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L’histoire oubliée
des surréalistes et la guerre
du Rif
«Hissez le drapeau rouge, n’embarquez pas de
cadavres en sursis pour la terre africaine» (L’Humanité, juin 1925)
Le présente étude prétend délier les complexes et méconnus rapports
existant entre l’engagement politique des surréalistes français(1) et la
guerre du Rif (1925-1926). Ce conflit de l’entre-deux-guerres, occupant
un grand espace dans la vie politique française, va déterminer largement
le discours idéologique des surréalistes et poser le problème de
l’antipatriotisme(2). Ici, nous allons principalement nous référer d’une
part aux écrivains surréalistes comme André Breton, Louis Aragon, Paul
Eluard et Raymond Queneau qui soutiennent d’une manière particulière
cette cause, et de l’autre le rapport d’Aragon à d’autres écrivains
«polémiques et suicidaires» qui s’opposent à la solidarité
anticolonialiste, comme le fasciste Pierre Drieu la Rochelle et le
dadaïste René Crevel.
Dans cette étude, nous sommes plus intéressés par le contenu politique
des surréalistes que par leur vision esthétique. Leur conception globale
de l’art est celle d’une révolution totale, d’une révolte radicale, d’où
le titre de leur revue «La Révolution surréaliste ».(3) Précisément,
dans cette publication figurera une fameuse phrase «Ouvrez les prisons,
licenciez l’armée» (n°1, décembre 1924), contre toutes les formes de
répression, et aura comme idéaux politiques le pacifisme et la nouvelle
déclaration des Droits de l’Homme. C’est bien quelques mois après (juin
1925) que son comité de rédaction va défendre longuement les droits du
peuple nord-africain dans sa juste cause.
Afin de cerner objectivement cette construction de l’image du «Rif»,
nous allons également étudier ce groupe d’intellectuels français
(radicaux, socialistes et politiciens de droite dont J. Roger-Mathieu et
d’autres) qui usent de leur patriotisme démesuré pour défendre les
intérêts de la France impériale «dite civilisatrice et bienfaitrice» en
Afrique, et qui discréditent, certes à un degré moins important que les
revanchistes Espagnols,(4) la naissance de la jeune République
(1921-1926) au sein du Royaume Chérifien.
En outre, notons que si nous faisons longuement référence aux
communistes de l’époque, (5) c’est tout simplement parce que, à cette
période-là, il y avait un rapprochement étroit entre le parti communiste
français (PCF) et le groupe surréaliste: ensemble ils soutiennent
«intellectuellement», plus ou moins, les Rifains lors de la guerre du
Maroc, et dans un autre sens plus confondant, ils défendent la vision
trotskiste de la Révolution continue.
Que signifie au juste le Rif pour les surréalistes? Où se situe-t-il
géographiquement dans leur imaginaire? Est-il une partie de l’Orient, ce
«mot-tampon» qui, selon André Breton, suppose la destruction des valeurs
de l’Occident? (6) Est-il une république qui pourrait donner raison à
leurs thèses au sujet du prolétariat «à venir»? Comment les surréalistes
français lisent-ils cette révolution au sein du tiers-monde qui se
déclenche contre l’impérialisme franco-espagnol? Comme un
anticolonialisme? De par leur position, les surréalistes sont-ils alors
des anti-patriotiques?
I .- L’effervescente vision colonialiste et la guerre du Rif…
Si la guerre de 1914-1918 est vue comme la faillite de la civilisation
occidentale, la guerre du Rif sera l’illustration de la suite d’une
telle faillite à l’étranger. Elle sera ainsi la parfaite prémonition de
la guerre civile espagnole (1936), et de la seconde guerre mondiale qui
vont mener l’univers européen vers une destruction esthétique, inhumaine
et totale. (7) Au début du siècle, l’Occident connaît une effervescence
d’idées et d’idéaux en réaction avec les faits colonialistes qui meuvent
l’histoire de l’humanité, surtout que l’impérialisme était à son apogée.
Imbus d’engagement politique, les intellectuels, en général, tendent à
détruire ce système qui exploite et asservit l’homme: «Our humanity must
never be outwitted by systems, and this is why we are at our most vital
when our intelligence is in full and active cooperation with feeling.»
(8) La conjonction pensée et sentiment crée des consciences qui
soutiennent la cause des pays colonisés en particulier, et du
tiers-monde en général. Les écrivains, les philosophes, voire les
scientifiques, sont classés suivant leur positionnement idéologique
vis-à-vis du colonialisme. En conséquence, il y aura un flux et reflux
incessant de tendances esthétiques (nihilisme, fauvisme, unanimisme,
modernisme, futurisme, imagisme, relativisme, constructivisme, cubisme,
dadaïsme, surréalisme, etc..) qui toutes, en plus de traduire nettement
la grande évolution de la pensée, se montrent pessimistes de la destinée
de l’humanité.
S’il est difficile de dresser une frontière étanche entre ces différents
mouvements, il est au contraire facile de discerner l’influence des
grands faits historiques sur leur naissance et évolution. Il s’avère
impossible à tout artiste d’échapper à cette succession d’agitations
chez les intellectuels et de faits historiques. De là, notre analyse
prétend d’une part regrouper dans un même corps la guerre d’Abdelkrim et
les remous suscités par le surréalisme français au sein de la société
européenne, notamment leurs tracts et déclarations collectives, et de
l’autre rechercher les possibles moments d’influence entre cette
tragédie rifaine et la pensée française.
Le cours de la guerre du Rif va être relativement déterminé par
l’opinion publique. Comme tout pouvoir politique, chose fort connue, est
rattaché à une opinion publique, cette dernière sera manipulée par les
gouvernements dans le sens à accepter le choix des pouvoirs politiques.
On peut facilement expliquer une guerre au nom de l’Ordre, de la
Démocratie ou de la Justice. La guerre du Rif est dite «rétablissement
de l’Ordre». Au fait, de quel Ordre s’agit-il pour la droite?
Précisément, au début de l’été 1925, la sécurité des troupes françaises
au Maroc est dangereusement menacée car le nord du pays s’est débarrassé
de l’occupation espagnole depuis 1921. A la métropole française, les
politiques sont expectatifs et très inquiets. S’ensuit la grande
pression des milieux nationalistes et du lobby colonial qui va demander
l’intervention militaire. Le Maréchal Lyautey(9) verra sa nouvelle
entreprise (guerre du Maroc) comme un rétablissement de la paix et de
l’amitié entre les deux peuples, français et marocain. Ainsi, cette
offensive se présente pour les gaulois non seulement comme le respect
d’une alliance conclue mais aussi comme la réparation d’un affront…
La guerre éclate au Maroc, exactement le 9 avril 1925. Une question
absurde revient dans les textes d’histoire dictés par l’esprit
impérialiste: Comment Abdelkrim peut-il chercher la guerre avec le pays
qu’il aime (la France)!?(10). Les Rifains attaquent la tribu des Beni
Zeroual où le Chérif Derkaoui incitait, à partir de la Zaouia d’Amjot,
ses fidèles à prendre les armes contre Abdelkrim. La bataille dure 12
jours, les victimes se comptent en milliers. Le Chérif, vaincu, se
réfugie à Fès. Bien que l’artillerie et l’aviation française fassent
«merveille dans toutes ces opérations» (11) de destruction, les troupes
rifaines avancent et réalisent des victoires. L’abandon de Taza est
sérieusement envisagé et la ville impériale (Fès) se trouve mise en
péril, tout comme Kénitra et Meknès.
