Les Francs-Maçons
au Maroc
sous la IIIe République
1867 - 1940
 

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Odo Georges
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CHAPITRE     II
 
Les Francs-Maçons et  Lyautey : 1925

 
Tensions avec le Résident Général
 
Dès 1914, alors que le protectorat est à peine mis en place, des escarmouches se produisent entre les Francs-Maçons au Maroc et Lyautey.  La première occasion est offerte par une épidémie de typhus... La petite médina de Casablanca ne peut plus loger tous les nouveaux arrivants européens et des embryons de quartiers neufs s’esquissent en dehors des remparts. Casablanca apparaît comme "un océan de cahutes, une sorte de banlieue indéfinie d’une grande ville encore absente".
 
Cette expansion s’accompagne d’une spéculation intense, tant dans l’achat des terrains que dans la construction. Mais cette fièvre de construire s’exerce dans le plus grand désordre qui ne laisse guère de place aux exigences élémentaires de la circulation et surtout de l’hygiène. "On fera les rues après", déclare un propriétaire. Les contemporains parlent de "Far West", ce qui vaut aussi pour l'ambiance.
 
Fiers de leur ville-champignon, mécontents du transfert de la Résidence à Rabat promue capitale administrative, alarmés par une épidémie sérieuse de typhus, les Casablancais vont se livrer à une petite fronde contre le pouvoir. Ils instaurent un comité de sauvegarde où le F:. Mespoulet se montre l’un des plus virulents, lors des réunions dans un café de la rue Provost, au point d’entraîner ses co-élus à se rendre  séance tenante chez le consul, éberlué d’une telle visite. Dès le lendemain,    le comité se met au travail d’une part en faisant assurer le balayage de la ville et d’autre part en rencontrant le colonel Guedon, commandant de la Place, pour lui demander un cordon sanitaire autour de Casablanca. Les membres de la commission paraissent aux yeux des Casablancais comme des sauveurs. Mespoulet s’est révélé un orateur plein de faconde, de dynamisme.
 
Aux premières nouvelles, Lyautey embarque à Rabat pour Casablanca. Mais apprenant ce qui se passe, furieux, il se fait transborder à Fédala, se refusant à débarquer dans une ville en révolution. Il envoie le colonel Targe qui, à peine arrivé, fait démolir à coups de hache les baraques du marché et renvoie en France deux des membres du comité.... Après quoi, Lyautey consent à venir à Casablanca où les magasins se ferment avec mention bordée de noir "Fermé pour cause de deuil de liberté" et où les murs se chargent d’affiches collées par les FF:. Chapon et Reitzer. Le comité obtiendra, tout de même, des crédits pour l’assainissement de la ville... Cette action aura surtout pour conséquence de renforcer la rivalité naissante entre la capitale administrative et la capitale économique. Rivalité que la FM\ n’évitera pas au sein de ses propres structures.
 
Dans sa tenue du 1er Avril 1914, la loge "Le Phare du Chaouia" décide de porter à la connaissance de toutes les loges du GODF "le coup de force militaire qui vient de se produire à Casablanca et qui a soulevé dans toutes les populations du Maroc une grosse et légitime émotion. Consciente du rôle que la maçonnerie doit exercer chaque fois qu’une atteinte est portée à la liberté individuelle et au droit de la liberté de pensée, la loge vous prie de bien vouloir vous rallier au vœu exprimé par ses membres".
 
En 1919, passé le douloureux épisode de la Grande Guerre, la loge de Casablanca reprend ses escarmouches. Il appartient au F:. Laffite, Très Sage du Chapitre appuyé par les FF:. de Casablanca, de manifester cette indépendance à l’égard du pouvoir.  Rédacteur en chef de  La Vigie Marocaine, journal fort lu au Maroc, il ne se gêne pas à l'occasion pour critiquer l'action de Lyautey. Le 16 octobre, un décret abroge la parité du franc avec le hassani, monnaie marocaine. Aussitôt la Chambre de Commerce réclame une enquête et démissionne pour appuyer sa revendication. En ville le numéraire disparaît, le hassani passe de la parité avec le franc à 160 en quelques heures, les magasins ferment. Les titres de certains journaux caractérisent bien la violence de l'attaque : pour  Les Annales Marocaines "gouvernement de l'imprévoyance"…pour l'Action Marocaine "faillite du Protectorat" pour la Vigie Marocaine de Laffite : le 17 "faillite ou trahison ?", et le 18 octobre "la honte !".
 
