Les francs-maçons

L’engagement

 aux heures sombres de Vichy

 

Par Michèle Cointet *

L’Etat français n’a guère qu’un mois d’existence lorsqu’il interdit la franc-maçonnerie. La loi du 13 août 1940 dissout les « sociétés secrètes » et, quelques jours plus tard, sont déclarées nulles les associations dites de la Grande Loge de France, et du Grand Orient en métropole et dans l’empire. Quels sont les auteurs de cette loi répressive ? A quelles motivations obéissent-ils ?

L’ensemble du gouvernement du maréchal Pétain est associé à la décision puisque le projet de loi a été présenté au Conseil des ministres, à Vichy. Une discussion s’est même engagée à propos du terme de « sociétés secrètes ». Le ministre du Travail, René Belin, souligna l’intérêt d’une formule large qui permettrait de toucher en même temps les groupes de pression du patronat, comme le Comité des forges.

Le ministre de la Justice, Raphaël Alibert a éprouvé de la satisfaction à rédiger cette loi. Disciple de Maurras, porté à attribuer ses échecs électoraux sous la IIIe République à des manoeuvres déloyales, Alibert déploie une grande activité répressive et antirépublicaine. Il pourchasse comme traîtres tous les amis de la Grande-Bretagne, qu’ils soient révélés, comme le général de Gaulle - qu’il fait condamner à mort par un conseil de guerre - ou potentiels comme les francs-maçons.

Pétain est subjugué par la fougue de son garde des Sceaux. Alibert a su réveiller le souvenir amer de « l’affaire des fiches » (lire page 64) que le Maréchal en son temps avait réprouvée. En juillet 1940, celui-ci reçoit Camille Chautemps qui l’a beaucoup aidé, comme vice-président du Conseil, à imposer la solution de l’armistice, le 16 juin 1940. Pétain conseille à ce radical, haut dignitaire de la franc-maçonnerie (Prince du Royal Secret) de démissionner de la société de pensée. Chautemps décline la proposition et lui demande quels reproches lui inspire la franc-maçonnerie. Pétain lui répond vaguement : « Je sais seulement que c’est une société dont tout le monde me dit qu’elle fait beaucoup de mal à mon pays. » Par la suite, Pétain ne se contente plus de partager les sentiments de son entourage, il développe une hostilité marquée. Le 30 août 1942, à Gergovie, il la dénonce aux membres de la Légion française des combattants : « Une secte, bafouant les sentiments les plus nobles, poursuit, sous couvert de patriotisme, son oeuvre de trahison et de révolte. » En janvier 1943, il encourage le zèle du Service des sociétés secrètes (lire encadré page 72) : « Vous ne devez pas hésiter. La franc-maçonnerie est la principale responsable de nos malheurs ; c’est elle qui a menti aux Français et qui leur a donné l’habitude du mensonge. Or, c’est le mensonge et l’habitude du mensonge qui nous ont amenés où nous sommes. »

Pétain a trouvé une formule dont il est assez content pour la répéter à plusieurs interlocuteurs : « Un juif n’est jamais responsable de ses origines ; un franc-maçon l’est toujours de ses choix. » Pierre Laval témoignera de l’animosité du chef de l’Etat : « Le maréchal Pétain, écrit-il, attribuait à la franc-maçonnerie la responsabilité de nos malheurs et il considérait ses membres comme des malfaiteurs publics. »

Ont joué contre les loges le souvenir de l’affaire Stavisky, l’antiparlementarisme et certainement la pensée catholique, mais les événements politiques immédiats ont aussi leur part. Les responsables et les officiers sont très affectés par la dissidence dans l’empire. Les chefs de l’armée, le général Weygand, l’amiral Darlan, ont accepté les très dures conditions imposées par Hitler pour que la France conserve sa flotte et l’empire. Cependant, l’appel de Charles de Gaulle agite les colonies. Le gouverneur du Tchad, Félix Eboué, prend contact avec lui et se rallie à la France libre. Félix Eboué est franc-maçon, et nombre de fonctionnaires des colonies aussi.

