Le complot de 1963 en Côte d'Ivoire

 

"L'exposé complet du Président" titre Abidjan Matin du mardi 14 avril 1964 Avec photo  "La valise de E. Boka et les filtres dans dans leurs flacons"
 
Philippe Yacé

LES FUNÉRAILLES DE L’EX- DAUPHIN DE FÉLIX HOUPHOUËT-BOIGNY

Ultime mise en scène de l’ancien régime ivoirien

LA Côte-d’Ivoire, façonnée par le défunt président Félix Houphouët-Boigny, s’apprête à tourner enfin la page, avec les élections générales et présidentielle prévues pour l’an prochain. Les funérailles, il y a quelques mois, de Philippe Yacé, qui avait été, un moment, le dauphin du « père de l’indépendance », ont été comme le théâtre d’ombres d’une République où plane encore la figure des grands disparus tandis que la nouvelle classe politique prend ses marques. Elles ont permis - en creux - une relecture de l’histoire et de l’avenir du pays phare de l’Ouest africain francophone.

Par Marc Augé

Le littoral « alladian » - du nom du groupe qui s’y installa le premier, il y a quelques siècles - s’étend entre mer et lagune, à l’ouest d’Abidjan, capitale économique de la Côte-d’Ivoire, sur une centaine de kilomètres. Séparée du continent par le canal de Vridi à l’est et par l’estuaire du Bandama à l’ouest, cette île sablonneuse couverte de plantations de cocotiers, coupée de quelques marécages et de quelques restes de forêt, a connu des jours glorieux au XIXe siècle avec l’accroissement de la demande européenne d’huile de palme : en position d’intermédiaires, les traitants alladians se sont enrichis ; les ruines de quelques « palais » en pierre témoignent encore, en front de mer, de leur splendeur passée.

Ces notables avaient, en général, été bien vus par les colonisateurs, du fait de leur « modernisme » et de l’ancienneté des échanges commerciaux entre les Européens et le littoral, échanges qui remontent au moins au XVIIe siècle. De nombreux jeunes gens ont donc été très tôt scolarisés, et la représentation aujourd’hui des Alladians dans les milieux politiques et parmi les intellectuels de Côte-d’Ivoire est sans rapport avec leur modeste démographie : un peu plus d’une dizaine de milliers de personnes. Ce constat s’applique peu ou prou à l’ensemble des populations dites « lagunaires » qui, face aux grands groupes démographiques ivoiriens, jouent un peu le rôle d’une minorité éclairée et indépendante.

Philippe Yacé a figuré parmi cette élite. Il est né à Jacqueville, en janvier 1920. Pour avoir connu ce village dans les années 60 - à une époque où les maisons étaient encore composées de cloisons de bambous à travers lesquelles, à la tombée du jour, filtrait la lumière tremblante des lampes tempête ; pour avoir écouté, la nuit, le fracas de la « barre », cette vague inlassable et dangereuse qui érode les contours du rivage, je peux essayer d’imaginer quelque chose de ce que furent ses premières impressions d’enfance.

Ce fils d’un fonctionnaire des douanes fit ses études primaires à Grand-Bassam, autre ville côtière, et obtint son certificat d’études primaires supérieures en 1937. A l’école normale William-Ponty de Dakar il obtint, après trois ans, son diplôme d’études pédagogiques. Rentré en Côte-d’Ivoire, il exerça son métier d’instituteur jusqu’à la guerre, qu’il fit de 1943 à 1945, en tant que « citoyen assimilé », en Afrique du Nord, en Italie, en France et en Allemagne. Nommé en 1947 instituteur du cadre supérieur de l’Afrique occidentale française (AOF), il occupa des fonctions de directeur d’école et d’inspecteur de l’enseignement du premier degré. Sa carrière syndicale - il est l’un des fondateurs du Syndicat national des enseignants de Côte-d’Ivoire, qu’il dirigera de 1949 à 1954 - remonte à cette période, de même que sa rencontre avec Félix Houphouët-Boigny, lui-même fondateur d’un syndicat agricole africain en 1944. C’est à cette époque aussi qu’il adhéra au Parti démocratique de Côte-d’Ivoire - Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA) où son ascension fut rapide (1).

