Durant la seconde moitié du XIXe
siècle, la pression européenne sur
le Maroc avait atteint un degré tel
que la politique d’isoloment suivie
auparavant par
Moulay-Abderrahmane était devenu
suicidaire. Aussi, Mohamed-IV et
Hassan I essayaient-ils avec
opiniâtreté et perséverance de
mettre en œuvre une politique
réformiste susceptible d’adapter le
pays aux nouveaux défis
internationaux.
Les réformes administratives Les
deux défaites militaires de 1844 et
1860 ont fini par convaincre le
Makhzen de la nécessité d’introduire
des réformes profondes sur les plans
administratif, militaire, économique
et monétaire. En effet, avant le
règne de Mohamed-IV, le sultan
n’avait réellement qu’un seul
ministre (Al-Sadr al-A’dham) qui
était le premier collaborateur du
roi et s’occupait aussi bien des
affaires intérieures que des
affaires extérieures du pays.
Mohamed-IV créa le ministère de la
guerre dirigé par le chef suprême
des armées (Al-‘allaf al-kabir), et
le ministère de la justice (Wizarat
al-shikayat). Quant à Hassan I, il a
créé le poste de ministre de
finances (Amin al-umana) qui
centralise sous sa responsabilité
les différentes administrations
financières du royaume. Elles ont
été groupées en trois sections ayant
chacune à sa tête un amin: "amin
al-dakhil" pour les recettes, "amin
al-kharij", pour les dépenses et "amin
al-hassab" pour la vérification des
comptes. Ces administrateurs, écrit
A. Laroui, “ont introduit une
certaine "rationalisation" dans
l’administration fiscale,
l’intendance des palais sultaniens,
l’exploitation des ‘azibs (domaines
fonciers), l’organisation de la
douane, des droits des ports et
marchés, de la poste chérifienne,
etc.; les livres de comptes qui
remplissent les archives du temps de
Mohamed-IV et Hassan I leur sont
dus.” (A. Laroui, Les Origines
sociales et culturelles du
nationalsime marocain, p. 89).
Hassan I a également créé le
ministère des affaires extérieure et
a réorganisé le service des
secrétaires de la Cour (Kuttab
al-dawawin).
Vue l’importance qu’avaient acquise
les relations avec le monde
extérieur et surtout l’Europe, le
ministère des affaires extérieures
était devenu une grande structure.
Son responsable s’occupait notamment
des affaires des protégés (Mahmiyyin),
des relations entre le sultan et les
ambassadeurs des pays étrangers, des
traités internationaux et de la
correspondance avec les
gouvernements étrangers. Aussi,
Mohamed Lamfadel Gharrit fut le
pemier à assumer la responsabilité
du ministre des affaires étrangères.
Par ailleurs, le Makhzen a créé à
Tanger le poste du représentant du
sultan (Al-Na’ib al-sultani) auprès
des représentations diplomatiques
des différents pays étrangers. Cette
fonction fut successivement assumée
par Mohamed Al Khatib Al Titouani,
Mohamed Bargach et Mohamed Torres.
L’un des aspects de la réforme
inaugurée par Mohamed-IV, fut
l’établissement des relations
politiques, culturelles et
économiques avec l’Egypte et l’Etat
ottoman. C’est dans ce cadre-là que
s’inscrit la mission d’ouvriers
qualifiés égyptiens chargés de faire
tourner l’usine de sucre fondée par
Mohamed-IV à Marrakech et l’envoi en
Egypte d’étudiants marocains en vue
de se former dans les techniques de
l’impression et dans les disciplines
militaires. De son côté, Hassan I
envoya une ambassade dirigée par Haj
Larbi Bricha aurpès du sultan
Ottoman Abdelhamid II.
Les réformes militaires Jusqu’à la
défaite d’Isly (1844), l’ogranisation
de l’armée marocaine était la même
que Celle en vigueur sous le règne
de Moulay-Smaïl. L’essentiel de
l’armée était formé par les
contingents guich avec un armement
et une tactique archaïque.
L’armée marocaine souffrait
terriblement de l’absence de
discipline et de la non maîtrise des
techniques et des sciences modernes.
C’est Mohamed-IV, en tant que prince
héritier puis sultan, qui a initié
la réorganisation de l’armée en
créant un corps d’infanterie à
l’européenne. Hassan I en a fait un
corps de soldats
permanents. Il substitua au
traditionnel recrutement tribal un
rectrutement plus national et passa
de nombreuses commandes d’armes et
de munitions auprès de
divers pays européens. Il a
notamment essayé de se dégager par
rapport à l’extérieur en créant des
fabriques d’armes au Maroc telle la
"Makina" à Fès, et
développa la cartoucherie de
Marrakech qui fut crée par
Mohamed-IV. Il a également accordé
une grande importance à la formation
en envoyant des
centaines de jeunes marocains dans
des académies militaires étrangères.
