Hubert LYAUTEY
(Nancy,
17 novembre 1854 - Thorey,
27 juillet 1934)
Par Marc Nadaux
Louis Hubert Gonzalve Lyautey naît
le 17 novembre 1854, à Nancy, au 10 de la rue Girardet, dans un bel
hôtel particulier voisin de la place Stanislas, où résident ses parents.
Son père, Just Lyautey, ingénieur des Ponts et Chaussée, à l’époque
chargé de construire un secteur du canal de la Marne au Rhin, est issu
d’une famille de la grande bourgeoisie franc-comtoise. L’année
précédente, il s’est uni à Laurence de Grimoult de Villemotte,
descendante d’une lignée dont les origines normandes sont attestées
depuis le XIème siècle, anoblie à la veille de la Révolution. Au mois de
mai 1856, lors d’une cérémonie militaire en l’honneur du baptême du
Prince impérial, le nourrisson est victime d’une chute. Il tombe du
premier étage du domicile familial et survit miraculeusement. Plus tard,
l’enfant se plaint de douleurs dorsales. Atteint à la colonne
vertébrale, on décide de l’opérer. Avec succès. Hubert Lyautey demeurera
cependant deux années alité, de 1859 à 1861. Toute son enfance sera
faite de soins maternels et d’isolement.
Jusqu’à l’âge de dix ans, son éducation est confiée à mademoiselle
Slavinska, une institutrice. En 1864 enfin, il est inscrit au Lycée de
Nancy. Bientôt, devant la persistance de ses douleurs lombaires, ses
parents renoncent à le scolariser et lui donnent un répétiteur. Formé
aux idées politiques et religieuses de sa famille (royaliste et
catholique), le jeune Lyautey est avide de lectures, celles qui content
les exploits militaires du passé, qui mêlent également géographie et
voyages d’exploration. Une sœur, Blanche, naît en 1867. Hubert peut
bientôt retrouver ses camarades au Lycée, pour peu de temps néanmoins
puisque les Lyautey, suite à une promotion obtenu par Just, doivent
s’installer à Dijon, dans la vieille ville, dans l’hôtel de Broin. Au
Lycée de la ville, le jeune homme crée un bataillon, animé par un
journal, Le Courier de l’Armée, alors que les forces françaises,
qui doivent lutter contre les troupes prussiennes sont battues à Sedan.
Bachelier au mois de juillet 1872, Hubert Lyautey gagne ensuite
Versailles, toujours pour suivre la carrière professionnelle de son
père. Celui-ci, caressant l’espoir que son fils suive ses traces,
l’inscrit à l’école Sainte-Geneviève, où l’adolescent doit préparer son
entrée à l’École Polytechnique. Indécis quant à son avenir, il est
également reçu à Saint-Cyr, qui accueille à l’époque nombre de jeunes
gens d’illustres familles, avides d’une carrière militaire et de
revanche face à l’ennemi allemand. Le jeune homme étouffe cependant dans
le cadre strict de la vie de caserne, avant qu’il ne fasse la rencontre
du capitaine Albert de Mun. Ce dernier le fait entrer au sein du Cercle
catholique de Montmartre, qu’anime la pensée du sociologue Frédéric Le
Play. Il s’agit ainsi pour ces fils de famille « d’aller au peuple ».
Classé 29ème sur 281 à sa sortie de Saint-Cyr en 1885, Hubert Lyautey
est admis à l’école d’État-major, où l’on forme les futurs cadres de
l’armée française. Les cours et débats qui traitent de tactique et de
technique militaire décuplent son ennui. A tel point que le futur
officier s’inscrit également aux cours de la faculté de droit. Lui
manque aussi le contact humain, celui du commandement et de l’homme de
troupe. Aussi décide t-il à deux reprises d’entreprendre une retraite
hivernale au monastère alpin de la Grande Chartreuse. , Il est nommé
lieutenant le 31 décembre 1877, après avoir été reçu 10ème sur 24 au
brevet d'état-major. Alors qu'il bénéficie d’un congé de deux mois, son
ami et camarade de promotion Prosper Keller lui propose de voyager en sa
compagnie à travers l’Algérie. Cette découverte des grandes étendues
africaines, ce style de vie le marquera à jamais.