Totalement soutenu par le mathématicien, l’aviateur et le ministre de la
Guerre Paul Painlevé qui scelle un accord avec le dictateur Primo de
Rivera le 17 juin 1925 à Madrid(12), le Maréchal Pétain(13) est alors
désigné le 13 juillet pour mener la guerre franco-rifaine. Il va
disposer d’un régiment de plus de cent bataillons sans compter les
harkas du Makhzen, plus de 350 000 hommes. De son côté, l’Espagne,
poussé par le parti africaniste, va entamer la reconquête du Rif. La
nuit du 6 au 7 septembre il y aura également le débarquement
franco-espagnol sur la côte d’Alhucemas de 16.300 soldats embarqués dans
63 bateaux civils, 33 de la marine espagnole, 8 de la française. Ce
déploiement militaire important va être accompagné par des problèmes
internes dans plusieurs tribus du Rif. Le bombardement de la zone est
réalisé par 88 avions et 12 hydravions. En revanche, l’armée d’Abdelkrim
dépasse à peine trois mille guerriers, et les mobilisés entre 9 juin et
le 12 juillet atteignent aussi trois mille âmes. Cette mobilisation
affecte sérieusement l’économie de la région, (14) et la misère fera
désister maintes tribus dans leur interminable «jihad». L’avance des
troupes françaises sera facile et progressive, et la résistance des
tribus rifaines sera longue et cahotante…
Lors de la trêve de l’hiver 1925-1926, les deux belligérants vont
organiser la conférence d’Oujda qui sera un échec total. A ce moment-là,
deux visions complètement opposées règnent en France: l’opinion des
surréalistes et des communistes «sans convictions patriotiques» et celle
des socialistes et des hommes de droite. Selon le collaborateur du
«Matin» français, cette réunion entend offrir la paix aux Rifains, il
«reste pourtant à la France à donner à ceux qui l’ont attaquée dans son
œuvre civilisatrice, comme à ceux qui l’ont soutenue, une grande leçon
de modération, une dernière preuve de son idéal pacifique.» (15) La
France est vue alors, dans son entreprise coloniale, par les politiciens
de droite, comme un pays qui avançait des offrandes idéales: la
construction, la civilisation et la paix. La colonisation sera
déchiffrée comme une action humanitaire. Par contre, les surréalistes
diront de cette conférence de paix: «Ceux qui ne comprennent pas qu’une
victoire des rebelles rifains sur les troupes franco-espagnoles ou sur
les diplomates d’Oujda, est un événement révolutionnaire (…) sont
incapables de rien comprendre à la révolution.» (16) Le Rifain est dit
révolutionnaire, c’est-à-dire doté d’un projet de société libre et
égalitaire, et il comprend ce que veut dire la révolution. Que cet
anticolonialisme soit manifeste ou rampant, ce qu’il soulève
d’important, c’est que le groupe surréaliste n’a pas adhéré aux
arguments de l’époque: solidarité, civilisation, progression,
pacification, amitié, développement, stabilité…
Rappelons qu’à la veille de la guerre du Rif, le Cartel des gauches (de
tendance colonialiste) arrive au pouvoir en France. (17) Gaston
Doumergue (1924-1931), radical-socialiste, devient le président de la
IIIe République, et le ministre de la Guerre est le scientifique Paul
Painlevé. À cause des défaites militaires et de sa maladie incurable, le
résident général Lyautey va être également remplacé le 7 octobre par
Théodore Steeg.
Sur le Maréchal Lyautey, grand ami des marocains, l’on peut lire la
satisfaction des politiciens et des colonisateurs: «Oui, à l’heure où il
quitte le Maroc le 10 octobre 1925, il peut écrire au ministre des
Affaires étrangères: «Je crois avoir le droit de dire que ma tâche,
telle qu’elle m’avait été confiée en 1912, a été remplie.» Il peut le
dire au Sultan, dans l’audience où il lui adressait ses adieux: «Mon
cœur et ma pensée resteront toujours fidèlement attachés à cet empire
chérifien dont ce sera l’honneur de ma vie d’avoir vu la renaissance
dans l’ordre et dans la paix et dont ce sera ma plus haute satisfaction
de suivre l’épanouissement croissant.» (18) De quelle tâche s’agit-il au
fait? Systématiser l’esprit colonial à jamais! Ce sont là les propos de
Robert Garric qui voit dans ce noble militaire le premier constructeur
de la civilisation française en Afrique du nord, et de l’idée du Maghreb
arabe. L’accord, et notamment son esprit, sera pérennisé. De même, André
Maurois (1885-1967) rapportera les propos du Maréchal: «Il y a des gens
qui traitent l’entreprise coloniale de barbare, quelle sottise! Partout
où j’ai passé, ça a été pour construire et, ce que je devais détruire,
je le reconstruirais ensuite, plus solide et plus durable.» (19) En plus
de l’ordre, il y a dans ce colonialisme le «rêve de construire» un
système importé, de reconstruire «le réel». L’entreprise française
prétend ramener de la construction «plus solide» en des temps de
destruction totale. Détruire pour construire du solide ! Autrement dit,
tout changer…
En outre, pour les colonialistes, le chef de la République rifaine est
vu comme un «Berbère européanisé en surface», qui «a été de bonne guerre
de (le) traiter de «barbare»» (20). Abdelkrim est dit aussi le
responsable du conflit armé au Maroc: «N’infligerons–nous pas un démenti
cinglant à Abd-el-Krim, quand il nous dira, dans ce livre, que nous
l’avons contraint à la guerre après avoir méprisé ses serments d’amitié
et ses propositions d’entente ? » (21) Le chapitre du Chérif Derkaoui,
grâce auquel la France prit pleinement parti, est non seulement précis
mais aussi déterminant. Ce doit surtout expliquer l’étiquette tant
connue, mais peu analysée: «France, protectrice de l’Islam et de
l’arabité » au Maghreb, une garantie de « colonisation continue».
II.- La jonction communistes-surréalistes et le Rif
A la métropole, communistes et anarchistes se sont mis du côté du
guerrier Abdelkrim. De nombreux articles (surtout des éditoriaux
polémiques) sont consacrés à la guerre du Maroc. Les actualités
cinématographiques la présentent dans les salles de cinéma. En septembre
1924, Jacques Doriot pour les Jeunesses communistes et Marcel Sembat
pour la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) qu’est
le jeune Parti communiste, vont signer un télégramme de salut: «la
victoire du peuple marocain sur les impérialistes espagnols» (22) Ce
conflit international est dit «guerre des banquiers et des industriels»,
tout comme le destin des colonisés et des prolétaires est le même. En
avril 1925, Maurice Thorez, leader du Comité d’action contre la guerre
du Rif, peut faire de la propagande positive du Parti, et en conséquence
sera condamné à quatorze mois de prison.
La grève générale du 12 octobre est organisée par les gauchistes et les
syndicalistes. Selon l’Humanité, il y avait 900 000 grévistes, les
références historiques tablent sur 300 à 400 000. Juste ce dernier
chiffre est «surréaliste» pour condamner cette guerre coloniale.
La guerre d’Abdelkrim dure des années, et de longs mois de combat
intense au sein des tribus rifaines. A la Chambre des députés, le 28 mai
1925, le gouvernement Painlevé est sollicité sur sa politique marocaine.