J’ai connu Philippe Yacé en 1965, lorsque je faisais mes premières armes d’ethnologue sur le rivage alladian. Il était impensable à l’époque d’aller enquêter sur ce « terrain » sans avoir l’autorisation du second personnage de l’Etat, président de l’Assemblée nationale, récemment élu, en outre, secrétaire général du PDCI, parti unique de Côte-d’Ivoire. La période dite « des complots » venait de se clore : celui « du chat noir », ainsi nommé à cause de ses relents fétichistes, en 1959, avant l’indépendance ; celui « des jeunes » ou « des intellectuels », au début 1963, suivi d’un procès ; puis celui « des anciens », en septembre 1963, suivi d’un autre procès.

Philippe Yacé avait été le bras séculier du président Houphouët-Boigny durant tous ces événements. Il bénéficia du premier complot, qui lui permit de remplacer de facto Jean-Baptiste Mockey à la tête du parti dès 1959 ; il fut commissaire du gouvernement dans le procès de 1963 ( « Si je ne jugeais pas, c’est moi-même qui serais jugé », confia-t-il à des amis). Principal orateur d’un immense rassemblement à Abidjan, il avait fait remonter la naissance du mouvement des « traîtres » au parti au désapparentement du RDA d’avec le Parti communiste français, auquel ils s’étaient déclarés hostiles en 1950 (2). Il fut encore commissaire du gouvernement au procès de décembre 1964. Mais le caractère dérisoire de ce rôle de procureur se fera plus manifeste lorsque Félix Houphouët-Boigny en personne avouera, en 1971 : « Il n’y a jamais eu de complot en Côte-d’Ivoire. »

« Existentialisme cantonal »

DÉCÉDÉ le 29 novembre 1998, Philippe Yacé a été inhumé dans son caveau de Jacqueville le 14 janvier dernier, au terme de funérailles nationales. Certaines mauvaises langues ont suggéré qu’il avait arraché cette promesse de reconnaissance posthume à l’homme qu’il avait toutes les raisons de ne pas porter dans son coeur - l’actuel président de la République, M. Henri Konan Bédié - et que cet engagement expliquait aussi bien son acharnement à rester « aux affaires » que la passivité politique de ses dernières années.

Des jours durant, des délégations de toutes les régions sont venues présenter leurs condoléances et offrir des boeufs, des moutons, de l’argent à la famille. Les visites ont été nombreuses tant à Biétry qu’à Jacqueville même, dans le somptueux palais qu’il y avait fait édifier. A la veillée du 11 janvier, à Biétry, sa résidence abidjanaise, toutes les autorités religieuses et politiques de Côte-d’Ivoire (y compris le président Bédié) étaient présentes. De même, le lendemain, à la cathédrale Saint-Paul d’Abidjan, tout comme, deux jours plus tard, à Jacqueville, dans le somptueux palais qu’il y avait fait édifier. L’homme politique ivoirien a été inhumé dans un caveau funéraire élevé à l’intérieur même de sa résidence, dont l’architecture spectaculaire témoigne du souci qu’il avait eu d’achever par sa mort l’oeuvre de sa vie.

Suivant l’exemple de son maître, mais avec une moindre légitimité, Philippe Yacé a tenté d’apporter la dernière touche à son portrait de chef traditionnel par les fastes qui ont accompagné ses obsèques. Déjà, il avait hérité, à la mort de son oncle paternel, du titre de « chef spirituel des 3 A » qu’il lui avait lui-même fait attribuer : une invention de circonstance, car ces trois groupes (alladian, aïzi, akouri) existent en effet, mais n’ont jamais connu de représentation religieuse ou politique commune. La recréation d’une « tradition » a toujours des raisons et des fins très actuelles.

