La franc -maçonnerie accusée et dissoute (1940-1944)

 

par Dominique Rossignol

(Dominique Rossignol a publié aux editions J .-C. Lattes Vichy et les francs-maçons (1981).

 Elle poursuit actuellement des recherches sur l'iconographie de la France occupée, 1940-1944.)

 

De 1940 a 1944, la franc-maçonnerie est l'objet d'une double et active hostilité : celle du nouveau régime pétainiste et celle de l'occupant allemand. La répression antimaçonnique fut un des exemples concrets de la Collaboration.

 

Monde secret par définition, archives détruites ou dispersées, la franc-maçonnerie à l'épreuve de l'Occupation reste un sujet peu connu. Des recherches en cours ont permis néanmoins de retrouver les protagonistes, de dépouiller certains fonds d'archives, de découvrir l'existence d'imposants fichiers de francs-maçons constitués par les Allemands et l'Etat français. Arme idéologique, la répression antimaçonnique cache en fait la volonté allemande de se servir de la maçonnerie pour coloniser la France , ainsi qu'en témoigne Bernard Fay apres la guerre, et la volonté de Vichy de mettre en fiches non pas simplement Juifs, francs-maçons et communistes mais aussi l'ensemble de la population. Le 14 juin 1940, les troupes allemandes défilent dans Paris. Le même jour, les locaux des obédiences maçonniques sont visités, une partie du matériel enlevé et les scellés apposés sur les portes d'entrée. L'immeuble du Grand-Orient, rue Cadet, devient le siège du SD (Sicher heitsdienst), service du contre-espionnage, dirigé pour les questions maçonniques par le lieutenant Moritz. Les autorités d'occupation qui possèdent déjà un fichier des francs-maçons commencent aussitôt les perquisitions et, le 29 juillet 1940, Otto Abetz, futur ambassadeur du lIIe Reich à Paris, propose à l'état-major de fournir les noms de ceux-ci à la presse. Pour Hitler, la franc-maçonnerie, véritable force occulte, puissance supra-étatique de domination par les Juifs, ne peut coexister avec le national-socialisme. Pourtant il n'entreprend pas contre elle une liquidation systématique, identique à celle contre les Juifs. Comme le remarquait Pétain, « un Juif n'est jamais responsable de ses origines, un franc-maçon l'est toujours de son choix ». Hitler veut donc instruire le procès des maçons afin de désigner au monde les buts maléfiques de cette institution. La propagande n'a plus qu'a se mettre en place.

 

A la recherche des trésors maçonniques

 

