Ce texte du célèbre
ethnopsychiatre Tobie Nathan, auteur notamment de "L’influence qui guérit"
(éd. Odile Jacob) est la préface du livre de Fabrice Hervieu-Wane, "Une
boussole pour la vie".
Dans
une cité lacustre, au Bénin, les jeunes gens, à l’orée de l’âge adulte, plongent
tout au fond du lac pour en ressortir six mois plus tard, une larme scarifiée au
coin de chaque œil. Disparus aux yeux de leurs proches qui les pleurent comme
s’ils étaient morts ; accueillis, dit-on, par les divinités de l’eau, leurs
nouveaux parents, auprès desquels, ils constitueront une nouvelle “fratrie”, une
confrérie. Que se passe-t-il durant ces six mois passés dans un ailleurs, un
espace où les humains ne sauraient survivre ? Ils n’étaient sans doute pas au
fond de l’eau au sens propre, mais il est certain que tout a été mis en œuvre
pour qu’ils rencontrent les divinités de l’eau. Il est un fait que ces
jeunes-gens seront, toute leur vie durant, des crocodiles… Non pas “comme des
crocodiles”, mais “des crocodiles” ! Leur “substance” s’est transformée au cours
du rituel - on dit parfois que “leur chair a été cuite”. Certes, ils ont
traversé des épreuves dont on sait qu’elles avaient un certain nombre de
caractéristiques : elles étaient apparemment absurdes, elles étaient plutôt
violentes ; de plus, ils ont dû subir la violence et la douleur des inscriptions
corporelles… Et si l’on se demande pour quelles raisons il était nécessaire de
souffrir à ce point, de risquer sa vie et peut-être même sa santé mentale, la
réponse est évidente : “pour grandir !”
Des rituels d’initiation,
il y en avait tant naguère encore - les circoncisions en groupes dans les
sociétés d’Afrique de l’Ouest, les “ retraites ” en brousse des “ sociétés de
chasseurs ”, les interminables séances de tatouage des sociétés d’Indonésie,
sans parler des rites les plus violents de subincision en Australie… Mais le
monde a changé ! Un jeune homme de Ouidah me confiait récemment qu’il avait
refusé les profondes scarifications sur les joues car il envisageait de partir
poursuivre ses études de mathématiques aux États-Unis et ne voulait pas avoir à
répondre aux questions que lui poseraient inévitablement ses camarades
d’Université.
Ces rituels sont
indubitablement des traumatismes : traumatisme du non-sens, en premier lieu, de
se voir imposer d’incompréhensibles épreuves, traumatisme des frayeurs,
quelquefois savamment mises en scène, traumatisme physique, aussi, des douleurs
et des blessures… “
Il faut traumatiser pour éduquer ”, voilà en substance ce que semblaient
prescrire les sociétés traditionnelles par l’entremise de tels rituels. Mais le
mot “ éduquer ” n’est peut-être pas celui qui convient le mieux. Peut-être
vaudrait-il mieux dire “ fabriquer ”, pêtrir, “ cuire ”, comme l’on chauffe le
métal avant de le façonner pour lui donner sa forme définitive… Mais si les
rituels ont tendance à disparaître, la question de leur fonctionnalité reste
toujours d’actualité. Car, ce que l’on sait, c’est que plus une expérience est “
traumatique ”, plus elle a tendance à fixer la mémoire de manière
photographique. La frayeur fixe le temps ; la douleur inscrit l’événement sur le
corps propre ; et l’absurdité des injonctions contraint à se remémorer les
séquences à l’identique puisqu’il est impossible alors de relayer la mémoire par
de la cohérence. Ainsi comprenons nous que le rituel d’initiation apparaît
là-même où il est nécessaire de transmettre à l’identique ; là-même où la
société ne fait pas confiance à la mémoire des hommes ; là où l’on souhaite
déconnecter le contenu du vecteur. Tout se passe comme si les sociétés à rituels
d’initiation souhaitaient transmettre un message de génération en génération
sans que les humains reponsables de cette transmission n’en aient jamais eu
connaissance, de peur qu’ils ne le corrompent. Les initiés sont messagers d’un
texte dont ils n’ont jamais eu connaissance, qu’ils transmettent à leur tour, à
l’identique à une nouvelle génération d’initiés qui ne le connaîtront pas
d’avantage.
Tel est l’avantage que
l’on pourrait dire “ cognitif ” de tels rites. Quant aux fonctions
psychologiques, si souvent évoquées dans les textes de psychanalyse et
d’ethnopsychanalyse des années ‘70’, quoiqu’indéniables, elles me semblent
secondaires et, pour tout dire, la conséquence des fonctions cognitives. Le
non-sens coagule les individualités, regroupe les personnes autour d’une
autorité censée détenir le sens. Surmonter la douleur rend digne d’appartenir ;
et les marques corporelles deviennent, en toute logique, les signes d’une
appartenance commune. Combien d’hommes-crocodiles, dans les rues de Cotonou,
reconnaissables à cette larme creusée dans la chair le long d’une cicatrice
initiale ; combien d’hommes-léopards aux moustaches inscrites dans la chair de
leurs joues…
Construction d’une mémoire
commune, fabrication d’êtres “ de même chair ”, constitution sociale de groupes
de semblables, telles sont d’évidence les conséquences et donc probablement les
fonctions psychologiques de tels rites. L’on devine aisément qu’ils conviennent
à des sociétés dont le problème est de préserver le savoir ; des sociétés qui
doutent de la capacité de leurs membres à le transmettre fidèlement ; des
sociétés, enfin, où les anciens savent infiniment plus que les jeunes adultes.