Mais il est facile de se prendre au jeu : la stratégie politique se mue alors en fantasme personnel. Félix Houphouët-Boigny, en faisant de Yamoussoukro la capitale de la Côte-d’Ivoire, ne pouvait ignorer les soupçons de particularisme baoulé qu’il faisait lever chez les Ivoiriens, et l’actuel président de la République ne craint pas à son tour, si l’on en croit les critiques ironiques de la presse d’opposition, de moderniser à grands frais son village de Daoukro. En Côte-d’Ivoire, la règle de « l’existentialisme cantonal » joue toujours : il faut exister localement pour être une personnalité nationale.

C’est donc, au fond, l’envergure nationale de Philippe Yacé qui tentait ainsi de se réaffirmer, à travers le lent cheminement de son cercueil d’Abidjan à Jacqueville : traversée de la lagune sur une vedette - puisque, malgré tous ses efforts, le premier des Alladians n’a pas réussi à faire construire le pont dont on parlait déjà dans les années 60 ; arrêt dans le village d’Abréby, point d’aboutissement de la migration originelle à partir duquel les Alladians se répartirent sur le cordon littoral (ils se disent originaires de l’Est, de l’actuel Ghana et du pays ashanti) ; arrêt prolongé au village d’Akrou, village paternel, où le cercueil, porté à bout de bras, accepta les excuses d’un proche qui l’avait critiqué récemment, puis demanda - et reçut - l’autorisation de poursuivre son chemin vers Jacqueville, village de sa famille maternelle (3). La « tradition » était donc là, le président de la République aussi, l’une et l’autre confortant l’image dédoublée d’un fondateur de la nation, également fils de son terroir, qu’accompagnaient le peuple ivoirien unanime et des orphelins éplorés.

Quels que puissent être les artifices ou les illusions dont elle procède, cette image n’est en soi ni vulgaire, ni déshonorante. Mais, pour l’observateur de la situation ivoirienne, l’intérêt des funérailles qui viennent d’être célébrées tient, au contraire, à l’inachèvement de cette image, aux échecs qui ont marqué la vie politique de Philippe Yacé depuis 1980, à ses hésitations, ses contradictions et ses velléités.

Sa mort, entend-on dire souvent, marque la fin d’une époque - celle de la conquête et de la construction de l’indépendance, certes, mais celle aussi du parti unique, du culte de la personnalité, du pouvoir solitaire et des coups de Jarnac. Cette époque est-elle vraiment terminée ? Le PDCI au pouvoir et le président de la République voudraient bien en diffuser l’idée, même si certains de leurs adversaires soupçonnent le premier de volonté hégémonique, et le second de prolonger l’entreprise de confiscation du pouvoir par les Baoulés ou, plus largement, les groupes de culture akan - qu’ils imputent à son prédécesseur.

La mort de Philippe Yacé a été l’occasion de reposer ces problèmes et, au-delà, de mettre en cause un style d’exercice du pouvoir. Les contradictions et l’histoire du personnage permettent cette relecture ; l’actualité la rend urgente. Jusqu’en 1980, Philippe Yacé avait cumulé tous les pouvoirs. Il avait atteint le faîte de sa puissance en 1977. L’article 11 de la Constitution, rédigé en 1975, prévoyait que le président de l’Assemblée nationale devenait de droit président de la République en cas de vacance de la présidence. M. Henri Konan Bédié, le proche parent d’Houphouët-Boigny, semblait éliminé : apparemment compromis dans un scandale financier, il avait été éloigné à Washington.

Fidèle second, exécuteur des oeuvres du président, Philippe Yacé pouvait espérer devenir un jour le premier personnage de l’Etat. Mais, peu après, d’un seul coup, il tomba, victime d’une attaque soudaine et brutale de celui qu’il avait pourtant fidèlement servi. En septembre 1980, sur fond de crise sociale et économique, le poste de secrétaire général du PDCI est supprimé ; Yacé est exclu du comité exécutif ; en novembre, M. Henri Konan Bédié, revenu de Washington, est élu président de l’Assemblée. Yacé, réfugié à Jacqueville, va y effectuer durant six ans ce que la presse ivoirienne appelle sa « traversée du désert », victime d’une conception du pouvoir dont il avait longtemps été le relais et l’instrument, le gbré, ce mélange redoutable de ruse et de force qui évoque la démarche de la panthère.

