc128.034-1926-BvdParis_small.jpg)
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La vie profane au Maroc voit la
politique gagner du terrain. Évolution que Le Petit Casablancais analyse
attentivement sous la plume de Georges Stévenin, un polémiste ne manquant pas de
mordant. Journal financier qui représente d'une part les intérêts de la Banque
de Paris et des Pays Bas, la publicité passant par un dispensateur occulte : le
commandant Toussaint qui vit en ermite à Rabat. Journal qui représente d'autre
part, à l’occasion, les options de l’évêché sous la signature d’Henri Duquaire.
Le Petit Casablancais donc décrit, sans sympathie aucune, les progrès du
parti socialiste en concurrence avec le parti radical socialiste qui viennent
tous deux de faire leur entrée officielle au Maroc. On s’y émeut du télégramme
envoyé au Résident Général, par les délégués du 3e collège, à propos
de l’affaire
Sacco et Venzetti..., des manifestations devant le consulat
américain à l’appel de la Ligue des Droits de l’Homme et de la SFIO...., de
conférences de Jean Longuet à Rabat et Casablanca "sur la paix mondiale dans un
pays de conquête". Activités auxquelles participent, à titre individuel, les FF\
du Maroc.
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Mais les FF:. ne
s’impliquent pas seulement dans la vie politique. La notion de solidarité leur
fait un devoir de s’occuper, à travers le Maroc, d’œuvres sociales. Dès 1915, à
Casablanca, la Goutte de Lait, d’abord installée dans un local allemand
réquisitionné, puis en 1930 dans l’ancien consulat de France... En 1920, c’est
la Caisse des Écoles qui prend forme sous la présidence de Laffite pour fournir
de la nourriture aux cantines scolaires et des vêtements aux enfants
indigents... En novembre 1926, c’est au tour de "Pauline Kergomard" de voir le
jour, réalisation reconnue d’utilité publique comme préventorium en 1930.
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Le F:. Tarriot se fait le
champion de la Mission Laïque au Maroc. Dès 1922, il développe le thème :
"l’activité de la réaction cléricale, la lutte contre l’école laïque font
nécessité de créer à Casablanca une section de la Mission Laïque"... Le 9
décembre 1932, La Vigie Marocaine annonce que l’inauguration de cet
orphelinat "ouvert depuis deux mois à cent dix sept enfants... vient d’avoir
lieu .. en présence du Résident Général Lucien Saint".
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La solidarité est tellement chère
au cœur des FF:. du Maroc qu’au Congrès des Loges Marocaines, de 1928,
on traite de "l’assistance publique et privée au Maroc". Or, à cette occasion,
les FF:. CH:. de Casablanca - appliquant en cela leur souci d’être
guide moral des loges bleues - sont pratiquement seuls à prendre la parole sur
le rapport présenté par le F:. Tarriot. Le vœu finalement adopté demande
"que les ressources pour l’assistance au Maroc soient fournies par un impôt, dit
impôt d’assistance, prélevé sur le luxe et le superflu". Cette solidarité ne
doit pas être réservée aux seuls Européens et, en 1930, les loges se penchent
sur " les moyens propres à améliorer la condition des indigènes marocains
spécialement par le développement de la mutualité indigène"... Autre sujet
étudié la même année : "assistance aux enfants et vieillards tant au point de
vue européen qu’indigène".
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Cette poussée de l’extériorisation
ne fait pas disparaître les problèmes de la vie interne, loin s’en faut.
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L’analyse des comptes-rendus, du
Chapitre de Casablanca et de ceux des congrès successifs, permet d’appréhender
une relation entre rythme économique du pays et fréquentation des loges :
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1918-1920 essor économique,
fréquentation en progrès, travaux en loge étoffés.
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1921-1924 marasme économique,
fréquentation au plus bas, travaux inexistants.
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1925-1930 expansion économique,
fréquentation en progrès, travaux en nombre.
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1931-1940 problèmes économiques,
fréquentation instable, travaux irréguliers.
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La même analyse amène à un autre
constat, concernant cette fois la nature des sujets traités, révélateurs des
préoccupations des FF:. :
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La comparaison des listes de sujets
traités, en Chapitre et lors des congrès de loges, fait apparaître quelques
points communs comme "l’éducation maçonnique". Mais il est patent que les loges
sont, dés leur installation et durablement, orientées vers les problèmes
profanes alors que le Chapitre s’en dégage au fil des ans, sans les oublier
totalement puisqu’il continue à s’interroger sur : "Le rôle de la FM∴
au Maroc". A ce stade, tout se passe comme si, après avoir admis certaines
conclusions sur des sujets concrets en loges bleues, les FF:. CH:.
s’efforcent d’approfondir leur pensée, de diversifier leurs connaissances sans
pour autant perdre le contact avec leurs préoccupations initiales.