Le président du Conseil nie que le maréchal Lyautey et son gouvernement
ont l’ambition de conquérir le Rif. Selon Painlevé, il n’est que
question «d’une vaste opération de police». Les communistes critiquent
un tel discours colonialiste. Dès juin 1925, le Rif est constamment
bombardé par l’artillerie et l’aviation françaises, et les étrangers qui
ont aidé Abdelkrim l’abandonnent totalement - signalons que certains
même qui l’«arnaquent». Des grosses bombes de 200 kg et des bombes
asphyxiantes, transportées à bord des avions, sont lancées sur les
douars; la mort et la destruction touchent tout. Les tribus commencent à
perdre de la force. La bataille au Rif est accompagnée de manifestations
populaires très importantes dans la métropole, notamment organisées par
les intellectuels de gauche. Au Parlement français, en octobre 1925, le
ministre de la Guerre Painlevé connaît une opposition dure, orchestrée
par la gauche qui lui reproche les importants dégâts humains et
matériels de la France dans son engagement militaire. Au 15 octobre l’on
comptabilise plus de 2.178 soldats français morts en champ de combat,
8.297 blessés, et les dégâts matériels atteignent 1.350.000.000 francs…
D’autre part, les clartéistes (intellectuels de gauche qui animent
«Clarté») (23), qui voient l’impasse du communisme en Europe, vont ainsi
renouveler la lutte culturelle contre la bourgeoisie dominante. Ce
revirement «idéologique» les rapproche des surréalistes. Leur revue
considère la mouvance surréaliste comme un souffle nouveau pour redonner
vie aux idées révolutionnaires. En contrepartie, André Breton voit dans
«Clarté» une opportunité (et peut-être un projet à venir) pour investir
son groupe d’un sens «idéologique» afin de ne pas connaître le même sort
que les dadaïstes vus comme des nihilistes et des intellectuels sans
projet. Les surréalistes prennent, alors, part à des manifestations
politiques contre l’Exposition coloniale, contre le fascisme avec le
comité de vigilance des intellectuels, contre la préparation à la
guerre. Cette prise de position (ou engagement) va également produire
des crises et des exclusions. Quelques surréalistes sont qualifiés de
suspects: Roger Vitrac est le premier à tomber… Par la suite, il y eut
une nouvelle purge qui touchera Antoine Artaud et Philippe Soupault.
Force est d’ajouter que «Clarté» est parmi les rares périodiques à
défendre les Imazighen lors de la guerre du Rif, mais cette défense
apparaît essentiellement idéologique (pour ne pas dire purement
verbale), ce qui mènera à un partage net d’idéaux entre communistes et
surréalistes dès juillet 1925. André Breton définira ce rapprochement
qui va de 1924 à 1926, comme une «période raisonnante du surréalisme».
C’est bien à partir de juin 1925 que la revue publie une «Lettre ouverte
aux intellectuels pacifistes, anciens combattants révoltés» où figure la
question: «Que pensez-vous de la guerre du Maroc?» et le 15 juillet, le
grand titre de la revue est clair: «Contre la guerre du Maroc. Contre
l’impérialisme français»; en hors-texte, le lecteur découvre aussi un
appel d’Henri Barbusse «Aux travailleurs intellectuels. Oui ou non,
condamnez-vous la guerre?» Cette «solidarité intellectuelle»,
contresignée par de nombreux pacifistes, écrivains et peintres, et par
la rédaction complète de La Révolution surréaliste, de Clarté, de
Philosophies, prétend sceller la même approximation de la crise
marocaine. Néanmoins, si les surréalistes cherchent «à lier conquête
spirituelle et revendication politique», les communistes se disent
«déçus par la carence révolutionnaire des prolétariats», espérant
«trouver chez leurs nouveaux amis une forme radicale de révolte morale».
(24) Cela montre que l’appréciation de la guerre serait différente chez
les deux groupes.
De son côté, le journal communiste, «l’Humanité», se montre sceptique
face à l’union avec les surréalistes. Ce scepticisme sera de l’hostilité
au printemps 1926. P. Naville publie en juin 1926 un tract où il fait la
critique des jeunes surréalistes:
─ ils ont des positions ambiguës et inefficaces;
─ ils sont anarchiques dans leurs engagements;
─ Ils n’ont pas de projet «marxiste».
En revanche, le 24 décembre, à la suite de Benjamin Péret, les écrivains
Breton, Aragon, Eluard et Pierre Unik adhèrent au parti.
Au fait, que faut-il reprocher au PCF lors de la guerre du Rif? A quels
calculs obéit-il? Il se montre très ambivalent sur la question
coloniale, bien qu’il soit très engagé dans ses discours et tracts. En
général, la gauche française, et précisément le PCF, condamne l’effusion
de sang au Rif, et son quotidien publie constamment des lettres de
militaires engagés. De même, le communiste Henri Barbusse lance un
«appel» dans l’édition du 02 juillet 1925 signé par une centaine
d’intellectuels (dont les surréalistes) contre cette guerre. (25) Puis,
en 1926, Paul Vaillant-Couturier (1892-1937) rédacteur en chef de
«l’Humanité» et conseiller général de Villejuif, continue de manière
virulente son action politique contre la guerre. Ce sera bien en prison
que ses prises de position vont le conduire.
La guerre du Rif assemble ainsi diverses forces de gauche, et
bizarrement fonde (au Maghreb!) le mythe de l’Orient-l’Est, espoir des
communismes occidentaux - une interrogation sur l’idée de révolution,
prise dans un sens large! Les surréalistes, grâce à la guerre
nord-africaine, croient au projet de révolution continue et totale
(d’inspiration trotskiste). Seulement, ce front unifié va connaître vite
la désintégration à cause de leur conception idéologique. Si dans les
soulèvements des peuples colonisés contre la tyrannie occidentale, les
communistes voient le réveil du prolétariat contre l’Impérialisme, les
surréalistes y voient de leur part, un affranchissement total (non pas
historique) de l’Etre, peut-être du Moi collectif (et profond).
En réaction à ces remous «de gauche», la droite française appellera
solennellement au boycott des surréalistes, notamment au niveau
journalistique.
III.- La vision surréaliste de la guerre du Rif
Quelle est la juste position des surréalistes vis-à-vis de cet
impérialisme sauvage qui gangrène incessamment l’Afrique entière?
Ont-ils défendu les guerres de libération? Comment ont-ils réagi
vis-à-vis de la guerre du Rif (1925-1926)? Peut-on considérer les
surréalistes des défenseurs du mouvement de libération au Rif comme
l’affirment leurs différents articles et éditoriaux? Pourquoi ont-ils
pris la défense de cette jeune République au moment où Abdelkrim est vu
bizarrement, par la presse internationale, comme l’appel
d’affranchissement de l’Orient? Les Rifains, de par leur soulèvement,
peuvent-ils alors exprimer la résistance physique à l’impérialisme
européen et leur ambition de fonder le prolétariat libre? Pourquoi
quelques surréalistes se sont-ils mis ouvertement en faveur de cette
guerre française? Pourquoi ces derniers, à l’instar de la Guerre civile
espagnole, ne sont-ils pas partis vers la capitale Ajdir porter les
armes? Toutes ces questions sont difficiles à résoudre: vu dans leur
complexité, elles font simultanément référence au politique (historique)
et à l’esthétique (instantané), en plus de l’idéologique (à considérer
Abdelkrim un arabe originaire de l’Arabie Saoudite, et non pas un
Africain d’origine amazighe). (26)
Au moment où l’Occident se métamorphose en un bloc plus impérialiste, le
monde se trouve soudainement réparti sous la domination de quelques
nations capitalistes. Le destin de l’Afrique, comme une tarte, est
morcelé par le même couteau et servi aux bouches rassasiées, en
multipliant la misère et l’exploitation pérennes. En concordance avec
l’engagement contemporain, conscient de telles transformations
historiques, le surréaliste voit dans la culture dite primitive
(africaine notamment) la source d’inspiration et de création afin
d’affranchir l’esprit (européen) des contraintes culturelles. De cet
engagement «défenseur» des nantis naîtra la notion de l’universel qui va
nourrir ce mouvement. Les surréalistes essayent de décrire la société
bourgeoise en ces moments de crise, recherchant l’instant de sa
libération totale des contraintes de l’éthique, de la métaphysique.
