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- CHAPITRE VI
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Une politisation intensifiée : 1933
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- Les
départs de fellahs de la campagne vers les villes se multiplient, alors que
les offres d’emploi se restreignent. Les migrations, d’abord temporaires,
deviennent des abandons définitifs ; les bidonvilles se développent autour
des villes.
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- La
situation économique préoccupe les FF:. au point que le S\ Chapitre
de Casablanca s'interroge sur le contexte marocain et la mondialisation.
C’est prolonger les discussions des loges qui "reflètent toute la richesse
de l’arc-en-ciel républicain. Les radicaux-socialistes s’y rencontrent avec
les socialistes de toutes nuances et même des communistes...". Par contre
c’est oublier, momentanément, les efforts du TIF\ Savoire qui voudrait que
les Chapitres surmontent leurs préoccupations politiques au profit de sujets
philosophiques.
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- Avant
1925, dans la mesure où Lyautey avait freiné l’émancipation des partis
politiques au Maroc et avait fait l’unanimité contre lui, la FM\ marocaine
avait donné l’image d’un bloc républicain soudé... En 1922, "Le Phare de
la Chaouia" adresse un vœu à la fois aux socialistes et aux radicaux en
faveur "d'une loi d’amnistie pour les malheureux soldats ou marins qui
expient dans les geôles républicaines un moment de faiblesse ou le crime de
ne pas avoir des idées conformes à celles d’un gouvernement de réaction...
Pour que les procès Caillaux et Malvy soient immédiatement révisés."... Les
mutins de la mer Noire d’une part, les procès Caillaux, Malvy d’autre part,
le partage est équitable !... En 1924, les élections du 11 mai ramènent une
majorité de gauche à la Chambre. De toutes les loges au Maroc partent des
motions enthousiastes dont celle de la loge de Fès : "Dans un hoquet la
France a rejeté au ruisseau la Chambre du Bloc national, fêtons dans la joie
cette délivrance". C’est l’époque où le parti radical profite de la venue de
nombreux immigrants du Sud-Ouest, souvent radicaux par principe ou en
obligés du puissant Sarraut. Aussi les premiers Ateliers sont-ils de
tendance radicale : le F:. Chapon, autorité maçonnique et président
de la puissante CCI de Casablanca, est lui-même président actif du Comité
républicain avant d’en devenir Président d’honneur.
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- Vers
1925, le succès du Cartel des Gauches et l’arrivée de fonctionnaires plutôt
socialisants donnent une nouvelle vigueur à la SFIO qui en août fonde une
section à Casablanca en réponse à l’Action Française. En Septembre c’est au
tour de Marrakech.... Le F:. Mespoulet a les honneurs du Petit
Casablancais qui relate : "Congrès Socialiste Fédéral au Maroc de vingt
cinq délégués.... Le Petit Marocain étale en grosses lettres
l’événement... Mespoulet a déposé une motion qui tend à réprouver tout
cartel avec le parti radical et à former avec le parti communiste le front
unique du prolétariat". Ce qui n’empêche nullement la SFIO au Maroc
d’accueillir dans ses rangs non seulement des communistes - souvent issus
des PTT, des cheminots, du milieu enseignant - mais aussi des anarchistes
interdits au Maroc tout comme les communistes.
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- Cet
essor de la Gauche au Maroc entraîne un coup de semonce de la part des
autorités qui profitent, en Février 1926 d’un "complot antimilitariste" pour
inculper le F:. socialiste, de la GLDF, Carette-Bouvet, directeur du Cri Marocain et ses amis Escouroux, Arrighi, Dalaguella,
Champion. Les socialistes ont le sentiment d’être victimes d’une provocation
à propos de la désertion de légionnaires à Marrakech. Finalement il y a
non-lieu.
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- En 1927,
la mise en place de la SFIO est chose faite, aux côtés du parti radical.
Elle va profiter des élections du 3e collège, en Mai, pour faire
la démonstration de son émergence à travers le Maroc.
