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Les Débuts de la Franc-Maçonnerie à Alger (1830-1852): 1ère Partie

Xavier YACONO


La principale création de la Franc-Maçonnerie en Algérie fut la loge algéroise de Bélisaire et c’est elle surtout que nous étudierons(1). Mais, contrairement à ce que l’on croit, elle ne constitue pas la première manifestation du Grand Orient dans la Régence et avant d’en évoquer la fondation et le rôle, nous essayerons de répondre à deux questions: Y avait-il des Francs-Maçons algériens antérieurement à l’arrivée des Français? Quand et comment le Grand Orient a-t-il commencé à agir?

I. Les Antécédents:

Distinguons les illusions des réalités car, dans leur enthousiasme souvent naïf et dans leur ignorance du monde musulman, les premiers Francs-Maçons ont cru découvrir une Maçonnerie déjà plus ou moins implantées en Afrique.

1. Les Illusions:

C’est dans la Maçonnerie Africaine(2) que nous les retrouvons exprimées.

Voici d’abord ce qu’on peut lire dans le numéro de mars 1851 à propos du journal de voyage de F. Piesse(3), membre de la loge de Bélisaire qui, en 1847-1848, avait parcouru le Sahara «au sud de la province de Constantine»:

«Les Maçons y trouveront, écrit le commentateur(4), de curieuses révélations sur l’existence et les lois de la secte des Khouan, cette Franc-Maçonnerie arabe, si peu connue, même après vingt années d’occupation, et sur laquelle circulent tant de dires contradictoires. Peut-être se convaincront-ils de la justesse de cette pensée, émise par l'un de nos orateurs:

«Les Francs-Maçons ont, en Afrique, une tâche plus grande à accomplir que dans le reste du monde; c’est eux qui doivent amener la fusion entre les vainqueurs et les vaincus, par la propagation sur cette terre de barbarie de leurs dogmes tolérants et civilisateurs. Déjà nous savons que nos principes sont, en partie, professés par une secte indigène, qui doit tenir à la GRANDE FAMILLE par une ramification oubliée, un filon perdu. Sachons donc nous servir de cette découverte qui nous prouve, une fois de plus, que la Franc-Maçonnerie est bien la religion de tous les siècles et de tous les pays.»

Et voici maintenant dans un autre numéro de La Maçonnerie Africaine (suite d’avril à juillet 1851, p.159), et sous le titre: «Sociétés secrètes des Arabes», la seconde «preuve» des antécédents de la Franc-Maçonnerie en Afrique. L’auteur en appelle encore aux khouan, mais en invoquant des considérations étymologiques et phonétiques que l’on appréciera:

«Deux circonstances qu'il est curieux de relever indiquerait que les khouan ont eu autrefois des rapports avec la société maçonnique et que ces rapports étaient empreints d'un caractère d'hostilité. Ces circonstances les voici: premièrement les khouan ont un attouchement en tout semblable à celui que, dans la franc-maçonnerie, les frères revêtus du grade de maître désignent sous le nom de grippe; en second lieu les maçons d'Angleterre donnent aux personnes étrangères à la franc-maçonnerie la qualification de cowan, mot étranger à la langue anglaise qui s'emploie dans l'acception d'ennemi, et dont la prononciation est la même que celle du mot arabe khouan. Citons encore, à l'appui de notre hypothèse des anciennes relations des khouan et des francs-maçons, une particularité non moins singulière. Lorsqu'un néophyte est admis dans une de leurs sociétés secrètes les Arabes disent qu'il prend la rose, c’est-à-dire qu'il prend la livrée de l'ordre, qu'il contracte les devoirs que l'ordre impose. Or l'expression qui signifie à la fois ordre et rose, le mot ouard, se prononce comme le mot français ordre, ou le mot anglais order, qui est également appliqué à la maçonnerie».

Tout cela est évidemment dénué de toute valeur scientifique, mais peut-être pas de tout intérêt historique comme nous le verrons par la suite.

Ayant rejeté ces interprétations fantaisistes, doit-on conclure qu’avant 1830 la Régence était restée complètement étrangère à la Franc-Maçonnerie. Ce serait se montrer trop catégorique.

2. Les Réalités:

Nous les trouvons en dépouillant les archives du Grand Orient qui, de loin en loin, nous permettent de déceler quelques rapports avec des sujets de la Régence.