Cette position politico-esthétique va les rapprocher davantage des
communistes. Mais, notons hâtivement que les surréalistes, de par leurs
nouveaux engagements politiques, n’ont pas une influence ostensible dans
les milieux ouvriers et publics français et européens.
C’est bien à partir de 1924 que le groupe surréaliste construit un
édifice idéal capable de rassembler intellectuels et artistes munis des
mêmes idéaux qui réinterprètent politiquement et le quotidien et le
«comportement» des gouvernements. (27) Les jeunes surréalistes
organisent des expositions à valeur de manifestes, font des déclarations
collectives et publiques et distribuent des tracts dans lesquels ils
dénoncent les incursions militaires françaises contre la république du
Rif (1921-1926). Quelques œuvres de Breton et d’Aragon peuvent-elles
être interprétées à la lumière des événements de la révolution rifaine.
La plus célèbre déclaration est «La Révolution d’abord et toujours»,
rédigé de concert par Breton et Victor Crastre de «Clarté», paru en 1925
avec les signatures des surréalistes, des communistes et des
anarchistes, montre ce front uni contre l’oppression occidentale. (28)
IV.- Le «Vivent les Rifains!» d’un dîner surréaliste
En ces temps vagues et absurdes, la nouvelle tendance surréaliste
recherche des réponses. L’engagement idéologique s’avère nécessaire pour
avoir de la propagande qui pourrait faire connaître le groupe. Bien que
les critiques situent l’engagement politique d’Aragon et de Breton en
1921, l’engagement collectif des surréalistes est déclaré aux temps où
Abd-el-Krim remporte des victoires sur les troupes coloniales de
Lyautey, en 1925. Les surréalistes vont se déclarer, tout simplement,
contre le patriotisme intellectuel («à bas le clair génie français»), l’Etat
jacobin qui entretient la continuité d’autres sous-Etars jacobins…
Dans Abdelkrim, une épopée d’or et de sang, Zakya Daoud écrit: «Pour
avoir insulté des notabilités, renversé des assiettes et crié «Vivent
les Rifains», toute la fine fleur du groupe de Breton se retrouve au
commissariat.» (29) C’est précisément le 02 juillet, au dîner offert à
la Closerie des Lilas en l’hommage du poète symboliste Saint-Pol Roux
(1861-1940), (vu comme le poète précurseur qui a opéré la rupture avec
toutes formes du conformisme gaulois). Ce dîner est un moment
d’initiation à la politisation de l’affaire du Rif. On y distribue la
fameuse «Lettre ouverte à M. Paul Claudel, Ambassadeur de France au
Japon» où l’on relève la position inconfortable de l’auteur du Pain dur:
en tant qu’ambassadeur il ne peut assurer le rôle du poète et du
représentant diplomatique d’une nation «impérialiste», la France. Dans
ce cas précis, l’Art et la Politique ne peuvent pas faire bon ménage
Notons qu’au cours de ce dîner, un truculent Michel Leiris (1901-1990)
déchaîné, hurle à la fenêtre: «Vive Abd-el-Krim!» et «A bas la France!»
(30) La foule s’amasse, le rosse, et l’écrivain faillit être lynché
avant d’être amené par les forces de l’ordre. Au commissariat, les
policiers le rossent à nouveau. Il s’en souvient: «Il m’arriva
d’accomplir ce que mon entourage considéra généralement comme un acte de
bravoure...» (31) Par rapport aux autres surréalistes, Michel Leiris se
voit courageux.
A cette même date, en pleine guerre du Maroc, Paul Eluard publie ses
«152 proverbes» dans la «Revue européenne». Quelques dictons sont à lire
comme une réaction «idéologique» du poète à la situation internationale
où l’impérialisme, en plus de voler, commence à massacrer les
autochtones:
« -Tuer n’est jamais voler.
-Un bâton pour lui, un drapeau pour toi, les coups pour les autres.
-Une arme suffit pour montrer la vie.
-Tout ce qui vole n’est pas rose.
-Avant le déluge, désarmez les cerveaux.
-Un clou chasse Hercule.
-Qu’ils soient sans canne ou qu’ils ne soient pas.
-Incendie et mitrailleuse sont les deux mamelles de la France.
-Les aigles ne se prennent pas avec les mots.
-Duvet cotonneux des médailles.
-Honore Sébastien si Ferdinand est libre. » (32)
Ici, justement à la lumière de ces proverbes, l’engagement politique
d’Eluard est manifeste. Il est vu anticolonialiste, pacifiste et
solidaire des nantis. De même, la France est nommée comme une nation qui
incendie et mitraille les autres. La référence aux massacres français en
Afrique du nord devient alors explicite.
1) André Breton (1896-1966), une vision rebelle
Comment André Breton peut-il s’engager dans la guerre du Rif? Le pape
surréaliste, prônant l’individualisme sauvage (synonyme d’intime),
recherche l’interprétation de l’univers intérieur. Au début, encore sous
l’influence dadaïste, il va fuir les positionnements politiques, il va
passer sous silence les interprétations politiques. Son projet
scriptural, construit sur des oppositions, ramène le réel à l’irréel,
l’imaginable à l’inimaginable, le connu à l’inconnu, le classable à
l’inclassable, le divisible à l’indivisible, enfin l’immédiat au médiat.
Le projet, en lui-même, devient un acte de liberté totale. Ainsi, il
échappe au règne de la lecture logique, celle qui prétend être une seule
voie. Son rêve tend à fonder un monde neutre et parfait. Cela peut
expliquer peu ou prou son «engagement» atténué envers cette guerre
africaine. Seulement cette position plus ou moins «apolitique» va buter
sur le flux des événements du début du siècle qui incite à la prise de
position politique et la disparition prématurée du dadaïsme.
Tout en défendant la cause rifaine, Breton réussit à montrer son
admiration pour Trotsky (qui défend une révolution continue). Ainsi sa
solidarité est à lire comme une conséquence à ses convictions
idéologiques. Peut-être les surréalistes ont-ils vu dans la république
du Rif un Etat laïque ou une représentation de l’anti-France, loin de
toute charge religieuse ou dogmatique. L’œuvre de Breton dépasse toutes
ces lectures unilinéaires pour apparaître comme un défi rimbaldien
(changer le monde par le verbe), elle entend faire de la création une
tranche de la vie ou plutôt une raison du changement, ce doit expliquer
pourquoi l’auteur de Nadja a trouvé dans la révolution d’Abdelkrim une
raison d’être des sociétés dites primitives tellement défendues et
louées par les surréalistes. L’image du chef nord-africain sera en
vogue. Si pour les romantiques, Napoléon est l’homme idéal, pour les
surréalistes ce sera Abdelkrim (Pierre Dumas le nommera «le Napoléon
rifain»). (33)
Comme le psychologique, l’intime et l’intérieur accaparent une place
importante dans son œuvre, Breton essayera de comprendre la personnalité
d’Abdelkrim. De même, la tactique guerrière d’Abdelkrim dite «guerrilla»
est à lire, sous risque de s’égarer, comme un défoulement de l’être
libre menacé par des instances fortes; ce défoulement se veut une
résistance innée, capable d’assurer l’équilibre et la survie. (34) A
partir de la guerre du Rif, Breton entame une nouvelle tactique de
bouleverser la société occidentale, par le biais de scandales collectifs
à caractère politique. Et la solidarité avec les Rifains n’en est qu’une
forme. Il écrira: «L’activité surréaliste en présence de ce fait brutal,
révoltant, impensable (la guerre du Rifc) va être amenée à s’interroger
sur ses ressources propres, à en déterminer les limites; elle va forcer
à adopter une attitude précise, extérieure à elle-même, continuer à
faire face à ce qui excède ces limites.» (35) L’auteur y apparaît
catégorique: ce conflit militaire, bien qu’il soit lointain, interpelle
les surréalistes à s’interroger sur leurs activités, à refonder la
question épineuse des limites. En conséquence, tant de vérités fondées
sont à repenser, sinon à détruire.