A son retour, le jeune officier rejoint son régiment, le 20ème Chasseurs
à Cheval, dans sa garnison de Rambouillet, avant d’être muté à
Châteaudun, après avoir accomplit son stage de cavalerie. Plus près des
siens, Lyautey y passera deux années, avant de demander un congé pour
raison de santé. Le 1er août 1880 il est à Sézanne, affecté au 2ème
Hussard. Puis c'est l'Algérie, à Orléansville. Fort peu enclin à
cultiver les amitiés dans cette garnison sans relief, Lyautey apprend
l’arabe et fréquente le désert et ses populations. L’année suivante
cependant, le général Baudin l’appelle auprès de lui à Alger, en tant
que chef d’état-major de la subdivision et de la place. Ce travail de
logisticien (ses fonctions consistent à organiser les embarquements des
troupes françaises de retour en métropole), l’occupe sans le passionner,
lui qui rêve de s’enfoncer dans les grandes étendues de l’intérieur
algérien. Lyautey retrouve ces régions au mois de mai 1882, quand son
escadron gagne Miliana. Lui, part encore plus avant vers le sud, au
poste avancé de Teniet-el-Haad. Quelques mois plus tard, promu capitaine
au choix (à moins de vingt-huit ans donc), Lyautey est à Bruyères, en
plein cœur des Vosges, avec le 4ème Chasseurs. Un congé lui permet
d’entreprendre un « voyage d’étude » à Rome. Après une entrevue à Goritz,
en Autriche, avec le comte de Chambord, prétendant au trône, l’officier
est reçu par le pape Léon XIII.
De retour en France, en manœuvre avec son régiment au camp de Chalons,
le capitaine Lyautey se fait remarquer du général L’Hotte, inspecteur de
la cavalerie, qui le choisit comme aide de camp. Pendant les quatre
années qui suivent, il suit son nouveau chef dans ses tournées
d’inspection. A Commercy, puis à Tours, c’est l’occasion pour lui, au
delà d’une vie faite de mondanité et d’un travail harassant, de se
familiariser avec la tactique militaire, alors en plein renouvellement,
d’étendre également ses connaissances du milieu militaire, en visitant
les garnisons, en prenant contact avec tel ou tel chef de corps. Au mois
de mai 1886, il s’installe cette fois-ci à Paris, son supérieur étant
désigné pour succéder au général de Galliffet à la tête du Comité de
cavalerie. Lyautey qui, pourtant, regrette son entrée à Polytechnique et
sa vie passée dans les couloirs feutrés des états-majors, commence à
susciter les jalousies. Il quitte ses fonctions d’officier d’ordonnance
pour être nommé le 19 novembre 1887 capitaine-commandant au 4ème
Chasseurs à Cheval, à Saint-Germain-en-Laye. Au cours de ces dernières
années, Hubert Lyautey a laissé mûrir ses convictions. Si sur le plan
spirituel, il s’est laissé gagner au scepticisme, ses ambitions ont
mûri. Être du monde, voilà un objectif en soi, car ce statut permet
l’indépendance d’esprit et d’attitude à laquelle aspire l’esthète qu’il
est devenu.
Dans la capitale, le capitaine Lyautey fréquente à présent la haute
société, et ses salons réputés. Il se lie avec le tout-Paris littéraire
et artistique. Auprès du colonel Donop, le jeune officier est enfin à la
tête d’une troupe, un escadron. Se souciant du confort des soldats, il
crée un foyer, une pièce de réunion et de lecture à leur disposition. A
ses subordonnés, il impose d’être au contact des hommes, de les
connaître. Cette entreprise de régénération de la vie militaire reste
confinée à l’intérieur du cadre du régiment, au moment pourtant où elle
apparaît comme étant indispensable dans l'ensemble de l'armée.