Ces trois caractéristiques n’existent évidemment plus de nos jours : le savoir
est transmis sur des supports fiables, totalement indépendants des vecteurs
humains et il n’existe plus aucune raison pour que les jeunes soient moins
savants que leurs aînés.
Pourtant, si les rites
disparaissent, perdant leur fonctionnalité cognitive, en l’absence de ces
initiations fortes et ancrées culturellement, on observe chez les jeunes des
sociétés développées des comportements que l’on pourrait considérer comme des
rites de substitution : l’initiation à la violence, à la drogue, à la
délinquance ou à l’intégrisme religieux - comportements où l’on retrouve les
trois dimensions des rituels d’initiation : frayeur, douleur et non-sens… Comme
s’il existait une insistance sociale, une rémanence de la fonction psychologique
de rituels ayant perdu leur fonction structurale.
De là l’idée de Fabrice
Hervieu-Wane de réintroduire délibérément une part de rituels initiatiques dans
notre système éducatif. D’abord les réserves : initiation et éducation relèvent
de deux philosophies antagonistes. D’un côté les sociétés modernes qui
prétendent expliquer, justifier, s’adressent à des êtres de raison déjà
constitués. De l’autre, des sociétés à initiation, où le rite de passage n’est
jamais justifié, car il y perdrait sa raison d’être ; où l’on façonne une
matière informe, où l’on doit défaire plutôt que bâtir. Les premières se situent
dans une temporalité de la progression, où les acquisitions s’accumulent année
après année jusqu’à constituer l’être qui advient au terme d’une longue - d’une
très longue - maturation. Les autres organisent des mondes du saut qualitatif
brutal, des univers où la métamorphose est possible. Chaque étape de la vie de
la personne, puberté, mariage, naissance du premier enfant, mort des parents,
peuvent être l’occasion d’une nouvelle métamorphose.Des sociétés, donc où
changer de statut conduit à changer de nature.
Métapmorphose est bien le
mot correct et appelle les comparaisons avec les métamorphoses que l’on peut
observer dans le monde des invertébrés. Le ver s’enroule dans un cocon où se
déroulera une véritable déliaison de son être. Il perdra sa forme, ses organes,
ses fonctions jusqu’à devenir une sorte de bouillie vivante informe. Mais c’est
de cette décomposition que pourra naître une nouvelle forme, un papillon.
Métamorphose extrême puisque le nouvel être exploitera un espace radicalement
différent : autant le ver était lié à la terre dans sa reptation, autant le
papillon en sera indépendant, partant aussitôt investir les airs. Métamorphose
donc avant d’investir de nouveaux milieux… Philosophie de l’éducation d’un côté,
de la progression, de la constance de l’être ; philosophie de l’initiation de
l’autre, du changement radical de nature, de milieu, de la métamorphose. On voit
mal, à priori, comment opérer un dosage où à la raison de l’une, on viendrait
ajouter la dynamique de l’autre… D’autant qu’il se pose aussi des problèmes
d’éthique.
Les sociétés modernes qui
ont manifestement pris le parti d’une philosophie de l’éducation, ont une
certaine conception de l’égalité des êtres. Il va de soi pour un tel monde qu’un
enfant de six mois est un citoyen à part entière, qu’il doit jouir des mêmes
droits qu’un adulte ayant conquis sa place dans le système social. Alors que
pour les sociétés à initiation, un non-initié ne jouit d’aucune existence propre
et, par conséquent, d’aucun droit.
Pourtant, les systèmes
éducatifs modernes, démocratiques par nature, ceux-là mêmes qui postulent que
tout être correctement éduqué deviendra un citoyen responsable se révèlent au
bout du compte impitoyablement sélectifs et inégalitaires. Alors que les
systèmes initiatiques qui paraissaient inégalitaires au premier regard finissent
par intégrer toutes les personnes, même si c’est dans des niches spécifiques.
Car s’il n’existe qu’une nature, identique pour chacun, les différences seront
de degré, conduisant à des classements et in fine à des exclusions.
En revanche dans un monde qui admet des natures multiples, les différences
viendront se distribuer dans des fonctions organiquement distribuées.
C’est ainsi que l’on
observait naguère d’étranges paradoxes dans les sociétés traditionnelles
africaines : des aveugles devenus devins, des mégères devenues habitées des
dieux ou des psychopathes devenus gardiens du temple. C’est ainsi que je
m’explique cette insistance opiniâtre de l’initiation, sa résurgence spontanée
dans les jeunes générations, époque après époque : par une lutte contre
l’exclusion, par un refus d’abandonner des êtres échappés des grilles
d’évaluation, par une sorte de spasme de rejet d’un monde gigantesque dont toute
la violence est concentrée dans sa linéarité. C’est pour cette raison que je
souscris à mon tour au projet de Fabrice Hervieu Wane, malgré toutes les
difficultés qu’il présente, d’introduire une part d’initiation à l’intérieur du
fonctionnement éducatif. J’en attends pour ma part des propositions originales
pour récupérer sans condescendance, sans mépris, les laissés pour compte du
système. Je voudrais croire sincèrement - et non pas par coquetterie
démocratique - qu’il est possible d’insérer dans notre monde les exclus par leur
étrangeté et non pas en les contraignant à s’inscrire à un nouveau dernier
échelon de la grille spécialement créé pour eux.
Les éducateurs, les
enseignants, les familles trouveront dans ce livre des façons d’inverser les
perspectives, de voir dans le fugueur un adepte spontané du voyage initiatique,
dans le jeune drogué un expérimentatteur de substances, dans l’anorexique un
explorateur des capacités mystiques du jeûne… De ce point de vue, le livre de
Fabrice Hervieu Wane est bien plus qu’un nouveau livre sur l’adolescence. Il est
un véritable livre de morale contemporaine. À lire et à relire... •
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