Parallèlement à cela, il a fait
appel à des instructeurs militaires
étrangers belges, français, anglais,
italiens et espagnols. Hassan I
essaya aussi de doter le pays d’une
marine moderne susceptible de
surveiller les côtes, de faire
diminuer la contrebande et
développer les moyens de transport
maritimes. Il a, ainsi, commandé
deux canonnières et une corvette à
l’Italie, a acheté un vapeur
"hassani" à Liverpool qui entra en
service en 1882. Son fils,
Moulay-Abdelaziz a aussi acqui un
vapeur moins important , le "Sid
Turki", acheté en Allemagne.
Les réformes économiques et
financières
Le développement économique du
pays se heurtait au XIXe siècle à la
situation archaïque des moyens de
communication. Aussi, les efforts de
Mohamed-IV et de Hassan I se
portèrent sur les infrastructures de
communication (routes, ponts, ports,
projet de chemin de fer, etc.). Dans
le domaine agricole et industriel,
ils
encouragèrent les projets
d’implantation de coton et de canne
à sucre dans le Haouz et le Souss.
Ainsi, Mohamed-IV fonda une
manufacture et une cotonnade à
Marrakech. A Tanger fut monté un
moulin à vapeur, et à Fès fut
introduite la première imprimerie.
Des projets de fabrique de papier à
Essaouira et de verrerie à Tanger
ont été élaborés ainsi que le début
d’exploitation de certains gisements
miniers (charbon, plomb et cuivre).
Conscient de la nécessité vitale
d’une monnaie saine et solide pour
toute entreprise de réforme
économique, Mohamed-IV, décida en
1869 une réévaluation de la monnaie
marocaine pour arrêter sa
dépréciation et la diminution des
revenus de l’Etat qui en résulte.
Hassan I continue les réformes
initiées par son père et décide en
1881 de frapper de nouvelles pièces
d’argent pour donner à la monnaie
marocaine l’étalon qui lui manquait.
La nouvelle monnaie frappée à Paris
comprend le "Rial hassani", le "Nass-rial",
le "Rbaâ-rial" et le dixième ou "Zouj
Belliour". Du fait que le "Rial
hassani" pèse 20% de plus que la
piastre espagnole, il a été exporté
frauduleusement et a fait l’objet
d’une grande spéculation. Aussi,
Hassan I décida-t-il en 1893 de
retirer de la circulation les
dernières pièces hassaniennes
existantes encore.
Deux années plus tard fut frappée
une nouvelle monnaie aux mêmes titre
et poids que la pièce de 5 Francs,
mais la stabilité monétaire n’a pas
pu être atteinte Les efforts
réformistes du Makhzen aboutirent à
un échec quasi total. De nombreux
facteurs ont contribué à ce résultat
désastreux, mais la cause principale
réside peut-être dans le fait que l’Etat
n’a pas réussi à mobiliser la
société. Le peuple, mal informé,
avait une opinion négative sur les
réformes initiées par le sultan et
il suivait les oulémas conservateurs
qui y voiyaient des innovation (bida’)
contraire à l’esprit de l’Islam.
Un courant anti-réformiste très fort
avait ses défenseurs au sein même du
Makhzen. Les fortes pressions des
puissances européennes avaient, par
aulleurs, réduit la marge de
manœuvre du Makhzen et avaient
contribué à l’aggravation de la
crise marocaine.
L ’ entrée de l ’ imprimerie au
Maroc
Si le Maroc a été le dernier pays
maghrébin à tomber sous la
domination européenne, il fut aussi
le pays qui a le plus résisté aux
nouvelles techniques tels les moyens
modernes de transport ou de
diffusion des connaissances comme l
’ imprimerie. La technique
lithographique d ’ impression a vu
le jour vers la fin du 18e siècle et
elle fut introduite par les français
en Algérie (1845) et en Tunisie
(1860).
Dans sa relation de voyage, l ’
ambassadeur Ibn Idris en a fait une
description détaillée en 1860, mais
la nouvelle technique ne fut
introduite au pays, dans sa version
arabe, que vers 1865. il a même
fallu, selon A. Laroui, un
subterfuge pour familiariser les
Marocains avec ces nouvelles
machines: “ le matériel fut acheté
en Egypte par un obscur cadi de
Taroudant qui, par la suite, en fit
don au sultan Mohamed-IV.
Un imprimeur Egyptien, engagé
pour un an, accompagna le matériel
et put produire le premier livre
lithographié au Maroc en mars 1865.
” (A. Laroui, Les Origines sociales
et culturelles du nationalisme
marocain , p. 202) La nouvelle
imprimerie arabe fut d ’ abord
installé à Meknès avant d ’ être
transférée à Fès où elle fonctionna
jusqu ’ en 1871, au lieu dit Zankat
al Barqouqa. Durant cette période, l
’ imprimerie avait produit six
ouvrages dont un en cinq volumes. De
nombreux artisans marocains furent
formés dont le célèbre Larbi Lazrak.