Mais la machination s'avère infiniment plus subtile. Le Service des sociétés secrètes, créé par Vichy à l'automne 1940, totalement infiltré par les Allemands dont le gigantesque réseau de renseignement se déploie en toile d'araignée sur l'ensemble du territoire français, révèle, à travers la politique de collaboration franco-allemande, la mainmise de l'occupant et l'ébauche d'un régime totalitaire. Comment ? D'abord par le choix des hommes. Ensuite par le fonctionnement même de la répression (cf. tableau « Organisation de la repression anti-maçonnique » p. 42). Unifié en juin 1942, le Service des sociétés secrètes, qui se structure progressivement, est dirigé par des personnalités issues des mouvemen antimaçonniques d' avant-guerre. Ces nationaux de droite, militants des ligues, correspondants de 1a Libre Parole de feu Edouard Drumont, des Cahiers de l'ordre ou de Revue internationale des sociétés secrètes fondée en 1912 par Mgr Jouin, journalistes à l' Action française, Gringoire ou Candide, vont soudain trouver leur légitimité dans la défaite. Les Allemands, des leur arrive ont décidé d'une législation antimaçonnique. Les "conseils" d'Otto Abetz aux antimaçonniques français semblent superflus dans mesure où une telle législation est déjà acquise par l'entourage du maréchal Pétain impregné d'idée maurrassiennes. La première 1oi paraît au Journal officiel le 13 août 1940, la seconde le 11 août 1941. Ces lois ont pour but de dissoudre la franc-maçonnerie, de fermer les loges et de dévoiler les noms des dignitaires tout en leur interdisant l'accès aux fonctions administratives. Bernard Fay, administrateur général de la Bibliothèque nationale depuis août 1940, gère l'ensemble des services nouvellement créés. Monarchiste, professeur au Collège de France, historien du XVIIIe siècle, intimement convaincu de l' existence d'un complot maçonnique dont le chef-d'oeuvre s'incarne dans la chute de l' Ancien Régime, Bernard Fay représente la survivance du courant contre-révolutionnaire issu de 1789 (cf. encadre « Le complot maçonnique », p. 43). Après avoir signé une convention avec le SD, il centralise, par décision gouvernementale et en accord avec les Allemands, les archives maçonniques. Son secrétaire, William Gueydan de Roussel, auteur d'une thèse sur « L 'évolution du pouvoir exécutif en Allemagne de 1919 à 1934 », assure la liaison constante avec les autorités d'occupation. La figure la plus ambiguë demeure celle de Jean Marques-Rivière, brillant orientaliste à la carrière interrompue, maçon « défroqué », qui s'enthousiasme pour le nazisme au point d'en faire l'apologie dans une brochure publiée en 1941 : Les ouvriers et Hitler, et de devenir un agent appointé de l' Abwehr . Il organise l'important département des Recherches et recrute personnellement les délégués régionaux et départementaux. En zone sud, le Service des sociétés secrètes est commandé par l'officier Robert Labat, émule de Doriot et de Bucard. Pour lui, est société secrète toute organisation clandestine, fut-elle gaulliste ou communiste. Avant la guerre, il appartenait au 2e Bureau de la Marine. En 1942, obligé de démissionner, il est remplacé par le colonel d'aviation Jean de Verchère qui ne connaît que la discipline et avoue être submergé par les informations des délégués dont l'action partisane est vivement encouragée par l'amiral Platon.

Ces militants convaincus fabriqueront une propagande aux multiples facettes. Des affiches, des expositions à Paris, Lille, Rouen, Nancy, un film, des centaines de conférences, une revue mensuelle, les Documents maçonniques, des émissions à Radio-Paris, une « Commission d'étude judéo-maçonnique », des articles de presse informent ou « désinforment » sans relache la population. Si les autorités d'occupation laissent a Bernard Fay et à ses services la responsabilité du classement des archives, l'élaboration des listes de francs-maçons et la mise en place d'un fichier cohérent auquel ils ont accès, il n'en est pas de même pour les perquisitions et les procès verbaux. Le SD aura toujours la haute main sur le « Service des Associations dissoutes » dépendant de la Police judiciaire de H. Laffont et régi par l'inspecteur Moerschel. Il est en effet révélateur de voir à quel point les Allemands se préoccupent des biens maçonniques et si peu des hommes. A maintes reprises on les voit opérer des saisies, se déplacer en zone sud en quete d'objets rares, interroger et même faire ouvrir les coffres de banque des hauts dignitaires. Que recherchent-ils ? L 'éventualité d'un tresor n' est pas a negliger. Les temoignages concordent d' ailleurs dans ce sens. Croient-ils vraiment en l'existence d'une fortune légendaire des templiers, en l'hypothétique richesse des sociétés théosophiques héritières des cathares de Montsegur, identifiée au fabuleux chateau du Graal ? Pensent-ils réellement que la franc-maçonnerie cache à la Banque de France de considérables réserves financières converties en dollars ? Parallèlement à la propagande, le Service des sociétés secrètes à une autre fonction, qui constitue son armature proprement dite : le département de Police des recherches, qui dispose sur tout le territoire d'informateurs, délégués régionaux, agents départementaux et leur personnel.

 

Des dossiers, des dossiers...