Le 25 octobre, le mouvement s'est développé. Une soirée est organisée par Laffite sous un chapiteau de toile. La salle est comble pour écouter François Pietri directeur des finances du Protectorat. Président des débats, Laffite demande le calme et le respect des orateurs. Et pourtant, si Me Fayau, interprète de la pensée du F:. Chapon favorable aux thèses de Pietri, arrive à s'exprimer, par contre ce dernier éprouve les plus grandes difficultés à se faire entendre. Pendant ce temps, la banque d'État a été entourée d'un cordon de troupe, d'autant plus judicieux que certains opposants à Pietri proposeront en fin de meeting d'aller y mettre le feu. Un "comité des cinq", parmi lesquels Laffite et Chapon, est désigné par les commerçants pour présenter leurs revendications. De Kénitra, Rabat, Mazagan les protestations s'élèvent suivies de cortèges dans les rues. A Rabat, ce comité sera reçu, en l'absence de Lyautey, par  Urbain Blanc et Pietri. Pour La Vigie Marocaine, "le gouvernement n'a plus de volonté, le peuple gronde contre la Bastille de l'argent". Un second meeting a lieu au cirque Narva où les commerçants mécontents de l'action du comité des cinq, jugé trop conciliant, demandent d'adjoindre quinze membres aux cinq premiers ; le F:. Paradis est dans la liste. Des affiches "tous contre hassani" sont posées dans les rues. Dans  La Vigie Marocaine,  Paul Laffite vitupère Lyautey et sa politique financière ; il garde une influence prépondérante sur l'opération casablancaise.
 
Cette révolte atteint un tel point que le 11 novembre Clemenceau, dans son télégramme aux Français du Maroc, tient à rappeler que "à la suite du retour du Résident Général au Maroc, le gouvernement de la République, qui a décidé de maintenir le Général Lyautey dans ses fonctions, a toute confiance en lui pour prendre sur place toutes les mesures que nécessite une situation monétaire due à des causes générales qui pèsent sur le monde entier". Le 7 décembre, les démissionnaires des Chambres de commerce et d’agriculture de Casablanca sont reçus par Lyautey et décident de reprendre leurs fonctions. Finalement le mouvement n’aura pas abouti.
 
1924, c’est l’affaire de Mogador dans un climat d’opposition croissante à Lyautey. L’occasion est offerte par la crispation grandissante entre le Contrôleur Civil Cortade et les FF:. de la "La Nouvelle Tamusiga" de Mogador dont les préoccupations s’affichent dans leurs travaux successifs.  Du F:. Tazi : "les moyens propres à  assurer l’émancipation de la femme musulmane", du F:. Petrignani : "Réformez les prisons caïdales" et collectivement : "le Cahier de Revendications" contre le régime lyautéen présenté au Comité d’Action Maçonnique de Paris. Sur le plan profane, le journal hebdomadaire local du F:. Sandillon L’Étincelle  appuie l’action des FF:. engagés dans des groupements  profanes.
 
Dans ce climat tendu éclate l’affaire de Telmest, un triple assassinat sur la route menant à Safi. La presse au Maroc s’offusque du mode de rapatriement des corps à dos de mulet. Le VM\ Regnault, au nom de son Atelier, fait part de son indignation dans un rapport qui aboutit sur le bureau du Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères. Pendant l’été, le F:. Regnault est muté d’office à Kenitra  alors qu’il a droit au choix. Il dénonce auprès de Paris cet "acte  de force". Les FF:. se déclarent solidaires et s’élèvent contre le nombre de mutations autoritaires dont sont l’objet les Francs-Maçons à la même période ; ils récusent le rapport ministériel favorable au Contrôleur Civil  dans l’affaire de Telmest. Les loges du Maroc prennent fait et cause pour leurs FF:. de Mogador ; le départ de Lyautey est maintenant ouvertement réclamé, tant pour cette affaire que pour tous les griefs accumulés au cours des ans. Le Conseil de l’Ordre ne reste pas insensible à cette pression qui va s'amplifier avec la guerre dans le Nord marocain.
 