La loi du 13 août 1940 est un bon instrument pour épurer une administration coloniale tentée par les appels de Londres. La lettre de présentation au maréchal Pétain de la loi du 13 août 1940, qui dissout les sociétés secrètes, fait état des risques de sabotage de l’oeuvre de redressement national qui seraient dus à l’appartenance de fonctionnaires à la franc-maçonnerie : « Leur activité tend trop souvent à fausser les rouages de l’Etat et à paralyser l’action du gouvernement. »

La publication de la loi au Journal officiel du 14 août s’accompagne de deux formulaires à remplir par tous les fonctionnaires, agents des communes, des établissements publics de métropole, des colonies et protectorats. Par l’un, le signataire déclare n’avoir jamais appartenu à la franc-maçonnerie et prend l’engagement de ne jamais y appartenir. L’autre formulaire tient compte de l’intérêt de l’Etat français de ne pas se priver des services d’hommes désabusés de leurs erreurs. Le fonctionnaire y avoue avoir été membre d’une société secrète et précise à quelle date il a rompu toute attache avec la franc-maçonnerie. Il s’engage à ne plus jamais y adhérer. Toute fausse déclaration entraîne la démission d’office de son auteur. La vérification des déclarations a pour conséquence la création d’organismes spécialisés, police et préfets n’offrant pas toutes les garanties d’efficacité. Peu zélés à réprimer, ils se disent dépourvus de moyens de contrôle des déclarations.

Un idéologue de l’antimaçonnisme apporte, en août 1940, à Raphaël Alibert, la loi portugaise contre les sociétés secrètes ; le vicomte Léon de Poncins lui a offert sa documentation en l’avertissant que, sans fichiers, les mesures d’interdiction seraient inefficaces. Des fichiers et des organismes de surveillance se mettent en place dans une grande discrétion qui masque une lutte pour leur contrôle entre les vichystes et les Allemands (encadré ci-dessus) .

A la fin octobre 1940, les scellés sont apposés sur les locaux des obédiences ; documents et archives sont saisis. Le chef de l’Etat charge le nouvel administrateur général de la Bibliothèque nationale, Bernard Fa, d’inventorier cette masse d’archives. Son secrétaire, Gueydan de Roussel, organise l’inventaire et l’exploitation des énormes archives tirées des loges et confiées à la BN.

Les Allemands s’intéressent aussi à ces trésors. En décembre 1940, ils pillent des caisses venant des obédiences de Caen et de Bordeaux. L’état-major spécial (Einsatzstab) de Rosenberg envoie en Allemagne 470 caisses de documents provenant des territoires occupés de l’Ouest.

Le lieutenant Moritz est chargé du service antimaçonnique allemand. Il se tient au courant des activités des bureaux français car Bernard FaØ n’est plus seul. Se sont créés : un service de renseignements, rue Greffulhe, dirigé par Jean Marquès-Rivière ; un service de la Préfecture de police, 4, square Rapp (à l’emplacement de l’ancienne Société théosophique), dirigé par le commissaire Moerschel ; et enfin un centre de documentation, 8, rue de Puteaux (siège de la Grande Loge de France) où officie Henry Coston. Darlan crée, à son tour, en mai 1941, le Service des sociétés secrètes (rue Cadet) confié au capitaine de frégate Robert Labat, du 2e Bureau de la marine, qui constitue son réseau de renseignement en zone sud. Une seconde offensive contre la franc-maçonnerie se déclenche durant l’été 1941. Raphaël Alibert n’est plus ministre et la volonté répressive de Darlan, vice-président du Conseil, a de quoi surprendre ceux qui connaissent ses amitiés maçonniques. Il s’est toujours défendu d’appartenir à l’Ordre et a signé, sans hésitation, le serment écrit que Pétain exigea un jour des ministres réunis en conseil. Il affirme au garde des Sceaux, Joseph Barthélemy : « Je ne suis pas franc-maçon, mais mon père l’a été pour deux. » L’origine du durcissement vient de la situation générale. L’offensive contre l’Union soviétique a rendu les Allemands plus vigilants et plus exigeants. Goering rappelle que la « lutte contre les juifs, les francs-maçons et autres puissances "idéologiques" opposées à l’Allemagne est une tâche toujours urgente du parti et de l’armée ». La France vient de perdre le Levant après d’éprouvants combats contre les Français libres, situation qui conduit à rechercher des «  traîtres ». La politique germanophile de l’amiral Darlan est contestée jusqu’au coeur du pouvoir, en particulier par Weygand. Les amis de ce dernier font courir le bruit de son appartenance à la «  synarchie », société secrète protéiforme. Il lui est donc utile de jouer les vertueux.

Dans cette recherche des boucs émissaires sur lesquels faire retomber l’échec de la Révolution nationale, le maréchal Pétain prononce, le 12 août 1941, le discours du « vent mauvais » où il montre que la lenteur de la rénovation vient de l’opposition de ceux qui privilégient leur intérêt avant ceux de l’Etat : les trusts, les anciens partis politiques et la franc-maçonnerie. Il annonce des mesures sévères.