Réapparaît en effet à cette époque un certain anti-militarisme de
littérature, qui se nourrit notamment de l’expérience du service
militaire qu’ont connue les auteurs. Citons entre autres Le Cavalier
Miserey, ce récit de la déchéance morale d’un homme dont la cause
directe est la vie abrutissante qui est la sienne en caserne. « L’Arche
sainte », « l’instrument de la Revanche » ne fait donc plus l’unanimité
chez les Français, alors que se profile à l’horizon le spectre de
l’Affaire.
Sous la demande d’Hubert-Melchior de Vogue, un critique littéraire de
talent, Hubert Lyautey fait paraître dans la Revue des Deux Mondes
un article écrit de sa main, mais non signé (car l’officier est en
activité de service), au titre évocateur : « Du rôle social de
l’officier dans le service militaire universel ». Publié dans le
numéro du 15 mars 1891, ce texte fait grand bruit, car il prône l’action
sociale dans l’armée. Au delà d’une formation purement militaire,
Lyautey recommande, suivant son propre exemple, une action éducatrice au
sein de la caserne et à destination de la jeunesse française, appelée à
faire partie de la communauté des citoyens. Si la presse est élogieuse,
il faudra cependant attendre le siècle suivant et les initiatives du
général André, pour voir les recommandations du capitaine de cavalerie
mises en pratique. On reconnaît bientôt sa plume et Lyautey est convoqué
dans le bureau du ministre de la Guerre, Charles Freycinet. Celui-ci le
réprimande sévèrement. Les éloges d’Albert de Mun le touchent davantage.
Il reçoit également un courrier abondant, ainsi que des fonds
substantiels qui permettent d’équiper les bibliothèques des régiments
demandeurs. Le voilà promu conférencier, multipliant également les
réunions au sein des milieux intellectuels parisiens.
La battage fait autour de cet article fondateur, la grande visibilité de
l’officier ne nuiront pas à sa carrière. Nommé chef d'escadrons au
printemps 1893, il est affecté au 12ème Hussards, à Gray, en
Haute-Saône. Avant de rejoindre son régiment, Lyautey tire profit d’un
congé de trois mois pour effectuer un voyage en Orient, après dix années
passées en France. Quelques mois après son retour et sur la demande du
général Jacquemin, il rejoint l’état-major de la 7e division
de cavalerie à Meaux, puis l’état-major des troupes du Tonkin. Le voici
satisfait. Il avait en effet adressé à ses supérieurs une demande
d’affectation en Indochine. A Hanoi, au mois de novembre 1894, Lyautey
occupe les fonctions de chef du 2ème bureau de l’état-major et a donc
autorité sur les quatre provinces du Tonkin. Celles-ci à l’époque sont
infestées de bandes de pirates chinois, avec qui lesquelles gouvernement
français est en négociations.
Lors des cérémonies d‘inauguration du chemin de fer de Langson, il fait
la connaissance de l’illustre colonel Gallieni. L’amitié naît entre les
deux hommes, qui s’estiment mutuellement. Ensemble, ils effectuent au
début de l’année 1895 une tournée d’inspection du Haut-Tonkin. A son
retour, Hubert Lyautey se voit confiée mission d’importance. A la tête
d’une colonne de 4.000 hommes et toujours aux côtés de Gallieni, il doit
réduire Ké-Tuong, la place forte du chef pirate Baky. Le succès de
l’entreprise lui permet de recevoir la Légion d’Honneur le 1er janvier
1896. De juillet à décembre 1895, Lyautey assume ensuite les fonctions
de chef d’état-major par intérim des forces d’occupation en Indochine,
avant d’occuper le poste de chef du bureau militaire du gouverneur
Rousseau. Ceci l’oblige à de fréquents voyages aux cotés de ce dernier à
travers l’Annam, le Siam et le Cambodge. Entre temps, il est de nouveau
sollicité pour une campagne de pacification, dans la région de Ha-Giang
cette fois-ci. C’est d’ailleurs ce type d’action, mêlant occupation et
administration, et non les vastes opérations militaires et répressives
sans grand résultat, qu’il défend auprès du ministre des Colonies André
Lebon, avant d’être appelé à Madagascar auprès de Gallieni, devenu
général.