À cause d’un tel engagement politique, Breton connaîtra des dissensions
dans son groupe. Par exemple, Antonin Artaud qui adhère au surréalisme
en 1924, le quitte en novembre 1926. Durant l’année 1925, le poète est
le directeur du «Bureau central de recherches surréalistes» situé au 15
rue de Grenelle, et coordonne également la rédaction de la Revue
surréaliste, précisément le numéro 3. L’engagement politique paraît à
Artaud une déviation esthétique du vrai surréalisme. Il va laisser le
groupe, et va créer curieusement une revue à titre scintillant: Le
Surréalisme au service de la révolution. Ne serait-il alors
l’antipatriotisme son unique différend?
Enfin, faut-il le rappeler, André Breton est un intellectuel pacifiste
et progressiste, il décrira cette guerre comme la plus grande
monstruosité de l’Humanité. Bien sûr, de tous les événements tragiques
de l’entre-deux-guerres…
2) Louis Aragon, une vision révolutionnaire
a) Aragon, le plus engagé
Lors du banquet au restaurant «La Closerie des Lilas», Aragon fait de
cette fête la célébration solennelle contre la bourgeoisie et l’esprit
militariste français. Des actes violents vont s’y déclencher
immédiatement, mais c’est bien à ce banquet qu’Elsa Triolet rencontre
Aragon. (36) Cette rencontre va marquer les deux écrivains et sceller
leur amour idyllique à jamais.
Rappelons également qu’Aragon est cosignataire de la « Lettre ouverte à
M. Paul Claudel…» publiée le premier juillet 1925. Il est intéressant
d’en citer quelques passages: « Peu nous importe la création. Nous
souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les
insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation
occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine et nous
appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable
pour l’esprit.» (37) En l’occurrence, la guerre du Rif se trouve louée,
voire souhaitée par l’auteur. Une telle position s’avère
antipatriotique, principe fondateur de la gauche de l’époque, surtout du
jeune PCF. En outre, il va interpeller à la «désolidarisation»: « Nous
saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout
ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la
trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la
sûreté de l’État beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente
de ‘grosses quantités de lard’ pour le compte d’une nation de porcs et
de chiens. (…) Le salut pour nous n’est nulle part. » (ibid.) L’action
est nécessaire pour prendre de la distance vis-à-vis de ce qu’est le
français. Plus que de l’antipatriotisme, il y fait figurer des insultes
« ahurissantes » sur tout ce qui est l’héritage gaulois. Ainsi, la
situation du poète Paul Claudel, pour les surréalistes, s’avère
incompatible avec sa fonction d’ambassadeur. Au nom de la poésie il ne
peut défendre ni représenter l’Etat criminel.
Que dira Aragon, soucieux du sort réservé aux misérables tribus rifaines
par l’armée française? Tout en restant fidèle à cette cause, « Clarté »
reproduit l’appel des intellectuels daté du 02 juillet 1925 (publié dans
« l’Humanité »), et insère des réponses d’écrivains français à la
question posée en juin « Que pensez-vous de la guerre au Maroc ? »
Aragon célébrera, une autre fois, l’antipatriotisme à cause de
l’hypocrisie politique (ou la politique hypocrite) de la France : « il
me paraît impossible de me dérober à une déclaration publique, quelle
qu’elle soit, de l’indignation où me jettent l’hypocrisie du
gouvernement français et l’entreprise impérialiste dont le Maroc est
aujourd’hui le théâtre. Toute idée qui légitime une guerre est par là
condamnée : puisqu’au nom de la France on peut envoyer des hommes à la
mort, que cette idée, comme toutes les idées nationales, disparaisse de
la terre. Le fanatisme des patriotes toujours menaçant, je le combattrai
partout où je le rencontrerai. Athée de leur religion (la religion du
nationalisme), qu’ils me brûlent, puisque nous en sommes encore au temps
de l’Inquisition et de la Censure.» (38) Le nationalisme français est
déclaré non seulement impropre pour l’auteur activiste, mais nécessaire
de combattre par tous les moyens. A cette époque, le communisme (et
Aragon y adhère) se situait en dehors du patriotisme français. Aragon
appelle à l’ « action anti » : antimilitariste, anticolonialiste et
antinationaliste. L’Internationale communiste, de manière solennelle,
fait campagne contre la guerre du Rif, ensuite de la guerre de Syrie.
Dans cette même réponse, Aragon va ajouter : « Mais permettez-moi,
Messieurs, pour cette raison même, de vous reprocher d’avoir, dans un
but sans doute politique, employé pour en appeler à tous, diverses
expressions qui sont du langage nationaliste: indépendance, souveraineté
nationale, droit imprescriptible des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il
n’y a pas de peuples pour moi, à peine si j’entends ce mot au singulier.
Enfin je n’admets pas que vous vous adressiez à ceux qui se disent, à
quelque titre que ce soit, anciens combattants ; je tiens tout homme qui
se pare d’un pareil nom pour un con ou un escroc.
Je suis, Messieurs, à vos côtés contre la patrie. » (ibid) Cette réponse
engagée date du 15 juillet 1925, révèle un surréaliste sentencieux dans
sa haine de la religion impérialiste, fondée par le système français. A
notre avis, Aragon demeure le surréaliste le plus solidaire avec le
peuple rifain.
Avec les autres surréalistes, Aragon est cosignataire du tract « La
Révolution d’abord et toujours! ». Ses thèses sont à la fois celles d’un
surréaliste et d’un activiste, elles essayent de « réfléchir » le
monde : « Le monde est un entrecroisement de conflits (…) nous croyons à
la fatalité d’une délivrance totale. Sous les coups de plus en plus durs
qui lui sont assenés, il faudra bien que l’homme finisse par changer ses
rapports. » (39) Il peut témoigner du début du siècle XX mouvementé, qui
est une suite de conflits armés que l’impérialisme parsème à travers le
monde. Cela s’explique toujours par le concept de la France,
« Patrie absolue, jacobine au-delà de ses frontières géographiques » :
« Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre,
mais plus creuse et plus mortelle qu’une autre, ce qui nous répugne
c’est l’idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le
moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit.
Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de
civilisation nous écœure. » (ibid.) L’écœurement du poète est
incommensurable. L’esprit impérialiste prédomine, il tend à se propager
en concepts faux et asservissants pour l’homme moderne. C’est pourquoi
l’Histoire se trouve totalement altérée : « Nous n’acceptons pas les
lois de l’Économie ou de l’Échange, nous n’acceptons pas l’esclavage du
Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en
insurrection contre l’Histoire. L’Histoire est régie par des lois que la
lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des
humanitaires, à quelque degré que ce soit. » (ibid.) L’Ordre militaire
se place alors au-dessus de toute autre considération : « En tant que,
pour la plupart, mobilisables et destinés officiellement à revêtir
l’abjecte capote bleu-horizon, nous repoussons énergiquement et de
toutes manières pour l’avenir l’idée d’un assujettissement de cet ordre,
étant donné que pour nous la France n’existe pas » (ibid.) Cette
réflexion politique et philosophique emmène Aragon à renier l’idée de la
« France » tant sacrée chez les hommes de droite.
b) Aragon et Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), une vision anarchiste
Avec un long article intitulé « La véritable erreur des surréalistes »
daté du premier août 1925,(40) Drieu la Rochelle réagit, dans la
« Nouvelle Revue Française », à la « Lettre ouverte à M. Paul Claudel ».
L’auteur reproche aux surréalistes leur parti pris aux côtés des
autochtones marocains, et de s’énoncer sur un problème politique, la
guerre du Rif, et de se déclarer ouvertement communistes. Précisément,
l’auteur de Drôle de voyage y souligne l’ambivalence des engagements
politiques propres aux surréalistes.
Sous le titre « Correspondance », Drieu la Rochelle va également publier
la réponse d’Aragon dans la même « Nouvelle Revue Française » en
septembre. Il en résulte, à cet effet, la rupture définitive entre les
deux amis. Dans la lettre d’Aragon, on lit entre autres : « comme tu as
peur d’être dupe: ça pourrait ne pas être parisien le mot République que
tu me reproches, parce que je ne t’ai jamais caché, tant pis pour le
ridicule, que j’étais prêt à mourir pour ce mot-là. (..) Je ne veux pas
te répondre que je n’ai pas crié : Vive Lénine! Je le braillerai demain,
puisqu’on m’interdit ce cri, qui après tout salue le génie et le
sacrifice d’une vie; tes coquetteries à Maurras me semblent plus
intéressées. Vive Lénine, Drieu, quand je te vois ainsi te complaire à
ce vague intellectuel, à cet esprit de compromission où pas une idée ne
tient, pas un critérium moral » (41) Anticonformiste invétéré et
convaincu apparaît le marxiste Aragon. Il s’enorgueillit du léninisme,
et attaque l’éloge de Drieu la Rochelle du néo-monarchiste Charles
Maurras (168-1952) (fondateur de « L’Action Française ») qui est fort
connu pour sa phrase : « L’individu ne doit pas primer l’Etat »… Aragon
va encore approfondir sa critique de « L’Action Française » en les
qualifiant de « crapules ». « Regarde, encore une fois mon ami, avec
quelles gens tu te ligues, dans le sens de quelles gens tu abondes [=
les gens de l’Action Française]. [...] Eh bien, va, mon garçon, puisque
tu leur as fait risette, voilà leur appeau, et à demi-voix ils te
laissent entendre ce qu’ils diront de toi si tu résistes. Tu sais de
reste que je tiens les gens d’Action Française pour des crapules. » (42)
Il découvre un jeune Drieu naïf dans ses positions politiques. Il va
annoncer la fin douloureuse de leur amitié : « Il me faut aujourd’hui ce
ton pour te parler ce langage. Mais es-tu bien celui qui était mon ami?
Celui-ci était un homme triste, qui n’avait pas d’espoir, qui rongeait
sa vie comme un frein, un homme irrésolu. (…) Si un instant j’essaye de
m’élever à cette notion, Dieu, je me révolte qu’elle puisse en aucun cas
servir d’argument à un homme. Tu n’es qu’un homme comme les autres, et
pitoyable, et peu fait pour montrer leur chemin aux hommes, un homme
perdu, et que je perds. Tu t’en vas, tu t’effaces. Il n’y a plus
personne au lointain, et, tu l’as bien voulu, ombre, va-t’en, adieu. »
(ibid.) Cette rupture sera irréversible, voilà l’homme d’action qu’est
Louis Aragon.
c) Aragon et René Crevel (1900-1935), une vision conquérante:
Le jeune écrivain René Crevel interpelle à l’action anticapitaliste: «Le
capitalisme ne se suicide pas, on le suicide, et pas en soufflant
dessus. » (Les Pieds dans le plat) De fait, il tend dans ses écrits à
articuler le marxisme à la psychanalyse. Il appellera également à la
critique de l’impérialisme : « Parce que la guerre sévit à l’état
endémique aux colonies, dès que le colonisateur se livre en tel point,
tel jour, un peu plus férocement qu’ailleurs, que d’habitude, à son
activité massacreuse, il est parlé de pacification. Ainsi est-il reconnu
par l’impérialisme lui-même, que sa paix ne s’oppose point à sa guerre.
Guerre et paix impérialistes se confondent. Front unique contre leur
bloc. Front unique pour transformer la guerre impérialiste en guerre
civile. » (Les Pieds dans le plat) L’impérialisme français ne peut-il
être massacreur au Rif ? Qu’entend-il l’auteur par « transformer la
guerre impérialiste en guerre civile » ? Est-ce la lutte des classes ou
celle des pays ? Aucune précision propre à la guerre du Rif n’y est
insérée…
Bien que René Crevel rencontre André Breton en 1921, il préfère la
compagnie des dadaïstes. Il est le surréaliste qui va travailler le plus
pour le rapprochement entre communistes et surréalistes. Le pape
surréaliste reproche à ce jeune écrivain son caractère mondain, et
relativement son homosexualité… Ainsi, le 6 juillet 1923, Paul Eluard va
gifler Crevel pour avoir osé interprété dans une pièce dadaïste
(précisément L’Œil de Tzara)…
Le 3 juillet 1925, Crevel va contresigner l’appel d’Henri Barbusse
contre la guerre du Maroc. Cette opposition va étonner son groupe. En
conséquence le 19 octobre 1925, le comité né de la réunion des revues
« Clarté », « La Révolution surréaliste », et « Philosophies » décidera
que Crevel « ne fait et ne fera pas partie du groupement ». En revanche,
l’auteur de « Mon Corps et moi » va écrire un article, datant de janvier
1926, où il dit sa pleine foi et son attachement au surréalisme.
En 1932, Breton, René Char, Éluard et Crevel adhérent dans l’Association
des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), proche du parti
communiste. En ayant toujours une dent contre Aragon, Crevel va signer
en 1933 le tract « Paillasse » contre l’auteur du Paysan de Paris.
Mi-juin 1935, ses malheurs vont se multiplier : sa tuberculose atteint
ses reins, l’organisation du Congrès international pour la défense de la
culture des 21-25 juin suscité par l’AEAR, est un fiasco personnel. En
tant que surréaliste, on lui interdit de prendre la parole à la tribune
à cause de Breton. Ce dernier a giflé Ilya Ehrenbourg lors de la
préparation du Congrès, et cette interdiction va signifier une punition
à tous les surréalistes.
En 1935, dans la nuit du 17 au 18 juin, Crevel se suicide au gaz dans
son appartement.