1925, c'est en effet la guerre du Rif qui est dénoncée par les FF:. du Maroc comme le résultat des provocations de Lyautey à l’encontre de Abdel Krim, dans le but de soutenir l’Espagne et le roi d’Espagne. Un rapport de "La Nouvelle Volubilis" de Tanger donne le ton : "la politique du Maréchal Lyautey est désastreuse pour la France et la Maroc. Cet homme est néfaste et son remplacement s’impose dans le plus bref délai". Ces critiques trouvent un écho favorable lors du congrès des loges du Sud-Ouest de la GLDF et aux Convents de la GLDF et du GODF en Septembre.
 
Divergences sur les principes et les objectifs
 
A Rabat, l'ordre du jour du premier congrès des loges  du GODF au Maroc résume les préoccupations des ateliers convoqués à cette occasion : 
 
" Représentation    des ouvriers et fonctionnaires au sein du Conseil du Gouvernement - Enseignement au Maroc - Suppression des régions militaires - Développement de la petite colonisation - Vie chère au Maroc - Classement du Maroc dans une nouvelle région maçonnique.... ".
 
-- La création d'un 3e collège électoral. Dès cette première question, concernant la participation des ouvriers et fonctionnaires, la politique lyautéenne est battue en brèche. En effet Lyautey déclare "j’ai réussi au Maroc parce que je suis monarchiste et que je me suis trouvé en pays monarchique. Il y avait le Sultan dont je n’ai jamais cessé de respecter et de soutenir l’autorité. Je ne suis pas pour la République... [Cependant] je l’ai servie activement, loyalement parce qu’elle est le gouvernement des meilleurs". Autrement dit, la République n’est acceptable que si elle est aristocratique.
 
Il souhaite donc une colonisation "capitaliste" formée de cadres de qualité, relativement peu nombreux, ne risquant pas de se prolétariser à la façon de cette Algérie qui à ses yeux représente l’antithèse de sa doctrine. Il ne veut pas de petits blancs, à l’esprit frondeur et revendicatif, susceptibles de contaminer les Marocains. Il n’accorde d’ailleurs aucune liberté politique aux immigrants dont la fonction est "non de revendiquer mais de travailler à la mise en valeur du pays". Il souhaite les maintenir dans un rôle purement professionnel et, si besoin est, consultatif car "dès qu’on entre dans les systèmes, les idéologies, on n’en sort plus". Aussi le Conseil du Gouvernement, créé en 1919, comme une sorte de conseil privé que le Résident se donne à lui-même pour l’éclairer, repose sur  une représentation professionnelle pour donner de simples avis en matière exclusivement économique. Il ne saurait être question de représentation politique avec droit délibératif, ce qui serait inconciliable avec les principes sur lesquels repose la souveraineté politique et religieuse du Sultan.
 
Façon de voir qui ne convient pas aux FF:. républicains de tradition et "tous d’accord pour la création du troisième collège électoral... conforme aux principes démocratiques que nous n’avons jamais connus jusqu’à ces derniers temps au Maroc.... Il est hors de doute que le gouvernement a intérêt à puiser ses renseignements dans un milieu plus étendu pour être éclairé plus sûrement. Il ne s’agit pas d’innover mais de faire comme en Tunisie... A notre avis le Conseil du Gouvernement devrait être constitué par deux sections : une française, l’autre indigène”. Séparation au demeurant conforme à la conception de Lyautey, hostile aux assemblées et aux conseils réunissant Français et Marocains, où ces derniers risquent d’avoir le sentiment de n’être que des figurants noyés au milieu d’Européens dont ils seraient incapables de suivre les discussions menées en langue française.
 