Hubert Lyautey débarque à Tamatave, le 7 mars 1897. A cette époque,
alors que la France tente d’imposer son protectorat sur les populations
de l’île, celle-ci est dans une situation de complète anarchie.
L’officier, promu lieutenant-colonel, le 7 septembre suivant, se voit
confier au cours des deux années qui suivent l’ouest de Madagascar,
qu’il parvient à pacifier. Son commandement est aussi fait de tentatives
de modernisation de l’île grâce à des constructions de routes (celle de
Majunga notamment) ou des essais de plantation dans les zones
marécageuses. A partir du mois de mai 1899 il obtient un congé, pendant
lequel il est nommé colonel, le 6 février 1899. Il a quarante-cinq ans.
A Paris, quelques mois plus tard, il prononce une conférence sur la
pacification en cours au Tonkin et à Madagascar devant les très
influents membres de l’Union Coloniale. Le texte de son discours sera
publié dans la Revue des Deux Mondes avec cette fois-ci
l’autorisation de son ministre de tutelle, le général de Gallifet, sous
le titre de « Du Rôle colonial de l’Armée ». Celle-ci se voit de
nouveau attribuer un rôle social par l’orateur, puisqu’il s’agit rien
moins que d’entreprendre une transformation complète des structures de
la société indigène et des pays sous autorité française.
Au printemps 1900, le colonel Lyautey est de retour à Madagascar. Pour
la deuxième fois, il va se trouver éloigné de la France au moment où
l’armée est au cœur d’une crise politique qui divise l’opinion. Après
l’Affaire Dreyfus, celle des fiches. Lyautey reçoit cette fois-ci la
responsabilité du sud de Madagascar, une région non encore occupée. De
Fianarantsoa, siège de son gouvernement, il prépare une expédition
militaire vers les zones forestières à pacifier. Là, il doit adapter les
directives qui lui sont données et composer avec les populations
rencontrées, leurs organisations et leurs mœurs. S’appuyant ainsi sur
les groupes ethniques qui sont attachés à un territoire, il leur impose
son autorité, oubliant le verbiage administratif et diplomatique. Le 1er
janvier 1902, fort de la soumission des principaux chefs, il décide
d’imposer un désarmement complet dans cette région de Madagascar. Au
mois de juillet suivant, Hubert Lyautey est de retour en France. Avant
son départ, il laisse quelques consignes au général Gallieni, qu’il
quitte après sept années de fructueuses collaborations, demandant
notamment à ce dernier d’adapter la législation française au degré
d’occidentalisation des habitants de Madagascar.
Suivant les conseils du général de Galliffet, Lyautey accepte le
commandement du 14ème Hussards, basé à Alençon. Il lui faut en effet
reprendre goût au commandement en métropole, celui de « ces 800
sabres qui ne sabreront jamais rien ». L’horizon de l’armée lui
apparaît désormais comme étant bien étroit. Il se consacre alors à la
rédaction d’un gros volume, que publie Lavauzelle au mois de mai 1903,
Dans le Sud de Madagascar : Pénétration militaire, Situation
politique et économique. Peu de temps plus tard, il est nommé en
Algérie, commandant de la subdivision d’Ain-Sefra, dans le sud Oranais.
Dans cette région frontalière d’avec le Maroc, la situation s’est
dégradée pour l’occupant français. Des convois ont été attaqué, ainsi
que le poste de Taghit. Les populations sont en ébullition, sans que
l’on sache comment ramener le calme. Le colonel Lyautey, à qui l’on
donne les étoiles de général de brigade, apparaît alors comme l’homme de
la situation. L’accueil qu’il reçoit de ses supérieurs est des plus
froids, à la différence de celui que lui réserve le gouverneur général
Jonnart. Lyautey a en effet demandé au ministère une complète liberté de
manœuvre.