A partir de 1872, elle devient
une affaire privée gérée par Hadj
Tayeb-Ben-Mohamed Lazrak. Ainsi, la
famille Lazrak qui s ’ est
spécialisée dans la technique de l ’
imprimerie a pu produire, à la fin
du XIXe siècle, près de quarante
ouvrages. A l ’ aube du XXe siècle,
Fès comptait quatre ateliers
lithographiques, dont l ’ un resta
en fonction jusqu ’ en 1944. Quant à
l ’ imprimerie typographique, elle
fut d ’ abord introduite à Tanger en
1880 pour publier des journaux en
langues européennes.
Ce n ’ est qu ’ en 1889 que fut
introduite dans la même ville une
imprimerie typographique arabe pour
publier le journal Al-Maghrib. Il a
fallu attendre 1908 pour que le
sultan Moulay-Hafid fasse venir à
Fès une première imprimerie
typographique achetée au Caire.
Conférence de Madrid 1880
Moulay-Hassan-I avait hérité du
système de la protection accordé par
les puissances européennes aux
négociants étrangers et à leurs
courtiers et collaborateurs
marocains. Ce grave problème qui a
marqué les relations
maroco-européennes tout au long du
XIX siècle, constituait une
véritable atteinte à la souveraineté
du pays.
Le sultan Moulay-Hassan-I et
Mohamed-IV avant lui, ont essayé de
maîtriser les conséquences négatives
du système et d ’ éliminer les abus
auxquels il a donné lieu. La
conférence de Madrid s ’ inscrit
dans le cadre des efforts déployés
par le Makhzen afin de résoudre le
problème. La réunion s ’ est tenue
du 19 mai au 3 juillet 1880, avec la
participation de toutes les
puissances européennes ayant une
représentation au Maroc.
Celui-ci, soutenu par la
Grande-Bretagne et comptant sur la
compréhension des Etats-Unis d ’
Amérique, demande une limitation et
une réforme du système de la
protection. Cependant la conférence
aboutit à un résultat différent de
celui souhaité par le Makhzen.
Elle a, en effet, affermit la
protection en étendant ses
privilèges à l ’ ensemble des
puissances occidentales. L ’
intransigeance et la brutalité de la
position française appuyée par l ’
Allemagne, ne facilita pas la tâche
de la délégation marocaine. En
reconnaissant aux européens le droit
d ’ acquérir des propriétés au
Maroc, la conférence de Madrid
marqua ainsi la fin de l ’
indépendance du Maroc.
Les échos de la Salafiya au
Maroc
Durant
la seconde moitié du XIX siècle, un
courant d ’ idées dirigé par Jamal
Eddine Al-Afghani, Mohamed Abduh et
Abderrahmane Al-Kawakibi s ’ est
imposé en Egypte et dans le
Moyen-Orient arabe en général. Il s
’ agit d ’ un courant réformiste qui
tout en étant attaché aux sources de
l ’ Islam (Le Coran et la Sunna), a
été tourné vers le présent social et
politique des sociétés
arabo-musulmanes. Ses défenseurs n ’
hésitaient pas à adopter toutes les
solutions technologiques,
institutionnelles et culturelles
modernes pourvu qu ’ elles ne s ’
opposent pas de façon directe et
manifeste à la foi musulmane.
Ce courant est appelé la Salafiya
ou la néo-salafiya pour la
distinguer de la salafiya du
mouvement wahhabite qui est né en
Arabie au XVIIIe siècle. Il a eu,
comme le wahhabisme, des échos au
Maroc et il a trouvé parmi les
oulèmas marocains de fervents
défenseurs de ses thèses aussi bien
théologiques que sociales.
C ’ est le cas notamment de
Mohamed-Ben-Al-Madani Guennoun (mort
en 1885) qui était le maître de sa
génération et qui a mené, au nom d ’
une conception stricte de la "shari
’ a", une campagne contre le "sama ’
" (utilisation des instruments de
musique à des fins culturelles) dans
les réunions des confréries
mystiques.
C ’ est le cas également de l ’
historien marocain Ahmed Ben-Khalid
Al-Naciri, l ’ auteur de la fameuse
chronique Al-Istiqsa ’ dont le
dernier tome expose une certaine
conception du salafisme. Au début du
XXe siècle apparut une nouvelle
génération d ’ ouléma salafistes
dotés d ’ une conscience aiguë de la
situation politique du Maroc et des
pays musulmans en général. On compte
parmi les plus illustres animateurs
du salafisme de cette époque le
Cheikh Mohamed-ben-Jaâfar el-Kettani
(mort en 1927), auteur de la célèbre
Nasihat ahl al-Islam qu ’ il lança à
partir de Médine, ou Ahmed
Ben-el-Mouaz, homme de lettres qui s
’ est chargé de la rédaction de la
beia de Moulay-Hafid .
Cependant, la véritable
implantation des idées salafistes
dans la société marocaine n ’ aura
lieu qu ’ au lendemain de la
signature du traité du protectorat
en 1912. cela grâce au dynamisme
réformiste d ’ éminents savants
comme Abou Chouaïb Doukkali ,
Mohamed-Ben-Larbi Alaoui , Mokhtar
Al-Sousi , Boubker Zniber, Abdellah
Guennoun , Mohamed Ghazi ou Bouchta
Jamai . |