"Les membres de la section française seraient élus par les commissions municipales et les conseils régionaux, à créer, formant un seul collège électoral. Seraient électeurs tous les Français de 21 ans au moins et éligible tout électeur de 25 ans révolus, sauf les fonctionnaires ou employés d’État ; les élections auraient lieu au scrutin de liste... La dissolution ne pourrait être prononcée que par le Gouvernement Français et non sur simple arrêté motivé du Résident Général... L’attribution de ce Conseil doit être l’examen du budget de l’État... accompagné du droit d’initiative en matière budgétaire". Face à la conception lyautéenne respectueuse des structures monarchiques du pays, avec neutralisation politique des Européens, c’est réclamer la mise en place d’un embryon de système parlementaire avec droit d’intervention des Européens. C’est partir en guerre contre Lyautey et faire sien les propos de M. Dubois-Carrière, président de la Chambre de Commerce de Rabat, dés janvier 1924, qu’appuient les journaux Le Petit Marocain, La Presse Marocaine et La Gazette Financière Marocaine.
 
En effet, c’est d’abord remettre en cause non seulement le gouvernement central mais aussi l’administration des villes où les conseillers municipaux étaient désignés par l’autorité et présidés par les pachas,  plus celle des régions jusque là aux mains des caïds. Dans le sud du Maroc, Lyautey pousse son raisonnement jusqu’à mener une politique des grands caïds dont il attend qu’ils s’engagent, en échange de son appui, à maintenir dans l’obéissance les tribus sous leur contrôle. Lyautey ne sous-estime pas le danger représenté par la puissance accrue de ces barons féodaux, et des abus qui en découlent, mais il pense que "leur imposer sans ménagement un contrôle plus ou moins étroit serait provoquer des désordres graves... nous ne pourrions alors garder et organiser les immenses territoires, acquis à notre influence par le prestige de leur nom, que par la mise en œuvre de moyens militaires considérables et d’ailleurs impossibles à réaliser".
 
A cette politique les FF:. répondent : "nous ne  saurions trop nous élever contre le régime semi-féodal que nous avons trouvé au Maroc et dont nous nous sommes faits les protecteurs et les soutiens. Tous ces grands seigneurs marocains qui font braire d’admiration des romanciers en mal de couleur locale [les Tharaud en l'occurrence], se rendent compte de l’influence néfaste d’une instruction démocratique largement répandue. Et, pour garder les semi-royautés que nous leur avons créées, ils développent tant qu’ils peuvent l’islamisme dont ils recherchent le soutien. Ils jouent ainsi un double rôle : gardiens vigilants pour nous de la paix et de la sécurité, défenseurs aux yeux des indigènes de leurs droits religieux. Qu’étaient donc ces grands seigneurs avant notre Protectorat ? Peu de choses. Grâce à Allah, nous avons changé tout cela !... Il n’est pas dans le cadre de ce sujet de s’étendre sur les abus de toutes sortes, sur les fabors insensés perçus par ces chefs avec notre complicité silencieuse. Ah ! nous avons bien réussi à nous aliéner les masses ; nous leur avons préféré les caïds, les grands seigneurs de l’Atlas !". Le ton est donné, il restera pratiquement identique sur tous les sujets liés à l’aménagement du Protectorat.
 
C’est surtout remettre en cause jusqu’à la notion de ce Protectorat dont Lyautey rappelle avec force "qu’il résulte de son statut que nous ne sommes ni des départements français, ni une colonie française". En fait, dès 1912, Lyautey évoque le jour où l’Afrique du Nord sera indépendante, la séparation devant se faire sans douleur. Le 14 avril 1925, en pleine affaire du Rif, devant le Conseil de la politique indigène, Lyautey reprend son idée : "Il est à prévoir, et je le crois comme vérité historique, que dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord, évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la Métropole. Il faut qu’à ce moment là, et ce doit être le suprême but de notre politique, cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent à se tourner avec affection vers la France. C’est la pensée avec laquelle je vis, qui me porte, qui est ma directive essentielle ; je veux nous faire aimer de ce peuple". D’où ses efforts pour freiner au maximum la tendance française à l’assimilation, à l’administration directe ou superposée ; comme le montre avec clarté sa fameuse circulaire, du 18 novembre 1920, dans laquelle il expose la nécessité et les modalités d’une politique de contrôle et d’association dans le respect des institutions établies.
 