Davantage qu’avec son ministère de tutelle, c’est avec Théophile
Delcassé, le ministre des Affaires étrangères qu’il a à lutter. Celui-ci
voit en effet d’un mauvais œil l’arrivée dans cette région sensible de
ce militaire à la trop forte personnalité, alors qu’il est en train de
négocier la conclusion et la reconnaissance d’un nouveau protectorat
français en Afrique du Nord, celui sur le Maroc. Pourtant leurs deux
démarches, pour être différentes, n’en sont pas moins complémentaires.
Le général Lyautey s’attache en effet à assurer la sécurité des routes
commerciales en établissant une ligne de postes militaires, celui de
Berguent notamment, en levant des goums (des troupes auxiliaires
d’origine indigène) comme le lui autorisent les conventions de 1903
conclues avec le sultan du Maroc Abd-el-Aziz. Cette pacification
militaire, faite de la multiplication des contacts avec les chefs de
tribus, s’accompagne de projets civils, comme la construction d’un ligne
de chemin de fer entre Beni-Ounif et Colomb-Béchar ou la création de
lieux de marché dans les oasis. Au cours de ces mois d’activité et de
voyage à travers le sud Oranais, Hubert Lyautey retrouve le père Charles
de Foucault, ancien chasseur à cheval devenu ermite.
Au mois d’octobre 1906, un opposant de l’expansion coloniale, Georges
Clemenceau, est appelé à la présidence du Conseil. Il ne peut cependant
revenir sur le mouvement engagé par la France de la Troisième République
depuis trois décennies. Au Maroc où s’achève la conférence
internationale d’Algerisas, les Français sont désormais placés sous la
surveillance des autres grandes puissances européennes, de l’Allemagne
de l’empereur Guillaume II notamment. Malgré l’opposition de son
ministre de tutelle, le général Picquart, qui lui est hostile, le
général Lyautey obtient le commandement par intérim de la division
d’Oran, autrement dit de toutes la région frontalière avec l’Algérie. Il
quitte donc son quartier général d’Ain-Sefra et gagne Oran et le
Château-Neuf, qui sera sa résidence pendant les trois années qui
suivent. Nommé divisionnaire, il foule pour la première fois le sol
marocain et va à Rabat avec Regnault, ministre de France à Tanger pour
une mission diplomatique. Le gouvernement s’est en effet décidé à agir
devant la multiplication des incidents au Maroc, que l’anarchie menace,
et des exactions commises sur les ressortissants français. Après une
première intervention contre la tribu des Beni-Snassen, Lyautey est
convoqué à Paris par Georges Clemenceau au mois de février 1908. Ayant
convaincu le président du Conseil qui souhaitait auparavant le muter à
Perpignan, l’officier général est envoyé en inspection à Casablanca,
auprès du général d’Amade, son ami et camarade de Saint-Cyr. Ayant
séduit le Tigre par sa vue claire des événements marocains, Lyautey
apparaît de plus en plus comme l’homme de la situation, qu’il considère
néanmoins comme un « bourbier ».
Mais l’inaction des autorités française le désespère. A tel point qu’il
songe à demander son retour en métropole et une affectation dans sa
Lorraine natale. D’autant que son esprit aventureux est à présent occupé
à d’autres horizons, ceux des sentiments cette fois-ci. Sur le bateau
qui le ramène de Casablanca à Oran, Hubert Lyautey a fait la
connaissance d’Inès Fortoul, veuve du colonel Fortoul et mère de deux
enfants. S’étant revus à plusieurs reprises (elle dirigea une équipe
d’infirmières de la Croix-Rouge en Afrique du Nord), ils décident
bientôt de se marier. La cérémonie a lieu au mois d’octobre 1909, en
l’église Sainte-Clotilde, à Paris. Inès désormais accompagnera
l’officier dans son existence quotidienne, à Oran comme lors de ses
chevauchées à travers le désert saharien. Après le décès de son ami
Vogue, il est enfin rappelé en métropole, non sans avoir auparavant
réussi à mettre la main sur les rives du fleuve Moulouya, à 350
kilomètres à l’ouest d’Ain-Sefra. Après avoir pris quelques repos à
Vichy au cours de l’été, le général Lyautey, qui s’est vu confier le
commandement de la division de Rennes, fait son entrée dans la ville le
2 janvier 1911. Restant au fait des événements parisiens, l’instabilité
ministérielle des années qui suivent le rend amer, d’autant plus que le
30 mars 1912, par le traité de Fez, le gouvernement Poincaré conclu
enfin un protectorat avec le Maroc, ce qui déclenche l’insurrection
d’une partie de la population. Lyautey, lui, regarde à présent à l’est,
convoitant un commandement militaire en Loraine où la guerre qui ne
manquera pas d’éclater contre l’Allemagne voisine (il en est convaincu)
portera bientôt les combats. Cependant, il est de nouveau sollicité en
Afrique du Nord. Suivant les vœux d’Alexandre Millerand, nouveau
ministre de la Guerre (dont le chef de cabinet n’est autre que le fils
de son ami Armand Rousseau, l’ancien gouverneur d’Indochine), le général
Lyautey devient le premier Résident général au Maroc.