 

 

En 1943, le colonel de Verchère codifie les attributions du département des Recherches qui, débordant le cadre de la répression antimaçonnique, devient officieusement un gigantesque service de renseignements, inquiétante police supplétive chargée d' opérations multiples : étude de la situation politique du pays, liaison avec la propagande, liaison avec les autorités et toutes les associations (Légion, Milice, Affaires juives) susceptibles de coopérer directement ou indirectement au travail des Services des sociétés secrètes, renseignements recueillis fortuitement sur les activités diverses (gaullisme, communisme, marché noir), renseignements sur l'activité de certains maçons et leurs liens avec la Résistance, etc. Les exemples foisonnent sur les cas de suspects: 170 000 dossiers sont ouverts. Un triple fichier fonctionne concomitamment : le premier dépend de Vichy, le second, en étroite liaison avec le premier, compte les milliers de fiches remplies par le Service des sociétés secrètes de la rue Cadet, le troisième, tenu à jour par des officiers allemands du SD dans des bureaux mitoyens, recueille sur des fiches beiges les informations du second et les complète. Les délégués régionaux qui envoient leurs enquêtes sont en contact non seulement avec la Milice, mais avec la Gestapo et le SD, et les frais occasionnés par ces contacts sont remboursés sans discussion. Ce qui retient immédiatement l'attention, c'est la permanence de la présence allemande : à la Bibliothèque nationale, quarante-deux officiers ont droit de regard dans tous les locaux ; au Service des associations dissoutes, douze pièces sont réservées au service allemand ; au Service des sociétés secrètes, les Allemands possèdent un double de toutes les clés et le double fichier, enrichi des informations retransmises par Vichy. A cette présence physique se superposent une présence occulte, des pressions et des fonds officieux : les archives des procès de Nuremberg attestent que certains des collaborateurs recevaient des retributions « extérieures ». Les réalisateurs du film Forces occultes perçoivent des versements d'origine allemande. Des documents enfin, comme l'« Enquête mentalité », confirment que les représentants du lIIe Reich acquéraient régulièrement des informations de sources françaises. Plus grave encore, les Allemands interviennent dans le fonctionnement des services de répression: ils protègent le "germanophile convaincu " Jacques de Lesdain ; puis, contre la volonté des propriétaires de L 'Illustration, le font nommer directeur politique de cet hebdomadaire ; ils soutiennent Jean Marques-Riviere ; ils influent encore sur le choix du personnel de ces services et s'opposent, entre autres, à la tentative d'éviction de Bernard Fay.

 

Les grands procès

 

Pour la franc-maçonnerie, le choc est rude. L 'institution, qui a cesse officiellement toute activité, ne résiste pas en tant que corps constitué mais elle offre néanmoins le réseau dense de ses relations aux premiers cercles de Résistance. Les dignitaires destitués de leurs fonctions, leurs noms affiches et offerts à la vindicte populaire, n'ont guère d'alternative pour subsister. Certains collaboreront ou iront rejoindre les Forces françaises libres. En novembre 1943, Bernard Fay communique à Jean Marques-Riviere les résultats de son enquête sur le comité d ' Alger . Sont maçons : le commissaire de l'lnformation Henri Bonnet, le commissaire aux Finances Pierre Mendes France, le commissaire d'Etat André Philip. Le 15 décembre de la même année, le « Comité français de Libération nationale » sous l'impulsion du grand-maître de la grande-loge de France, Michel Dusmesnil de Gramont, promulgue l'ordonnance portant annulation de la loi du 13 août 1940. Ce qui surprend dans la répression antimaçonnique après juin 1940, c'est l'existence de ce gigantesque réseau de renseignements, incroyablement structuré, s'étendant en « toile d' araignée » sur toute la France. On comprend sans doute mieux qu'il soit demeuré obscur lorsqu'on s'aperçoit que ce réseau, émanation des Services de renseignements français, échafaudé avec l'appui du gouvernement de Vichy par des hommes sérieux, parmi lesquels d'ex-francs-maçons, subissait l'emprise allemande. Après la guerre s'ouvre l'ère des grands procès. Celui du Service des sociétés secrètes s'ouvre le 25 novembre 1946 devant la cour d'assises de la Seine. La franc-maçonnerie compte ses victimes : 170 000 suspects recensés, plus de 60 000 francs-maçons fichés, 6 000 maçons inquiétés, 989 déportés, 540 fusillés ou morts en déportation. Peu a peu, s'éveillant de leur torpeur, les obédiences reprennent leurs activités. C'est ainsi que le 26 juin 1949 des francs-maçons vont solennellement assister à la cérémonie d'ouverture à Francfort-sur-le-Main de la grande-loge allemande reconstituée. Cependant, la franc-maçonnerie sort ébranlée de cette épreuve : elle a perdu presque les trois quarts de ses effectifs et le nombre de ses adhérents ne recommencera à croître qu'à partir de 1958-1960. Plusieurs facteurs concourent à ce déclin. Au choc de la répression se juxtapose l'épuration interne aux obédiences. Chaque franc-maçon devra remplir un questionnaire sur ses activités pendant l'Occupation. Des resistants notoires comme Mendès France, peu pressés de s'acquitter de cette obligation, se verront rappelés à l'ordre. Irrités par ces procédures et sans doute moins motivés, ils ne renverront pas leurs formulaires et, ne seront jamais réinscrits dans une loge maçonnique. Comme nombre de groupes sociaux et de blocs économiques, la franc-maçonnerie n' a pas résisté à la fracture née de la guerre.