3) Raymond Queneau (1903-1976), une vision ambiguë
Raymond Queneau demeure le seul écrivain surréaliste qui a pris part à
la guerre du Rif, et cette marque autobiographique est présente dans les
deux romans : Zazie dans le métro (récit pour enfants) et Odile (récit
narrant ses aventures avec ses amis surréalistes). En effet, en 1925,
Raymond Queneau fait le service militaire dans les Zouaves, et part en
guerre en Algérie, puis au Maroc. De cette expérience dans l’armée
nord-africaine, nous avons : « -(…) Ah ! ça, m’étonne pas… un
provincial… Au lieu de venir encombrer les rues de Paris, vous feriez
mieux d’aller garder vozouazévovos. » ((Zazie dans le métro, Gallimard,
1959, p.116) Certes, le jeune français était un fantassin, bien distinct
des tirailleurs indigènes. Seulement, l’expérience rifaine va le marquer
profondément : « -(…) Vous êtes pas content avec ça ? Eh bien, allez
vous faire voir par les Marocains. » (p.139) Cet ensemble de passages
résonnent comme des souvenances de l’auteur de ce passé récent, mais
tant douloureux. Nous lisons dans Odile, (Gallimard, 1937), « Sarrasins
de Corinthe » sous forme de jeu de mots avec (Sarrasins - raisins de
Corinthe) où se cache une souvenance de « mauvaise conscience » du
séjour militaire dans le Rif qui apparaît fugitivement, à un autre
moment, plus explicitement : « Les Chleuhs soumis vendaient des raisins
secs ». Cette fois, ce ne sont pas des Orientaux (Charqiyin :
Sarrasins), mais des Chleuhs (c’est-à-dire des Imazighen) ! A un autre
moment, ce sont des Arabes : « les Arabes qui proposent des montres »
(Zazie, p.47)
Pourtant, les critiques et les biographes de Queneau passent sous
silence sa collaboration à la guerre du Maroc. « -(…) J’en arrive donc
maintenant à mon service militaire sur lequel je n’insisterai pas.
Célibataire depuis mon plus jeune âge, la vie m’a fait ce que je suis. »
(p.165) Est-ce là une autocritique ? Les historiens et les critiques
sont unanimes : il ne participe pas à de réels combats. L’on lit son
humour noir : « -Eh bien moi, (…) la guerre j’ai pas eu à m’en
féliciter. » (p.38) Il s’agit d’une mésaventure, et le remord en dépend
solidement. Dans l’incipit d’Odile, la guerre du Rif est qualifiée
d’absurde, le motif de la boue y apparaît pour en apporter l’analogie
parfaite. De même, cette fange est liée à l’enfoncement dans une guerre
absurde, en l’occurrence celle du Rif : « la boue glue sous mes
brodequins » (p. 7), mais aussi à une naissance et une vision des
origines : « naître ainsi à vingt et un ans, les pieds dans la boue, des
mares autour de soi, et au-dessus, des nuages vaincus naviguent sur leur
fin » (ibid.) Il s’agit bien de l’auteur, à cet âge précis (21 ans en
1925). En outre, la boue est liée à l’image récurrente du sage
contemplatif, mystère d’ataraxie dans l’agitation belliqueuse : « Devant
moi, un Arabe immobile regarde la campagne et le ciel, poète,
philosophe, noble » (ibid.). Michel Lécureur (43) donne une date à cette
« vision » : fin novembre-début décembre 1925, à Batna, où il va entamer
la découverte de l’Afrique du nord. Arabe ou Berbère, pas de distinction
pour l’écrivain français qui « méprise » les appartenances
linguistiques. (44) De même, il est pour la fortification de
quelques-unes aux dépens des langues qui doivent disparaître… (45)
Nous apprenons aussi qu’à son retour du régiment en mars 1927, il est
sans emploi. Cette situation ressemble à un autre passage de Zazie dans
le métro : « -(…) Au lieu de venir encombrer les rues de Paris, vous
feriez mieux d’aller garder vozouzévovos. » (p.112) Un regret
inexplicable, et fort intéressant d’étudier.
Ainsi, en 1928, employé de banque, Queneau rejoint le groupe surréaliste
dissident (Prévert, Duhamel, Tanguy ) qui se réunit à la rue du Château,
opposés tous aux autres surréalistes qui défendent la cause du Rif.
EN CONCLUSION…
Grâce à ce chapitre précis dans l’histoire de la littérature française,
l’on apprend une chose intéressante : se méfier de l’histoire et
l’interroger sont les majeurs soins qu’il faut apporter à ce passé « lu
et déchiffré » afin de comprendre le présent « fixé » au Maghreb.
Certes, les surréalistes n’étaient partants que pour une révolution
esthétique et morale. Mais avec un tel événement international, le
surréalisme offre un nouvel engagement dans ce monde. Son premier combat
politique est la guerre du Rif. Abdelkrim signifiait alors l’expression
d’une minorité nationale ou un chef nationalitaire (pas nationaliste).
De même, les surréalistes n’ont-ils salué dans la guerre du Maroc que
cette instauration de république ?
Les surréalistes sont à voir comme des objecteurs de conscience. Cette
guerre véhiculait ce qu’on pourrait appeler l’annulation du « disbelief »,
c’est-à-dire la foi « par négation ». Pourquoi leur positionnement
politique ne dépasse-t-il pas l’action vers la création dans le cas des
surréalistes en face de la cause du Rif ? Car, probablement, ils n’ont
pas vécu l’expérience : écrire et vivre (art et vie) sont deux moments
inséparables. En conséquence, cette distance poétique signifie non
partage de l’expérience humaine. Si leurs convictions étaient sincères,
pourquoi leur poésie ne les incarne-t-elle pas ? L’explicite serait
l’action immédiate, l’implicite est à décortiquer de leurs textes qui
parlent « vaguement » de la violence impérialiste… L’appréhension
surréaliste peut-elle, à elle seule, éradiquer le danger imminent de la
guerre du Rif ?
Souvent appelés « révolutionnaires de salon », les surréalistes parlent
mais sans vraiment agir… Y a-t-il un seul surréaliste qui est parti
participer à la guerre du Rif aux côtés des « autochtones » ? Comme cela
était le cas dans la guerre espagnole. Le conflit nord-africain anticipe
leur vision de la guerre civile espagnole et de la Seconde Guerre… Que
disent les surréalistes de l’après-guerre du Maroc ? Chez
l’intelligentsia occidentale se manifeste une « hypocrisie certaine »
qui défendait dans les paroles la cause du Rif, mais dans les faits il y
avait une autre position.
En définitive, d’autres questions s’imposent :
─ L’intérêt de Breton ressenti vis-à-vis de la révolution rifaine
peut-il se réduire à cet intérêt des surréalistes pour les arts
primitifs et l’ethnographie ? Non, mille fois non…
─ Une autre interrogation : n’y a-t-il pas un phénomène surréaliste
inhérent à la guerre rifaine? Il s’agit d’une interrogation difficile à
cerner dans sa totalité. Dans la guerre du Rif, à l’instar de l’écriture
surréaliste où le simple et le complexe, le communicable et
l’incommunicable, le conscient et l’inconscient cessent d’être
contradictoires, nous trouvons alors la coexistence du possible avec
l’impossible dans la grande révolution du génie Abdelkrim.
Enfin, ce qu’il faut garder de cette guerre du Rif, au milieu des années
20 si obscures et si fatidiques par la suite, c’est qu’Abdelkrim
démontre brutalement le rêve « impossible » des peuples colonisés
d’accéder à l’indépendance.
NOTES :
(1) Par ailleurs, qu’est-ce que le surréalisme ? En tant que mouvement
historique et intellectuel du siècle, le surréalisme représente une
grande étape dans la civilisation occidentale, même universelle. Il
n’est pas seulement propre au vingtième siècle, ses semailles se
trouvent dans les écrits de Gérard de Nerval (cf. Les Filles du feu) et
de Dostoïevski (cf. L’Idiot), voire dans les textes du Romantisme, qui
affranchissent totalement l’imagination, dans les discours de la
Révolution française, et son lieu de naissance, tout court, reste Paris.