Arrivé à Casablanca le 13 mai 1912, Lyautey, qui s’est attaché les
services du colonel Gouraud, est contraint de faire face à une situation
préoccupante. Il doit gagner Fez, menacée par la rébellion des tribus du
Rif et du Moyen Atlas. Dans la ville encerclée et qui menace également
de s’insurger, il lutte bientôt avec ses hommes contre les 20.000
assaillants, pied à pied dans la Médina. L’aide de Gouraud, qui sera
bientôt nommé général, lui est précieuse. Au cours de ces trois
semaines, Lyautey transmet à ses subordonnés un peu de son calme et de
son assurance. Il gagne également les élites de la ville par ses talents
de diplomate. Ayant évalué ses forces et leurs dispositions, l’officier
français choisit d’implanter ses troupes dans les régions littorales et
stratégiques. La conquête du Maroc intérieur, en effet, reste à faire,
et notamment celle de ces régions montagneuses aux mains des tribus
berbères. Peut-être aurait-il mieux valu procéder suivant son exemple,
en gagnant progressivement les différentes tribus du désert à l’autorité
des Français, par la confiance que ceux-ci inspirent, la force qu’ils
déploient ?
Après l’abdication de Moulay-Afid, le 12 mai 1912, Moulay-Youssef
devient sultan. Plus pondéré et plus pieux que son frère, celui-ci est
un atout pour le Résident général, qui songe en effet à s’appuyer sur
son autorité et sur l’Islam afin de gouverner conjointement le pays. Le
souverain entreprend un voyage triomphal qui le mène dans les
principales villes du Maroc. Lyautey reçoit les principaux cadis, des
chefs de guerre, dans son palais du Dar Beida, leur exposant ses projets
de développement futur. Pendant les deux années qui suivent et grâce à
des officiers de valeur (qui ont pour nom d’Espèrey, Mangin, Gouraud,
Henrys...), la pacification progresse, la diplomatie se substituant de
plus en plus aux moyens militaires. En parallèle, Hubert Lyautey
s’investit personnellement dans l’œuvre coloniale. Ayant choisit Rabat
pour capitale, il impose également le choix de Casablanca pour lieu de
création d’un grand port. Le Résident, qui se refuse à être freiné dans
son entreprise par les lenteurs administratives de la métropole, utilise
les crédits militaires afin de moderniser le réseau des routes
principales, en attendant les voies ferrées. Le 19 mars 1913, un projet
de réorganisation de la justice au Maroc est soumis au Parlement.
Soucieux qu’il est de préserver la culture marocaine, Lyautey oblige à
ce que les travaux d’urbanisme soient soumis à l’approbation de son
Service des Beaux-Arts.
Auréolé de cette réussite incontestable et jouissant à présent d’un
grand prestige dans l’opinion, Hubert Lyautey est élu à l’Académie
française, le 12 novembre 1912, suivant les instances d’Albert de Mun.