Darlan et son ministre de l’Intérieur, Pierre Pucheu, constatent que les mesures de 1940 interdisent l’activité et le recrutement de nouveaux membres des sociétés secrètes mais sont incapables de briser l’étroite solidarité qui subsiste entre les dignitaires, en même temps qu’elles ne permettent pas d’éprouver la sincérité du ralliement des fonctionnaires francs-maçons au régime. Une nouvelle loi (11 août 1941) interdit donc aux anciens dignitaires et hauts gradés de la franc-maçonnerie l’exercice des fonctions publiques énumérées à l’article 2 du statut des juifs du 2 juin 1941 (on note la volonté d’assimilation des catégories d’exclus).

Les fonctionnaires et militaires concernés sont déclarés démissionnaires d’office. Ils sont nombreux dans ce cas car la qualification de «  hauts gradés » s’applique dès le troisième degré (maître) et touche donc la majorité de la franc-maçonnerie française.

La loi prévoit surtout une disposition qui se veut infamante et cherche à impliquer la population française : le Journal officiel publie, dès le 12 août 1941, les noms des dignitaires et hauts gradés. En quelques mois sont diffusés les noms de quelque 18 000 francs-maçons. Plus de 3 000 fonctionnaires sont aussitôt renvoyés. Si les Français découvrent la confirmation d’appartenances largement dénoncée par la presse en 1933-1934, ils s’étonnent de certaines absences et ne voient pas toujours l’intérêt de publier autant de noms de postiers et d’instituteurs, exacts serviteurs du public par ailleurs. La Légion française des combattants se réjouit. Jusque-là privée d’un accès aux dossiers individuels par les préfets, elle dispose enfin de listes à pointer pour obtenir le renvoi des fonctionnaires suspects. Le ministre des Communications, Jean Berthelot, envoie à Alger un haut responsable franc-maçon de la SNCF au poste de chef des services financiers du Méditerranée-Niger. La Légion repère son nom et s’indigne auprès du Maréchal : « L’Algérie n’est pas la terre de refuge des fonctionnaires indésirables en France. »

Le retour au pouvoir de Pierre Laval, en avril 1942, est marqué par une distance par rapport à la politique de Darlan-Pucheu. Plus politique, il prête l’oreille aux protestations de Marcel Déat qui, dans L’OEuvre, est devenu l’avocat des francs-maçons persécutés. Sa position est un retour à la politique de 1940 : écarter les nostalgiques de l’ancien régime mais ne pas inquiéter les francs-maçons dévoués au bien public. Il explique ses intentions aux préfets de la zone libre, le 25 septembre 1942 : « Le maire de Rouen est franc-maçon et il remplit son devoir d’une manière magnifique sous les bombes. Il fait figure de grand Français et je ferais figure de petit Français si je l’écartais. Le maire de Vitry-le-François est franc-maçon. Il a eu sa ville détruite deux fois. Il est encore là pour servir ses compatriotes. Je serai un mauvais Français si je lui faisais du mal. » Il soulignera, lors de son procès, dans un but plus intéressé, que la question de la répression antimaçonnique l’opposait au maréchal Pétain. Au demeurant, Pierre Laval ne touche pas à la législation existante mais il accorde plus largement les dérogations qu’elle prévoyait (Marcel Peyrouton, ministre de l’Intérieur, en bénéficie lorsqu’il devient ambassadeur en Argentine). Il recommande à Maurice Reclus, un conseiller d’Etat qu’il nomme à la tête de la Commission des dérogations, de protéger les faux déclarants, d’accorder largement des dérogations et de faciliter la réintégration des fonctionnaires francs-maçons (qu’il fait surveiller étroitement).

L’Etat français a beaucoup dépensé pour la propagande. De cette manne, l’antimaçonnisme a bien profité. Des affiches dénoncent l’emprise des francs-maçons sur les républicains, leur collusion avec les Anglo-Saxons, leurs liens avec les juifs. Causeries à la radio et conférences répètent ces reproches. Bernard Fay a publié pendant quatre ans une revue mensuelle Les Documents maçonniques où voisinent des études historiques (La Révolution, L’Affaire des fiches, La SDN, Les Parlementaires) , des dossiers sur le rôle de la maçonnerie dans la société et des articles de propagande plus élémentaires. En octobre-novembre 1940, le Petit Palais abrite une exposition, « La franc-maçonnerie dévoilée », préparée par Jacques de Lesdain, le directeur politique du journal L’Illustration . Les organisateurs annoncent un million de visiteurs à Paris - chiffre à prendre toutefois avec précautions. L’exposition est montrée à Nancy, Bordeaux, Rouen, avant d’être présentée à Berlin au cours de l’année 1942.