-- La Colonisation. Le 5 décembre 1923,  Lyautey rappelle, devant l’Académie Française sa conception du peuplement, qui ressort de la même logique : "Nous avons trouvé dans la population paisible et spécialement agricole le premier et le plus efficace concours. Nous n’avons pu songer un seul instant à l’exproprier totalement de la terre qui lui appartient. ... A mesure que nous transformons les terres collectives en terres individuelles, comme nous accroissons la valeur du domaine de chaque membre de la tribu nous demandons en retour une cession à l’État d’une partie de la terre collective. Et c’est justement sur cette terre collective que nous créons des lots domaniaux pour en faire bénéficier  la colonisation française". La rigueur des charges imposées aux acquéreurs de lots de colonisation est la garantie jugée indispensable par Lyautey pour obtenir une immigration limitée et favorable aux détenteurs de capitaux, aux grosses sociétés, aux banques Pour qui veut bien comprendre ce système limitant les appétits des colons, la position de Lyautey est nette. Le Résident Général est décidé à ne pas pratiquer une politique de peuplement intensif. Il ne veut pas spolier les populations locales car il estime que "le Maroc n’est pas un pays vide, ses habitants sont encore relativement peu nombreux mais très prolifiques .. aussi le pays accroîtra sa main-d’œuvre agricole ; il porte en lui une réserve de peuplement dont il faut tenir compte". Raisonnement qui  conforte Lyautey dans son refus de faciliter la venue de petits blancs "inutiles, revendicateurs et politisés".
 
La réaction est vive et la presse ne se prive pas d’attaquer.  Le Petit Marocain, du radical-socialiste Mas, condamne cette politique qui "n’est ni d’assimilation, ni de substitution mais d’éducation" et son rédacteur Goulven, très sensible à la pression des Européens d'Algérie désireux de s’installer aux Maroc, réclame "à l’exemple de l’Algérie, une modification du régime de l’aliénation des terres domaniales" ... Dans La Gazette Financière Marocaine, Birot-Letourneaux argumente : "de l’aveu même du gouvernement, la culture européenne concerne 1.000 colons et atteint à peine 1,5 % des terres cultivables ; chiffre ridiculement minime eu égard aux 100.000 agriculteurs que l’occasion s’est présentée d’attirer".... La Presse Marocaine déclare que : "rien ne sera fait de durable, de sérieux, de favorable à notre influence, tant que la question agraire du Maroc ne sera pas résolue dans le sens d’un peuplement familial français".
 
Les FF:. - quant à eux - estiment que "leur expérience ou leur ancienneté coloniale leur font obligation sur la question coloniale de livrer sans ambiguïté toute leur pensée". Pour eux, "il importe d’aller jusqu’aux théories découlant de la notion de liberté et des droits de l’homme, telles que l’autonomie, l’émancipation et l’indépendance des peuples ayant atteint leur majorité économique, politique, morale et qu’au principe de l’individualisme colonisateur doit se substituer celui de la colonisation au nom de la collectivité universelle". Il importe donc que la Nation Française affirme "son droit de coloniser... soit sous forme de colonie d’exploitation, soit sous forme de colonie de peuplement, car la FM:. est convaincue de l’utilité sociale des colonies qui sont pourvues de richesses naturelles et de matières premières, dont les collectivités humaines ne sauraient être indéfiniment privées. L’exploitation de ces richesses ne doit pas impliquer l’exploitation des individus ou des groupements ethniques qui en sont les détenteurs originaires, sous réserve que la terre n’appartient qu’à ceux qui peuvent la féconder directement ou en organiser industriellement   la production. Il y a donc lieu de récupérer des terres que les tribus indigènes sont dans l’incapacité notoire et permanente de vivifier et de les attribuer d’une part à la colonisation d’exploitation là où elle est possible et à       la colonisation de peuplement là où elle s’impose".
 