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- A
Casablanca, l’impact des partis de gauche est sensible. En premier lieu les
Roches Noires - quartier des cheminots, des pêcheurs portugais ou
espagnols, des maçons italiens - votent pour les socialistes.... En second
lieu, le Maarif où le bloc "Algérien" - divisé entre Espagnols de l’Oranais,
Français d’Alger et Italiens du Constantinois - retrouve son unité face à
ceux de l’extérieur. N’ayant globalement aucune culture politique les
"Algériens" sont attachés à leurs notables et au sport, d’où l’importance
des FF:. Permingeat et Pelissard de la GL ; ce dernier, rédacteur au
Petit Marocain du radical Mas, entraînera souvent les maarifiens vers
les radicaux. Dans cette sensibilisation de l’électorat du quartier il
reçoit l’aide des FF:. Arritvex, du parti radical et de la GL,
Galliana, secrétaire du syndicat des PTT, Abella de la conservation foncière
et homme de Vallabrègue... En troisième lieu, le Centre-ville où vivent les
fonctionnaires qui sont partagés entre les radicaux et les socialistes
arc-boutés sur les Amicales de fonctionnaires, autrement dit les syndicats.
La colonie corse est très nombreuse ; or les Corses comme les Algériens ont
l’esprit de clan. Ce qui explique que - souvent à contre courant de leurs
sentiments traditionalistes sinon conservateurs - ils appuient le socialiste
du GO, Mattei François, déjà fort du soutien des syndicats.
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- Couvrant
tout Casablanca il y a le mouvement des Anciens Combattants et des Mutilés
de Guerre. Son influence est grande et donne un relief important aux FF:.
Roby et Maire du GO, aux FF:. Carlotti et Parent de la GL qui sont à
la tête du mouvement. Ayant une aussi large implantation, le mouvement de la
Famille Française est influencé par le F:. radical Blanc. Enfin la
communauté israélite fait confiance sur le plan politique au F:.
radical Taourel.
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- Les FF:. sont donc
présents à des postes charnières dans le débat politique. Par contrecoup
de vives tensions apparaissent parfois en loge. En effet les radicaux,
attachés aux principes de 1789, défendent avec passion la République,
avec mesure la propriété privée et condamnent sans réserves la lutte des
classes. Par contre les socialistes, sans rejeter l’héritage de Jaurès,
ont une analyse de plus en plus marxisante.
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- Si le
Chapitre de Casablanca, surtout après le départ du socialiste Mespoulet,
reste vers 1927 essentiellement radical, sensible aux arguments du F:.
Chapon, par contre au niveau des loges la progression des idées socialistes
oblige les FF:. radicaux à faire des concessions, dans la mesure où
ils ne s’éloignent pas trop de leurs principes fondamentaux.... L’année 1928
offre un exemple instructif à cet égard : un prospecteur de la société belge
d’Ougrée-Marihée découvre à Djerada du charbon. Aussitôt la SFIO dénonce la
spéculation anarchique qui règne en la matière et réclame la
nationalisation. Les loges, associant radicaux et socialistes, estiment de
leur côté que "l’exploitation de toutes les richesses naturelles... celle
qui nécessite des capitaux importants, doit être réservée à des organisme
d’état et non à des sociétés financières, de façon que les bénéfices de
cette exploitation profitent à la collectivité. Il convient sur ce point de
suivre les principes admis pour l’exploitation des phosphates". Bel hommage
à Lyautey, à posteriori !
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- En
matière coloniale, la plénitude territoriale s’accompagne d’incertitudes
doctrinales. En 1912, à l’ouverture du Protectorat, le F:. député
Deslinières dans son livre Maroc socialiste laisse entendre que
"pendant longtemps il n’y aura pas à les [Marocains] associer à la direction
de l’œuvre ... il nous suffira de respecter leur religion et leurs coutumes,
de les laisser s’administrer selon les usages antérieurs en intervenant très
peu dans leurs affaires"... En 1926, le Congrès Inter Fédéral Socialiste de
l’Afrique du Nord, tenu en France, adopte la résolution selon laquelle "la
colonisation est légitime en soi" à condition de rechercher l’égalité
sociale.
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- Au nom
des radicaux, Albert Sarraut a lancé dès 1923 un programme d’autarcie, de la
France et de son Empire, dont l’influence se sent dans les conclusions du
Convent GODF de la même année : "les colonies sont des créations d’humanité,
des conquêtes morales dont l’économie serait complémentaire de celle de la
métropole. Les droits politiques seront développés avec une certaine
autonomie administrative. La sagesse des colonisés les écartera d’une
indépendance qui ne serait qu’impuissance. La colonisation c’est le droit du
plus fort à aider le plus faible : c’est la politique d’association".