Il faut attendre l’arrivée du général de Gaulle à Alger en 1943 pour que les fonctionnaires révoqués - maçons ou non - soient réintégrés. En novembre 1943, le Grand Maître Dumesnil de Gramont arrive à Alger pour siéger au nom du mouvement de résistance Libération-Sud à l’assemblée consultative. Il s’emploie à ce que les travaux des loges puissent reprendre en toute légalité. Jacques Soustelle et Georges Gorse demandent à de Gaulle de répondre à ce souhait. La présence d’Henri Queuille, un radical, à la vice-présidence du Comité français de libération nationale (CFLN), favorise les démarches. A l’assemblée consultative, le général de Gaulle répond à Yvon Morandat : « Nous n’avons jamais reconnu les lois d’exception de Vichy ; en conséquence, la franc-maçonnerie n’a jamais cessé d’exister en France. »

Enfin, le 15 décembre 1943, une ordonnance du CFLN porte annulation de la loi du 13 août 1940 et des dispositions relatives aux sociétés secrètes. Après la Libération, l’ordonnance du 31 mars 1945 rétablit la légalité républicaine et rend exécutoire en métropole l’ordonnance d’Alger du 15 décembre 1943.

* Michèle Cointet enseigne l’histoire contemporaine. Elle a publié L’Eglise sous Vichy (Perrin, 1998), Pétain et les Français (Perrin, 2002), et, avec Jean-Paul Cointet, un Dictionnaire historique de la France sous l’Occupation (Tallandier, 2000).

La Chaîne d’Union

Symbole du lien entre le Ciel et la Terre, la Chaîne d’Union est tout d’abord une corde qui orne les murs du Temple. Douze noeuds ou lacs d’amour, représentant les signes du zodiaque la parcourent. Elle maintient, lie et relie les différents éléments contenus dans l’enceinte sacrée, symbolise l’équilibre du monde et de la loge.

Cette Chaîne d’Union se réalise physiquement à la fin de chaque tenue solennelle par la réunion en cercle des frères qui s’assemblent debout et se tiennent les mains en croisant les bras. Ce signe d’union fraternelle faisant de chaque frère le maillon d’une chaîne universelle unissant tous les hommes, relie également les vivants et les morts, les maîtres du passé à ceux du présent, tournés vers l’avenir.

Les trois services de répression

Service des sociétés secrètes (SSS). Il est dirigé par Bernard Fay, ancien responsable de la BN et dépend du cabinet civil du maréchal Pétain. Ce service analyse les archives saisies, produit la propagande, fiche les francs-maçons. Le contre-espionnage allemand (SD) partage ses bureaux.

Service des associations dissoutes (SAD). Il a à sa tête le commissaire de la préfecture de police de Paris, Moerschel. Il perquisitionne chez les francs-maçons, saisit les documents, interroge les suspects en présence d’un officier du contre-espionnage allemand.

Service des recherches. Un service de police des sociétés secrètes existant à Vichy. Le Département des recherches se divise en douze circonscriptions correspondant à celles des intendances de police. Dans chaque région, un délégué responsable et des agents informent Paris. Ils s’intéressent à tous les réseaux de résistance.

Repères

1940 La loi du 13 août dissout les "sociétés secrètes". 1941 La loi du 11 août interdit aux dignitaires maçons de faire partie de la fonction publique.

Les chiffres de la persécution

Le bilan de la répression antimaçonnique est lourd et encore imparfaitement connu. Parmi les 64 000 francs-maçons recensés par le Service des sociétés secrètes, 6 000 francs-maçons ont été inquiétés et près de 1 000 ont été déportés, souvent pour engagement dans la Résistance. Environ 500 francs-maçons ont été fusillés ou sont morts en déportation. L’ostracisme du gouvernement de Vichy a eu des effets divers sur lequel pèse encore le silence. Les lois de répression ont éloigné de Vichy des hommes de qualité. Ont-elles pour autant suscité une résistance importante ? Il ne semble pas car se sentir surveillé ne facilitait pas une démarche active vers la Résistance. Il a existé pourtant une résistance des francs-maçons sans que la motivation prioritaire en soit l’humanisme des Lumières (le Comité d’action maçonnique, des ateliers clandestins sous forme de triangles).

La franc-maçonnerie est sortie brisée des années d’occupation. Le nombre des affiliés a chuté de 73 % au Grand Orient entre 1939 et 1945. Les adhérents de la Grande Loge qui, avant la guerre, étaient 16 000 ne sont plus que 7 600 en 1945. Alors que la population s’accroît, il faudra trente ans avant que les obédiences retrouvent leurs effectifs de 1939.

A suivre...

Historia Thématique - 01/01/2005 - N° 093 - Rubrique Les francs-maçons - P 68 - 2826 mots - Dossier : Michèle Cointet *


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