Ayant ainsi pris parti, à l’encontre de Lyautey, pour la colonisation, les FF:. préconisent "que le gouvernement marocain se donne tout entier à la mise en valeur par une colonisation intensive. Que l’ère des concessions amiables aux personnes et aux puissantes sociétés soit définitivement close et que les plus grands efforts se portent spécialement sur la colonisation de peuplement négligée jusqu’à ce jour. Pour ce faire, il faut que soient créés dans la zone suburbaine des lots de 25 à 60 hectares, suivant la richesse des terres afin de permettre aux petits artisans, employés, ouvriers, fonctionnaires, commerçants et professions libérales de les acquérir et de fixer ainsi ces éléments dans le pays en les y attachant par l’amour de la terre". Le vœu est émis que "tout le domaine privé de l’État soit mis le plus  rapidement possible à la disposition de la colonisation avec des clauses de valorisation très sévères... que soient sauvegardées les surfaces nécessaires aux besoins des indigènes propriétaires, si rudimentaires que soient leurs procédés agricoles". C'est, en quelque sorte, appuyer la "portion congrue" envisagée dans le monde profane par les opposants à Lyautey.
 
-- L’Islam, autre sujet de fond où l’opposition est aussi nette. Lyautey en effet avoue en être arrivé "à regarder les religions les plus diverses comme autant de formes d’un même besoin et d’un même sentiment, adaptées localement et historiquement à ceux qui les pratiquent". Or, dit-il par ailleurs, "le Maroc est un pays religieux où par-dessus le marché le Sultan chef politique est en même temps le chef religieux.... Le Sultan est l’imam couronné, celui que tous les Musulmans du Maghreb, et même au-delà, regardent comme seul vicaire légitime de l’Islam sur terre". Aussi Lyautey ne s’est pas contenté de respecter jalousement le principat religieux du Sultan ; il a apporté son aide à l’organisation du pèlerinage à la Mecque ; il a cherché l’appui de l’Islam officiel et également des confréries religieuses, des  "zaouias" de saints locaux. Peut-être cette politique correspondait-elle à l’espoir chez Lyautey de voir le Sultan de Rabat reprendre à son compte le califat exercé jusqu’en 1923 par le Sultan de Constantinople ?
 
Cette compréhension à l’égard de l’Islam entraîne une vive réaction de la part des FF:. au Maroc, du GODF surtout, déjà très inquiets de l’essor des écoles catholiques. Ils regrettent que les Français se soient  faits "fourriers de l’Islam... Nous protégeons sous des buts dit-on politiques les chorfas que leur descendance directe du prophète met au-dessus des lois. Nous laissons toute liberté aux agissements de sectes religieuses ; nous soutenons de prétendus marabouts ; n’allons-nous pas jusqu’à faire bénéficier de subventions de l’État des œuvres uniquement religieuses comme la Karaouine... n’aidons-nous pas la construction de mosquées, même à Paris... Il serait plus digne de notre part de chercher l’amitié des masses indigènes incomplètement islamisées, que nous sacrifions aux appétits d’un fanatisme intransigeant. Au Maroc même, des partisans des Wahhabites de jour en jour plus nombreux, ont été reconnus à Fez ; le sentiment religieux s’est exacerbé à notre contact, embrasant même des groupes fort peu islamisés.  On peut dire qu’au bout de vingt ans de présence nous sommes à peu prés parvenus à islamiser un peuple qui ne l’était plus".
 