Sous des formes diverses un nom revient dans plusieurs documents, c’est celui de Mouhammed Techeliby. Il est mentionné tout d’abord dans le Registre des Procès-Verbaux de la Chambre de Paris du Grand Orient(5), à la date du 14 septembre 1785. On lit:

«Le T.:C.:F.: Mouhammed Techeliby, algérien, a demandé l'entrée du Temple et a été introduit après avoir été thuilé aux trois premiers grades. Ce F.: étant muni d'un certificat d"une L.: d'Angleterre a prié la Chambre de le viser, ce qui a été accordé à l'unanimité.»(6)

Et l’on trouve la signature de ce frère comme «visiteur» à côté de celle d’un nommé Bosquillon.(7)

Techeliby ne semble pas avoir quitté la France, à moins qu’il n’y soit revenu, car c’est certainement lui qui fait l’objet du procès-verbal suivant à la 168e Assemblée générale du Grand Orient, le 7 avril 1786(8):

«Le f.: Méhémet Celibi, maçon algérien, a dit que s'étant trouvé à l'O.: de Nantes et désirant fraterniser avec les maçons français il s'était présenté à la L.: de la Parfaite située sous le même O.: , mais que les ff.: de cette loge quoiqu'il fût connu du vénérable lui on refusé l'entrée de leur temple en lui faisant dire que la différence de religion ne leur permettait pas de l'admettre à leurs travaux.

«Le même f.: algérien afin de ne plus être exposé à de semblables refus en visitant d'autres ateliers (sic) a prié le G.: O.: de lui accorder la faveur de viser les patentes maçonniques (sic) qui constatent sa qualité de frère.(9)

«La matière mise en délibération, après que les observations ont été entendues, le V.: f.: orateur de la Chambre d'administration a conclu à ce que les Patentes du f.: Méhémet Celibi soient visées par le G.: O.: ; et sur ce qui concerne la L.: de Nantes, que l'affaire soit renvoyée à la Chambre des Provinces(10).

«Le scrutin délivré et recueilli, les conclusions ont été adoptées d’une voix unanime.

«Le f.: algérien invité à remettre ses Patentes à l’effet de les viser conformément au voeu de la délibération qui vient d'être prise, s'est excusé de les présenter attendu qu'il avait oublié de les apporter avec lui, c'est pourquoi il a prié qu'on voulût bien lui faire cette faveur aux tenues ordinaires des Chambres ce qui lui a été accordé en le prévenant de se trouver le mardi onze de ce mois à l'assemblée des trois ateliers réunis où ses Patentes seront visées.»

Et le 11 avril on trouve parmi les visiteurs la signature de «Muahmet Celibi»(11). Puis, plus rien…

Un peu plus tard cependant, dans les archives du Grand Orient, nous relevons la présence d’un autre Algérien. Voici, en effet, un extrait de la 184e Assemblée extraordinaire, le 13 juillet 1787:

«Le R.: Président a invité l'assemblée à accorder des secours aux ff.: Abraham Gollingo, Turc, et Abraham Baker, Algérien; il a même proposé de faire une quête extraordinaire en leur faveur.

«Cette dernière proposition ayant été agréée, la boîte des pauvres a été présentée et il s'y est trouvé la somme de trente livres deux sols; le résultat de cette quête ayant donné matière à un f.: d'observer que le secours paraît insuffisant à deux Etrangers nécessités de faire une longue route pour regagner leur Patrie, il serait de la bienfaisance et de la dignité du G.: O.: d'y ajouter une somme quelconque prise dans la caisse des secours qu'il distribue, d'autant plus que l'accueil qu'on fera à ces Etrangers peut être quelque jour utile à des maçons français que des événements peuvent transporter dans le pays de ces deux frères.

«Cette observation ayant été prise en considération, le V.: orateur a conclu à ce qu'il fût joint à la quête qui vient d'être faite une somme de 50 livres 18 sols pour former celle de 81 livres.


(1) Etude actuellement possible grâce aux archives du Grand Orient déposées à la Bibliothèque Nationale où elles constituent un fonds spécial géré avec grande compétence par M. Roger Lecotté que nous tenons à remercier pour l'amabilité avec laquelle il nous a aidé dans nos recherches.
Nous donnons en fin d'article les indispensables précisions sur les sources et la bibliographie. Dans les références nous ne précisons pas l'origine du Fonds lorsqu'il s'agit des archives de la Bibliothèque Nationale.

(2) Qui paraît à partir de 1849 avec en sous-titre: Revue mensuelle des Loges de l'Algérie dédiée à la Loge de Bélisaire. Elle est dirigée par le Frère Joseph Lyon, orateur-adjoint de la loge de Bélisaire.