L’année suivante, le 30 septembre, à Rambouillet, il est décoré de la
Grand-Croix de la Légion d’Lonneur, des mains du résident de la
République Léon Poincaré. Le 27 juillet 1914 cependant, le ministre de
la Guerre Adolphe Messimy lui donne l’ordre de rapatrier vers la France
la quasi-totalité des troupes française et indigènes présentes sur le
territoire marocain. Quelques jours plus tard en effet, la guerre est
déclarée à l’Allemagne. « Une guerre entre Européens c’est une guerre
civile ! C’est la plus monumentale ânerie que le monde ait jamais
faite ! », s’exclame Lyautey. Au Maroc, celui-ci, fort dépité que
son ami Joffre ne l’appelle pas auprès de lui à l’état-major, meurtri
également de la destruction du château familial de Crévic, poursuit son
œuvre de pacification et de développement. Le Résident général encourage
l’artisanat local, la renaissance des foires et autres marchés urbains.
Peu enclin à l’établissement de colons, un mouvement d’ailleurs freiné
avec le déclenchement du conflit, Lyautey préside à l’établissement d’un
cadastre des terres agricoles. En ville, il favorise la création de
lycées et d’écoles primaires supérieures à destination des populations
européennes et de la bourgeoise marocaine, futurs cadres du pays en
devenir.
Au mois de juillet 1915, le Résident général est en France, sur le
front, où il visite la division marocaine. C’est l’occasion pour lui de
critiquer avec vigueur la manière dont gouvernants et militaires mènent
la guerre. Hubert Lyautey dénonce ainsi les offensives à répétitions qui
saignent l’armée française. Il faut selon lui être plus économe des
hommes. Une plus grande concertation entre les armées alliées est
nécessaire, de même que la concentration du pouvoir politique, afin de
répondre à cette situation d’urgence. Le 10 décembre 1916, Aristide
Briand fait appel à lui pour le ministère de la Guerre du nouveau
cabinet dont il est le président. Sans pour autant avoir répondu par
l’affirmative, le général Lyautey, qui souhaite auparavant une réforme
au plus haut niveau de l’État et de l’armée, est nommé. Briand a agi
avec légèreté, d’autant plus que le général Nivelle a remplacé Joffre
sans que le nouveau ministre n’ait été consulté. Dès son arrivée à
Paris, le 22 décembre 1916, le nouveau général en chef lui annonce son
plan d’une grande offensive sur le chemin des Dames. Même s’il considère
tout ceci comme étant bien mal engagé, Lyautey ne peut peser sur les
événements. Après avoir averti Poincaré, Briand et Nivelle de ses
craintes, il se voit répondre que tout ceci n’est pas de son ressort. Le
ministre s’aperçoit en fait, mais un peu tard, qu’il est placé au centre
d’une combinaison politique. A la Chambre enfin, le 14 mars 1917, ayant
eu connaissance des multiples fuites parvenues à l’ennemi concernant les
préparatifs de l’offensive du 16 avril, il refuse aux députés l’exposé
des dispositions liées à l’organisation de l’aviation. Ceux-ci crient au
scandale et Hubert Lyautey, qui se sent depuis longtemps manipulé par un
Aristide Briand soucieux avant tout de se maintenir à la tête de l’État,
démissionne. Reconduit dans ses fonctions de Résident général au Maroc,
il est de nouveau à Rabat au mois de mai 1917.
Davantage préoccupé par les événements européens, les différents
gouvernements qui se succèdent après l’armistice de 1918, le pressent de
demeurer au Maroc. Lyautey, lui, songe à prendre sa retraite. La
disparition de proches parents au cours du conflit l’a profondément
ébranlé. De plus, la conclusion d’une paix entre belligérants, œuvre
notamment de Clemenceau et de Foch, ne lui inspire aucune confiance en
l’avenir. Concernant le Maroc, le 18 novembre 1920, il adresse au
ministère une note (dite « du coup de barre »). Celle-ci pose la
question de la nature du protectorat. Pour la Résident général, celui-ci
demeure en effet indispensable à la stabilité et au développement du
pays, même si le sultanat est nécessaire au maintien de l’autorité
française. Lyautey estime également que les populations ont vocation à
être indépendantes, une émancipation qui doit selon lui s’accomplir avec
lenteur. Dans ses administrations d’ailleurs, de plus en plus de jeunes
cadres marocains sont présents aux cotés des fonctionnaires français.Ces
vues personnelles tranchent avec le devenir de l’Algérie voisine,
devenue colonie de peuplement.