Pour les FF:., il s’agit de libérer le Marocain de l’emprise religieuse : "Il serait bon que le colon dans sa sphère se transforme en éducateur auprès des indigènes, ses voisins"…. "L’action de l’État doit s’exercer par la lutte contre l’oppression religieuse de l’Islam, par le développement de l’instruction... Nous aurions aimé plus d’écoles élémentaires pour toucher les masses... Nous voudrions des écoles et des classes communes aux deux races ; en travaillant, en s’amusant en commun les enfants apprendront à se connaître et à s’aimer... Il convient d’avoir un personnel enseignant parfaitement renseigné sur le milieu où doit s’exercer son enseignement et sur la mentalité de ses élèves... Convenons donc du danger qu’il y a à favoriser les écoles où l’instruction est donnée suivant la forme islamique, ces écoles coraniques qui se développent avec rapidité sous notre protection. C’est en effet dans ces écoles que se perpétue le cléricalisme musulman dans la mesure où l’immixtion des principes religieux est à la base de tout l’État islamique ; dès lors le cléricalisme contre lequel nous luttons en France n’est que piquette à côté du cléricalisme musulman".                   
 
Concordances sur quelques points
 
Il arrive cependant que Lyautey et le GODF se retrouvent sur une tonalité voisine pour juger les réalisations ; même si, au départ, les motivations ne sont pas tout à fait semblables. Il en est ainsi pour :
 
-- La question sociale. Lyautey aspire à l’ordre social car, en bon élève de de Mun, il s’est "dès l’origine senti attiré par l’élite sociale et l’ouvrier, et aussi éloigné que possible des petits bourgeois envieux et médiocres chez qui se recrutent la plupart de ceux qui nous gouvernent aujourd’hui". Quand on lui demande à quel parti politique on peut le rattacher il répond sèchement "je suis social".
 
Les FF:. admettent que "l’assistance publique au Maroc est assez bien organisée depuis quelques années déjà... L’assistance médicale indigène précède la venue des colons et la formation des centres de colonisation.... Au début il y a, dans la région soumise, une organisation militaire et lorsque le militaire peut être remplacé par l’autorité civile l’organisation sanitaire est cédée au Protectorat et complétée, si nécessaire, par un pavillon à portée de l’infirmerie indigène pour que les mêmes services généraux servent aux deux. Le gouvernement n’a pas cru le moment venu d’aller plus loin en présence de l’afflux des initiatives privées européennes  qui dans ce pays ont donné un exemple admirable ; [sans oublier] les initiatives musulmanes et israélites... Il faut trouver des ressources !".
 
-- Les Phosphates. Cette concession à l’œuvre de  Lyautey se prolonge sur  la question des phosphates. Dans le monde profane l’opposition au maréchal a été violente en raison de son refus de concéder l’exploitation des phosphates à des sociétés privées. La Gazette Financière Marocaine témoigne de la hargne de ceux qui ne pardonnent pas à Lyautey d’avoir confié, par dahir du 7 avril 1920, l’exploitation à un Office dont l’État est le seul actionnaire. Sur ce point précis, apparemment Lyautey reçoit l’approbation  des loges marocaines pour qui "l’État doit exploiter directement par l'intermédiaire d'organismes spéciaux, tel l’Office des Phosphates, les richesses du pays et non des sociétés financières...". A vrai dire les FF:. sont trop heureux de marquer indirectement leur désapprobation à la main mise sur le Maroc par  la Banque du Maroc et  des Pays Bas de M. Finaly. L’un d’eux, le F:. Dunet de la GLDF, ira jusqu’à parler dans son livre La sanglante aventure marocaine, de tractations sur le Maroc entre Herriot et Lyautey par le biais de Finaly.  
 
Le départ de Lyautey réclamé par les Francs-Maçons auprès de Paris
 
L’opposition de la FMà Lyautey n’est donc pas systématique bien qu’à  peu près totale. Qu’en est-il de Lyautey à l’égard de la FM ?
 
Peut-être a-t-il gardé un ressentiment à l’encontre du GODF à propos de l’affaire des fiches où il avait éprouvé quelques inquiétudes. Par contre, il est certain qu’il n’aimait ni le général Sarrail, réputé Franc-Maçon, ni Joffre. Au Maroc même, on peut citer la mutation du FImmarigeon, directeur de l’important Collège Musulman de Fez, sur ordre de Lyautey qui l’expédie à Oujda pour avoir sur l’enseignement au Maroc des idées nobles certes, mais non conformes aux siennes. On peut retenir la déclaration du  F:. Griguer, VM:. à Rabat en 1924 : "Quelques-uns uns des nôtres, cependant excellents maçons, hésitaient à venir prendre part à nos travaux par craintes de représailles administratives que plusieurs d’entre nous eurent d’ailleurs à subir et qui se manifestèrent par des déplacements brusques et injustifiés".
 