(3) Qu'il ne faut pas confondre avec Louis Piesse, auteur du guide Joanne: Itinéraire historique et descriptif de l'Algérie comprenant le Tell et le Sahara, Paris, 1862, in-18, CLXXXVII-512 p., cartes.

(4) Qui signe A. Thomson. Le tableau de 1850 nous permet de préciser qu'il s'agit du troisième orateur de Bélisaire. Le journal de F. Piesse est cité pp. 78-85 de ce numéro de La Maçonnerie Africaine. Un passage surtout dut retenir l'attention des Maçons d'Alger: c'est celui où Piesse signale l'arrivée, la nuit, dans un douar, d'un Marocain qui "grâce à quelques paroles et signes mystérieux échangés avec notre hôte, est devenu notre égal et a pris place parmi nous".

(5) Il existait aussi une Chambre des Provinces et une Chambre d'Administration. Leur réunion avec la Chambre de Paris constituait l'Assemblée des trois Ateliers que nous trouvons plus loin.

(6) En Style maçonnique les abbréviations sont très fréquentes, les lettres initiales étant suivies de trois points. Ici T.: C.: F.: signifie évidemment Très Cher Frère et L.: Loge. Le mot loge est parfois remplacé par un petit rectangle, avec ou sans points à l'intérieur, que nous représentons uniformément par .
On est thuilé ou tuilé lorsqu'on fournit les signes, mots et attouchements prouvant la qualité de Maçon et précisant le grade possédé. Si l'ont n'est pas connu on ne peut entrer dans le temple qu'après avoir subi le tuilage du frère tuileur ou couvreur qui ainsi met le temple à couvert.
Les trois premiers grades dont il est question sont ceux d'Apprenti, Compagnon et Maître: ils forment les loges bleues, c'est-à-dire la basse maçonnerie, considérée par certains comme la seule véritable. Dans le rite écossais ancien et accepté on compte 33 degrés, mais le Grand Orient a simplifié cette hiérarchie: les grades du 4e au 17e n'ont pas d'existence réelle et sont conférés avec le 18e degré (Chevalier Rose-Croix). De même pour les grades du 19e au 29e conférés avec le 30e (Chevalier Kadosch). Viennent ensuite les 31e, 32e et 33e degrés qui constituent la haute maçonnerie. Au total le Grand Orient a donc limité le nombre réel de grades alors que d'autres obédiences n'ont pu se satisfaire des 33 degrés du rite écossais et que l'on trouve par exemple 90 grades dans le rite de Memphis-Misraïm.

(7) Chaque procès-verbal est suivi d'une page réservée aux signatures sur laquelle sont mentionnées, à part, celles des frères "visiteurs".

(8) Cette référence et la suivante nous ont été fournies par M. Alain Le Bihan qui mène à bien un travail considérable sur Le Grand Orient et la Franc-Maçonnerie parisienne à la fin du XVIIIe siècle. Certaines idées erronées sur le rôle de la Franc-Maçonnerie pendant la Révolution se trouveront dissipées.

(9) Abbréviations: f.: = frère; ff.: = frères; O.: = Orient et G.: O.: = Grand Orient; V.: = vénérable.
En langage maçonnique une loge est à l'Orient de la ville où elle siège.
Dans les documents du Grand Orient on trouve couramment la forme "atteliers" parfois utilisée au XVIIIe siècle. Quant au mot maçonnique il s'écrivait encore avec un seul n en 1838 et la Revue maçonnique de Lyon et du Midi nous apprend dans son tome II de 1839, p. 95, que "Le Grand Orient vient d'ajouter un n au mot Maçonique qui jusqu'à ce jour avait le privilège de n'en avoir qu'un".
Dans les textes cités nous respectons évidemment syntaxe et orthographe.

(10) Ainsi fut fait comme on peut le constater dans les Procès-Verbaux de la Chambre des Provinces, 3e registre (1786-1788), 529e assemblée, pp. 6-7 du P.-V. Ayant pris connaissance des faits que nous signalons, "la Chambre, sur les conclusions du V.: f.: Orateur a arrêté qu'il serait écrit à la L.: La Parfaite à l'O.: de Nantes pour lui demander les motifs qui l'on engagée à refuser l'entrée de son Temple à ce f.: algérien, si toutefois il en existe d'autres que celui de la différence de religion sur lequel elle s'est appuiée".

(11) FM1 89: Procès-Verbaux des Trois atteliers réunis, 52e assemblée, 11 avril 1786.

http://www.php4arab.info/ghosn/revaf/html/n20_59/masonery.html