Élevé en 1921 à la dignité de maréchal de France, il fait aussi l’objet
de la sollicitude du peuple marocain, quand, au mois de février 1923, de
violentes douleurs au foie, l’obligent à demeurer alité, entre la vie et
la mort. Des prières publiques sont alors prononcées en son honneur.
Après deux interventions chirurgicales en France, le Résident général
apparaît fatigué. Malgré la venue au pouvoir de ses amis Paul Deschanel
et Alexandre Millerand, tous deux élus successivement aux plus hautes
fonctions de l’État, il voit ses troupes militaires diminuer en
effectif, au moment où l’émir Abd el-Krim menace les provinces du Sud
marocain. Celui-ci est bientôt vaincu et repoussé au loin. Mais les
événements ont alerté le gouvernement qui dépêche au Maroc le maréchal
Pétain pour une mission d’inspection. Avec la complicité du président du
Conseil, Maurice Painlevé, celui-ci décide d’une vaste offensive
militaire, sans que Lyautey n’ait donné son aval. Le Résident général
est d’ailleurs dessaisi du commandement supérieur des troupes au Maroc
le 22 août 1925. Il sent l’heure venue pour lui de quitter le Maroc et
adresse à Painlevé et une lettre de démission un mois plus tard.
Embarqué à Casablanca sur un paquebot d’une ligne régulière, seuls des
torpilleurs anglais et espagnols rendront au maréchal de France les
honneurs dus à son rang et à l’ampleur de son œuvre... Pauvre Cartel des
gauches, pauvre état-major !
De retour en France, Hubert Lyautey s’installe dans son château lorrain
de Thorey. C’est là qu’il reçoit, le 18 juillet 1826, la visite du
sultan du Maroc. La même année, il prononce quelques conférences au
sujet du Maroc et de l’entreprise coloniale, notamment à l’occasion du
trentenaire de l’Union Coloniale à Paris. Le maréchal s’investit
également dans la vie locale et provinciale de cette terre qui lui est
chère, étant membre de la Chambre de commerce de Nancy, présidant à de
multiples œuvres. Le grand agnostique retrouve d’ailleurs la foi et
communie dans l’église de Thorey le jeudi saint de l’année 1930.
Enfin, un projet d’envergure l’occupe au cours de ces années,
l’organisation de l’Exposition coloniale qui se tient à Paris, au bois
de Vincennes, en 1929 et en 1931. Le gouvernement Poincaré l’avait en
effet nommé commissaire général de cette gigantesque manifestation, le
27 juillet 1927. Son but : montrer la cohésion et la richesse de
l’Empire, cette « plus grand France », et faire connaître aux Français
ces cultures issues d’autres continents. L’exposition, où le visiteur
peut admirer une reconstitution du temple d’Angkor Vat, est un immense
succès, qui est aussi celui du maréchal. Enfin ce dernier peut recevoir
le témoignage massif de l’estime que lui porte ses contemporains.
Le maréchal Hubert Lyautey s’éteint le 27 juillet 1934, à Thorey. Après
une messe célébrée dans l’église du lieu, son corps est déposé dans le
caveau des ducs de Loraine, à l’église des Cordeliers de Nancy, et
veillé par des officiers de l’armée française, sabre au clair. Des
obsèques nationales sont ensuite célébrées. Un an plus tard, suivant ses
vœux et ceux du sultan Sidi Mohammed Ben Youssef, le cercueil du
maréchal Lyautey, après avoir traversé la Méditerranée escorté par une
escadre internationale de plus de trente navires de guerre, est inhumé à
Rabat, dans un mausolée construit près du parc de la Résidence. Depuis
le 10 mai 1961, son corps repose dans la chapelle de l’Hôtel des
Invalides, à Paris.

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