Cependant, l’exécuteur exécuté ne saura pas faire de sa disgrâce un événement politique. En deux occasions, très isolé, malgré son attention aux plaintes des opposants, il se détournera du Rubicon. En 1986, le président Houphouët-Boigny lui explique rapidement, comme à son habitude, qu’il a été trompé par des gens mal intentionnés et il lui propose la présidence du Conseil économique et social, libérée par la mort de Mainadou Coulibaly. Par prudence, sans doute, Yacé accepte ce poste qui n’est évidemment pas à la hauteur des responsabilités exercées antérieurement. Institution que la presse qualifie de « moribonde », le Conseil économique et social est la troisième dans l’ordre hiérarchique national, après l’Assemblée et la Cour suprême. Yacé y met toutefois au point un discours de sage, toujours au service de son pays, qui lui vaut une certaine sympathie, notamment dans les rangs de l’opposition.

Les ambiguïtés d’un consensus

EN décembre 1993, Félix Houphouët-Boigny meurt. Le premier ministre auquel il a fait appel pour mettre de l’ordre dans les finances publiques, le moderne Alassane Dramane Ouattara (populairement dénommé « ADO »), s’oppose à M. Henri Konan Bédié. Un instant, Philippe Yacé semble tenté d’intervenir : « La maison brûle et vous vous disputez les fauteuils du salon », proclame-t-il solennellement. Mais le secrétaire général du PDCI, M. Laurent Fologo, le renvoie sèchement à la lettre de la Constitution. Yacé s’incline une fois encore, malgré son amertume et sa vieille antipathie pour M. Bédié, devenu président de la République le 7 décembre, en application de l’article 11. Il repoussera aimablement les avances du Rassemblement des républicains (RDR), parti d’opposition né d’une scission du PDCI en 1994, et ira jusqu’à accompagner le nouveau chef de l’Etat dans certaines de ses tournées, prêchant la réconciliation entre Ivoiriens.

Les journaux ont rappelé tous ces faits au moment des funérailles, mais selon leur couleur politique (4). Fraternité-Matin n’a pas fait silence sur les « épreuves » de Philippe Yacé, mais a insisté sur sa fidélité au PDCI et ses appels à l’union des Ivoiriens. Le Libéral, journal du RDR, a vu dans Philippe Yacé « une victime du système PDCI », rappelé les tentatives des rénovateurs pour le convaincre de les rejoindre et insisté sur les attentions de M. Allassane Ouattara à l’égard de la famille Yacé. Notre voie, journal du Front populaire ivoirien (FPI), situé plus à gauche, s’est moins intéressé à l’événement, même s’il a beaucoup insisté sur l’antagonisme Yacé/Bédié et sur l’indifférence du public, « preuve qu’avant sa mort physique, Yacé était depuis longtemps politiquement mort ».

Ces prises de position s’expliquent en partie par la conjoncture actuelle. Celle-ci peut être définie à partir des deux stratégies opposées et en un sens complémentaires du PDCI et du FPI, de la montée en puissance du RDR et de la perspective de l’an 2000 avec ses deux élections : élection présidentielle d’abord, élections législatives ensuite. L’enjeu n’est pas mince : il est de savoir si une démocratie représentative et effective peut exister dans ce pays ou si, comme certains hommes politiques français aiment à le dire parfois, la présidence à vie et le parti unique y constituent, sous les apparences du débat et de la contestation, une solution inéluctable à des problèmes indépassables. Un autre enjeu est de savoir si une démocratie pleinement affranchie des références locales et particularistes peut dorénavant fonctionner en s’appuyant sur des principes républicains.