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- Au
milieu de ces incertitudes où assimilation et association interfèrent
grandement, la FM\ du Maroc cherche sa voie avec difficulté. Une circulaire
envoyée par la loge d’Hanoï "Fraternité Tonkinoise" résume ces hésitations,
dont les FF:. du Maroc analysent d’autant mieux les contradictions
qu’ils les ressentent : "Sa théorie de l’émancipation a peu de conviction ;
elle évolue de l’assimilation à l’association... En résumé toutes les
questions ont été examinées, mais aucune de façon approfondie. C’est une
question de longue haleine".
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- Après
1930, les éléments de référence se trouvent amplement transformés. L’Italie
puis l’Allemagne versent dans le fascisme ; en France même se manifestent
les ligues qui, si elles ne sont pas toutes fascistes, empruntent tout de
même au fascisme un ton, des formules, un goût pour les parades et les
uniformes, une tendance à la violence et la mise en cause du
parlementarisme. A l’opposé les mouvements nationalistes pour l’indépendance
se renforcent à travers l’Empire.
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- Les FF:.
s’inquiètent : "sur la carte du monde deux fascismes apparaissent. Le
fascisme conservateur comme en Allemagne et en Italie... Le fascisme
prolétarien en Russie...". Pour ce qui est de la France, les FF:.,
radicaux et socialistes d’accord, émettent le vœu que "la République se
démocratise en supprimant les sociétés anonymes, en adoptant le programme de
la CGT immédiatement, en respectant la liberté individuelle".
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- Les FF:.
et les partis de gauche sont également très attentifs en ce qui concerne la
montée du nationalisme, même s’ils n’arrivent pas à se prononcer nettement.
Il est un point au moins sur lequel ils tombent d’accord, c’est le reproche
qu’ils adressent à leurs dirigeants respectifs en France en raison des
sympathies à l’égard des Nationalistes Marocains. Sympathies qu’ils jugent
sentimentales et incompatibles avec les nécessités pratiques locales. Les
FF\ au Maroc estiment que "le plus grand nombre de FF:.
métropolitains se bornent à englober les entreprises coloniales dans
l’anathème dont ils frappent le militarisme et le brigandage capitaliste.
Chez eux cette grande question se heurte à l’incompréhension et à
l’indifférence....".
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- De plus,
pour compliquer encore davantage la situation des FF\ de gauche au Maroc,
ils héritent des contradictions internes de la SFIO en France. En effet les
nostalgiques de l’action viennent de créer avec Déat et Renaudel "le Parti
Socialiste Français" que les militants SFIO au Maroc s’évertuent à museler.
En outre cette SFIO locale se trouve en bute aux attaques de la revue
Maghreb de R.J. Longuet, socialiste à la tête d’une petite équipe de
rédaction regroupant des militants d’extrême gauche de tendances diverses.
Quand Le Maroc Socialiste - hebdomadaire de la SFIO, mais aussi
tribune libre du syndicalisme et du pacifisme - déclare : "quelques
socialistes ne veulent pas que les travailleurs Marocains soient sacrifiés
aux appétits de quelques bourgeois", la revue Maghreb rétorque que
les militants Français du Maroc pâtissent de la déformation coloniale.
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- Pendant
un temps les Nationalistes Marocains ménagent leurs amis de gauche, toutes
tendances confondues. S’ils se gardent d’adhérer au parti socialiste ils
entretiennent des contacts amicaux., comme le rappelle El Ouazzani, en
1933, dans son journal L’Action du Peuple. Ils reçoivent amicalement
R.J. Longuet la même année comme ils le feront avec Renaudel en 1934. Les
dirigeants nationalistes en viendront à reprocher aux socialistes du Maroc
de s’intéresser surtout aux intérêts français.
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- Dans ce
contexte politique, en plein mouvement et riche de contradictions mal
appréhendées, les FF:. reflètent les différents courants aux options
nuancées ou opposées. Les loges bleues plus directement, le Chapitre de
façon plus feutrée. Mais aucun Atelier n’y échappe.