En fait, témoigne l’un des collaborateur de Lyautey, le F:. Hutin : "le maréchal Lyautey est monarchiste mais pas sectaire. Son attitude s’explique du fait qu’il ne reconnaît pas d’existence légale aux partis politiques au Maroc ; il ne les recevra jamais en que tel. Quant à la FM il l’ignore et ses membres ne se manifestent pas en cette qualité. Si des mesures de déplacement  sont prises c’est parce que, comme pour Immarigeon, on s’est  manifesté contre des décisions de la Résidence jugées arbitraires en qualité  de membre de la Ligue des Droits de l’Homme ou de partis politiques. Donc, aucun ostracisme particulier à l’égard des FF:. qu’il met dans le même sac que les membres des partis politiques de gauche. D’ailleurs il n’admet pas davantage l’ingérence de l’église et met à la porte quelques franciscains ou jésuites qui ont essayé de convertir des musulmans au catholicisme". Cette méfiance explique qu’il soit très mal porté d’être Franc-Maçon.
 
L'autoritarisme du "proconsul" Lyautey fait que son départ est marqué, si l’on excepte les Marocains, d’une satisfaction quasi générale : tous les partis politiques tenus la bride courte, la colonisation avide de s’étendre, le haut commandement impatient de jouer le premier rôle dans le Rif. Les FF:. également, eux qui de toute part ont aspiré à son départ et l’ont réclamé au Conseil de l’Ordre.... De Tanger où ils écrivent "le départ du maréchal Lyautey devrait avoir lieu dans les plus brefs délais ; en effet le Résident Général serait favorable au roi d’Espagne, il faut agir de suite sur M. Herriot et demander le rappel du maréchal" ; à qui le Conseil de l’Ordre répond : "Nous tiendrons compte dans la plus large mesure de ces renseignements"... de Mazagan où ils  demandent  "de remplacer le Résident Général militaire par un gouvernement civil ne possédant aucun intérêt au Maroc"; à qui le Conseil de l’Ordre écrit : "la question est grosse mais nous devons envisager sa solution". Mogador, Rabat, Marrakech, Fez, Casablanca s’associent à cette pression. Attitude identique de la GLDF ;  parfois plus violemment sous la plume de Carette-Bouvet, inspirateur du virulent journal Le Cri Marocain, et de Dunet auteur du très critique La sanglante aventure marocaine.
 
Toutes ces loges et tous ces FF:. "désirent en effet une collaboration de plus en plus intime des conseils élus avec le gouvernement du Protectorat. Il n’est pas mauvais que du Maroc où pendant plusieurs années a régné une véritable dictature, parte l’idée d’une collaboration de la masse avec la chose publique". Le Conseil de l’Ordre finira par reconnaître que "il y a lieu de s’occuper de notre diplomatie à l’étranger pour que la République reflète dans le monde l’image vraie de notre pays... de remplacer le maréchal Lyautey par un administrateur civil républicain".
 
Dès lors, les Francs-Maçons au Maroc ne peuvent qu’applaudir la décision du Président  du Conseil Painlevé, "ce Franc-Maçon sans tablier", de mettre fin au commandement de Lyautey au Maroc.
 
@  Video sur "Empire colonial - Lyautey au Maroc".
S   "Lyautey Hubert Gonzalve"
S   "Lyautey" - Marc Nadaux
S   "Origines de Port-Lyautey" - Kénitrahttp://www.dailymotion.com/related/2173374/video/x1aja6_lexposition-coloniale_politics
S   "Millerand, le cartel des gauches"
S    CHRONOLOGIE DU PROTECTORAT.
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