Relativement à ces deux enjeux, le débat intellectuel et politique ivoirien est plutôt encourageant, mais il serait intéressant de savoir dans quelle mesure il pénètre et irrigue les profondeurs d’un pays dont la vie quotidienne est devenue plus difficile ces dernières années. Face au pouvoir, qui essaie d’offrir à l’extérieur un visage respectable, le Front populaire ivoirien veut apparaître, avec l’appui notamment du Parti socialiste français, comme une opposition « responsable » et apte à gouverner le pays.

M. Henri Konan Bédié a rencontré, il y a quelques mois, une délégation du FPI pour discuter notamment des modalités de désignation au futur Sénat - deuxième Chambre souhaitée à la fois par le pouvoir et par l’opposition, dont il n’est pas exclu qu’elle entraîne à terme la suppression du Conseil économique et social (comme le souhaite le FPI). La presse gouvernementale a commenté avec insistance ces conversations présentées comme un rapprochement ou, au moins, l’expression d’un « consensus minimal ». Pour des raisons opposées mais symétriques, le PDCI et le FPI ont intérêt à conforter cette image de modernité.

Le RDR, qui va lui aussi rencontrer le président de la République, vient d’élire à la fin de janvier sa nouvelle secrétaire générale, Mme Henriette Diabaté, universitaire, alladian et apparentée à Yacé par son père, épouse d’un homme du Nord, M. Lamine Diabaté, lui-même victime, en son temps, des « complots » d’Houphouët-Boigny ; elle est en général considérée comme la représentante de M. Alassane Ouattara, et ses origines comme son mariage lui confèrent une représentativité nationale élargie. En un sens, le RDR gêne autant le FPI que le PDCI. Le « front républicain » (FPI-RDR) a connu des succès inégaux lors des dernières élections législatives. Certains, au FPI, émettent des doutes sur le caractère véritablement oppositionnel du RDR et s’interrogent sur l’étendue et les conséquences de son libéralisme économique : M. Alassane Ouattara est, jusqu’en juin 1999, directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI). Sur un plan plus général, l’option du « moins d’Etat » - dans un pays qui souffre à l’évidence des carences de la puissance publique et de ses fonctionnaires - peut s’apparenter à une politique du pire.

Ambiguïtés dans tous les sens, donc. Le PDCI se satisferait mieux de l’opposition d’un seul parti, le FPI de M. Laurent Gbagbo, et se méfie du RDR, qui compte pourtant dans ses rangs des anciens ministres, des transfuges du PDCI et des personnalités qui n’en sont pas idéologiquement très éloignées. Le PDCI et le FPI peuvent tous deux considérer que le RDR est avant tout une machine électorale au service de M. Alassane Ouattara, lequel pourrait remporter l’élection présidentielle de l’année prochaine, n’étaient les dispositions constitutionnelles « sur mesure » à propos de la nationalité des parents des candidats qui, pour l’instant, l’empêchent de se présenter.

D’un autre côté, le FPI sait bien que seule une stratégie de « front républicain » peut lui valoir de plus amples succès aux élections législatives, même si le découpage électoral et d’éventuelles irrégularités rendent aléatoires tout pronostic. Quant au RDR, qui a incontestablement le vent en poupe et jouit d’une réelle popularité, on peut se demander s’il n’est pas un parti « ramasse-tout » sans ligne politique claire. Les mois qui viennent lui permettront peut-être de préciser sa conception des rapports entre libéralisme économique et politique sociale. Comme le FMI lui-même, M. Alassane Ouattara est en train d’infléchir son discours.