 

En haut, à gauche, « Les bobards... sortent toujours du même nid »,1941, (BN, colI. particulière). En haut, à droite, « France, prends garde aux revenants », 1941 (?) : la Ligue française, créée en zone Nord en 1941, disposait d'un hebdomadaire destiné « aux hommes courageux et libres [...] contre les Juifs, les Francs-maçonnards et les Anglais » (cl. BN, colI. particulière). En bas, à gauche, « La franc-maçonnerie fossoyeuse de la paix », 1941. Cette affiche, qui mêle la croix chrétienne, la paix, l'étoile juive et les ornements maçonniques, à pour hut de démontrer que la responsabilité de la guerre et ses conséquences appartiennent à la seule franc-maçonnerie (colI. GODF). En bas, à droite, "La grande croisade européenne" , 1943, (cl. BN).

 

La répression antimaçonnique à travers l'iconographie " Laissez-nous tranquilles ! ", affiche imprimée à Paris sans doute en 1941 et diffusée en zone Nord. La patrie est menacée par la « franc-maçonnerie le Juif , " de Gaulle " et le " Mensonge " (cl. BN).

 

« Le complot maçonnique »

« Notre objet est surtout que I'on conçoive enfin quel intérêt avaient et la Religion et les Empires, a constater le grand objet d'une société secrète, répandue dans toutes les parties de I'univers ; d'une société dont on ne peut douter d'abord, que le secret ne soit tout dans les mots confiés aux adeptes des le premier grade de la Maçonnerie ; dans ces mots égalité, et liberté; d'une société, dont les derniers mystères ne sont que I'explication de ces mots, dans toute l'étendue que la Révolution des Jacobins leur a donnée » (abbé Barruel, Mémoires pour servir a I'histoire du jacobinisme, Londres, 1797-1798). Le jacobinisme moderne, ainsi défini par l'abbé Barruel à la fin du XVIIIè siècle, a inspiré d'innombrables récits du complot maçonnique , celui de Bernard Fay ferait sourire s'il n'avait été publié en 1943 dans la revue vichyssoise les Documents maçonniques : « Rien d'étonnant donc a voir le déclin de Louis XV correspondre à I'essor de la maçonnerie, et la mort du roi coïncider avec son triomphe... La maçonnerie tenait toutes les avenues de la cour, toutes les antichambres des ministres, l' Académie, la Censure, le Mercure de France, la Gazette de France, le ministère des Affaires étrangères, les cultes même [...] » Vient ensuite la sinistre histoire de la machination, sinistre parce qu 'elle a servi contre les frères, contre les Juifs, et qu'elle est toujours prête à servir ceux qui dénoncent l'inévitable manipulation des masses par des petits groupes unis et agissant dans I'ombre. « Peu importait le régime, peut importait le souverain, pourvu qu'elle put s'incruster dans les bureaux et dans les antichambres ; ainsi la franc-maçonnerie se jugeait sûre de maintenir son influence [...] société secrète, elle fuit la lutte en plein jour, à visage découvert, homme contre homme. Elle préfère la pénombre des corridors ministériels et la poussière des dossiers derrière laquelle I'intervention d'un scribe inconnu peut d'un trait d'écriture changer une décision ministérielle et disposer d'une place » (B. Fay, Documents maçonniques, août 1943, n° 11). (Cf. G.Gayot, op. cit., p. 151 et 152.)

 

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