On peut faire crédit au défunt président Félix Houphouët-Boigny d’avoir, au-delà de son comportement féroce à l’égard des irrédentismes supposés, assuré une certaine représentation de tout le pays dans les instances dirigeantes, donnant ainsi une réalité institutionnelle à la République de Côte-d’Ivoire. Mais les problèmes des Ivoiriens ne sont le plus souvent appréhendés, aujourd’hui comme hier, qu’à travers le filtre régional. Même si c’est pour en dénier la légitimité ou l’opportunité, la référence au Nord, au Centre, à l’Est, à l’Ouest est constante dans les propos et - quand bien même elle ne met pas en cause l’unité du pays - elle escamote quelque peu la parole citoyenne. On retrouve ici le rôle joué par l’ancrage local : il donne aux politiques le sentiment d’un lien concret avec le pays réel. Mais ces politiques courent le risque de n’avoir qu’une vue locale des enjeux nationaux, même quand ils s’en défendent et multiplient les signes susceptibles de les « délocaliser ». Conscients de la difficulté, certains opposants émettent l’hypothèse d’une future cohabitation entre M. Henri Konan Bédié réélu et une Assemblée de « front républicain ».

Ainsi les funérailles de Philippe Yacé furent-elles, malgré les faiblesses de l’homme ou à cause d’elles, symboliques des incertitudes ivoiriennes. Complice et victime d’une conception autocratique du pouvoir qu’incarnait Félix Houphouët- Boigny, tenté par l’opposition sans jamais y céder, hostile à la personne du président actuel mais respectant sa fonction, Yacé constitue ce que linguistes et ethnologues ont appelé un « signifiant flottant » ou « zéro ». On peut y mettre ce que l’on veut : tel ou tel de ses comportements peut être invoqué en cas de besoin.

Mais cette disponibilité dépasse sa personne. A l’occasion de ses funérailles, la classe politique, opposition comprise, est montée « sur scène » - pour reprendre l’expression de Georges Balandier - mais au prix de quelques ambiguïtés. A la cathédrale Saint-Paul, le cardinal Agrey a pu évoquer les années de détresse du défunt, mais il parlait en présence de l’actuel président de la République, qui en avait été le principal responsable avec Houphouët-Boigny. La veuve de celui-ci était présente, mais non loin de Mme Ouattara. M. Harris Memel-Foete, l’une des têtes pensantes du FPI et principal conseiller de M. Laurent Gbagbo, assistait, tout comme Mme Henriette Diabaté, à la messe de Jacqueville ; mais c’est le discours de M. Laurent Fologo, idéologue du PDCI, qui a clos la cérémonie. Chacun prend ses marques, en somme. Toutefois, le sens de ces présences, de ces paroles et de ces silences dépend de l’histoire à venir. C’est elle qui répondra à la question de savoir si nous avons ou non assisté, lors des funérailles de janvier 1999, à l’ultime mise en scène de l’ancien régime.

Marc Augé.

Ethnologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), Paris. Auteur, entre autres, de : Paris, années trente, Hazan, Paris, 1996, et des formes de l’oubli, Rivages, Paris, 2001

1) Le PDCI fut créé du temps de la colonisation par le docteur Félix Houphouët-Boigny qui présidait, à l’Assemblée nationale à Paris, le RDA. Contrairement à ce que prévoyait la Constitution adoptée après l’indépendance, le 7 août 1960, le PDCI-RDA fut le seul parti politique reconnu légalement jusqu’en 1990.

(2) Désapparentement obtenu sous la pression de François Mitterrand, alors ministre de la France d’outre-mer. Sur cet épisode et sur les « complots » d’Houphouët-Boigny, on consultera avec profit le livre de Samba Diara, Les Faux Complots d’Houphouët-Boigny, Karthalla, 1997.

(3) Cette autorisation était tout à fait nécessaire car, dans cette société où l’héritage se transmettait naguère en ligne maternelle, la tension entre la famille du père et celle de la mère reste vive. Chacun fait valoir ses droits, et la règle, pour les hommes, est d’être enterrés chez leur père, non chez leur mère (quant à la femme, elle suit en principe son mari dans la mort comme dans la vie).

(4) Depuis quelques années, dans une Côte-d’Ivoire convertie au multipartisme et où une myriade de petites formations sont plus ou moins satellisées par les deux grands groupes de l’opposition, la presse s’est diversifiée et recouvre à peu près tout l’éventail politique.

http://www.monde-diplomatique.fr/1999/05/AUGE/11992.html

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