Pour Breton, des écrivains comme Dante et Shakespeare sont également à
lire comme des surréalistes. A ce titre et à tous égards, est écrivain
surréaliste tout intellectuel qui remet en question l’ordre établi,
explore systématiquement les tréfonds de l’inconscient, forge des images
en tant que réalisations spontanées et assemble deux entités
contradictoires dans une même structure.
Il est important de souligner qu’il n’existe pas un surréalisme unique ;
nous découvrons les groupes d’André Breton, d’Ivan Goll et de Morhange.
Chaque groupe revendique le leadership et prétend être le représentant
parfait de cette tendance.
Suivant les historiens de l’art, la définition du surréalisme se précise
surtout dans Manifestes du surréalisme : «Le surréalisme: nom masculin.
Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit
verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le
fonctionnement réel de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé
par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »
(André BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1929, p. 37)
Par ce procédé, l’écrivain essaie d’affranchir le langage de la pensée
humaine. Au fur et à mesure que la création avance librement, la
conscience se libère. Qu’est-ce qu’alors que l’écriture automatique ?
Cette pratique scripturale, selon les thèses surréalistes, consiste en
un temps passif de création où le contrôle du “créé” se trouve banni ;
seule la pensée intime et inconsciente affranchit l’être profond de
l’écrivain. Ainsi la connaissance et la création se manifestent-elles
simultanément en un tout indivisible.
(2) Janine Buenzod, « Sur le fil du rasoir: les intellectuels français
et le défi allemand (le problème du pacifisme et la mobilisation contre
le nazisme) », in La paix et la guerre dans les lettres françaises de la
guerre du Rif à la guerre d’Espagne (1925-1929), Actes du Colloque
Universitaire International tenu au C.N.R.S. de Meudon-Bellevue et à
l’U.E.R. des Lettres et Sciences humaines de Reims (17-19 mars 1983),
Presses universitaires de Reims 1983, p. 89-97.
(3) Revue française dont douze numéros parue entre 1924 et 1929. Elle
défend une nouvelle Déclaration des droits de l’homme. Du numéro 1 au
trois, dirigée par Pierre Naville et Benjamin Péret, elle défend les
thèses psychanalytiques. Du numéro 4 au 12, la revue est dirigée par
André Breton ; elle défendra les thèses marxistes, notamment les luttes
de classe. Le numéro 5 contient un manifeste « La Révolution d’abord et
toujours », et le numéro 8 développe l’engagement politique (« Légitime
Défense »). Cette publication voit dans la guerre du Rif la naissance du
prolétariat.
(4) M.G. Maura, député aux Cortès, dans un livre fameux affirme : « si
la côte berbère du Rif doit être à nous, un jour, nous devons auparavant
en expulser ses habitants actuels. » (J. Roger-Mathieu, Mémoires d’Abdelkrim,
Librairie des Champs Elysées, Paris, 1927, p.11)
(5) A propos des communistes, J. Roger-Mathieu avancera de par ses
conversations avec les Abdelkrim : « -Durant ton séjour à Paris,
n’as-tu point vu le député communiste Berton ?
-« Oui, j’ai causé (c’est M’hammed qui parle) quelques minutes avec
lui. Cela s’est passé au café Mayeux boulevard Saint-Michel.
-« Peux-tu me dire ce qu’a été cette conversation ?
-« Crois-moi, elle a été d’un bien mince intérêt et vous avez tous eu
bien tort d’en exagérer l’importance. Au surplus, je ne l’ai jamais
revu, et c’est en pure perte qu’il a téléphoné au Terminus pour avoir de
nouveaux entretiens avec moi. Va, j’ai eu d’autres conversations, et
nombreuses, avec des gens qui n’étaient pas communistes ! » (Mémoires d’Abdelkrim,
pp.115-116)
(6) Le surréalisme, en général, nourrit des thèses contre la
civilisation occidentale tout entière, il exalte le besoin « d’une
liberté calquée sur (les) nécessités spirituelles les plus profondes,
sur les exigences les plus strictes et les plus humaines (des) chairs ».
(7) La pensée humaine sévira de ces horreurs ; l’homme et l’humain
seront sacrifiés. Ce qui se traduira au niveau de la construction de la
fiction par l’absence d’une organisation interne forte et cohérente, par
la mort du personnage, par la dissolution de l’histoire.
L’affranchissement est total au sein de cette structuration de
l’imaginaire. Si l’homme est incapable de maîtriser l’univers, si
l’écrivain se sent incapable de changer le cours de l’Histoire, si
l’auteur méconnaît complètement les fins de son projet, le narrateur est
dépassé par les événements de son récit, il ne se montre guère maître de
la fiction.
Ce statu quo de la civilisation occidentale génère un flux important de
mouvements culturels. Le modernisme en est un et des plus célèbres pour
son pessimisme, et pour son dégagement vis-à-vis de cette société en
ébullition, sur le point du chaos final.
(8) Jon Silkin (ed.), First World War Poetry, Penguin Books, London,
1981, p.15.
(9) Hubert Louis LYAUTEY (1854-1934) : Officier français, il sert au
haut Tonkin, puis à Madagascar où il eut une grande expérience avec les
questions coloniales. Il devient à la fin de sa carrière résident
général au Maroc de 1912 à 1925. Ensuite devenu maréchal de France, il
se consacre à la préparation de l’Exposition coloniale internationale de
Paris, dont il est commissaire général.
(10) Citons quelques passages des Mémoires d’Abdelkrim :
-« Etant donné que nous savions que l’Etat français est l’ami de l’Islam
et des Musulmans, qu’il est le centre de la civilisation, de la culture
et de la justice, qu’il accorde son appui aux faibles et travaille au
bonheur de l’humanité, nous avions toujours compté sur son appui moral
en ce qui concernait notre situation. » (p.220)
-« Nous avons beaucoup regretté le malentendu » (p.220) La guerre est
définie comme un malentendu !
-« Oui, c’est malgré tous les événements et les malentendus passés que
nous nous sommes ancrés dans notre décision de nous mettre sous la
protection de cette grande puissance européenne et islamique qu’est la
France. » (p.221)
(11) J. Roger-Mathieu, Mémoires d’Abdelkrim, Librairie des Champs
Elysées, Paris, 1927, p.27
(12) C.R. Pennell, La guerra del Rif, La Biblioteca de Melilla, 2001,
pp.257-258.
Cet accord de guerre afin de résoudre le problème rifain stipule :
-Interdire le trafic d’armes en direction de la République du Rif ;
-les conditions pour un possible traité de paix avec Abdelkrim suivant
lequel l’autonomie « compatible aux accords internationaux » serait
réservée ;
-En contrepartie les rifains se retirent de la zone française et
laissent aux Espagnols libre accès à la baie d’Alhucemas et ses
environs ;
-libérer tous les prisonniers et il y aura une force d’ordre autochtone
qui contrôlerait les armes et les munitions.
Ces conditions de l’accord possible furent transmises à Abdelkrim le 21
juillet 1925 par le millionnaire Horacio Echevarrrieta.
Puis, mi-août, le millionnaire basque fut encore envoyé à Ajdir.
(13) Philippe PÉTAIN (1856-1951) : Officier français, il est connu comme
le vainqueur de Verdun (1917). Il est envoyé en mission au Maroc en
1925, pour succéder à Lyautey et prendre la direction des troupes
françaises au moment de la guerre du Rif. Sous son commandement, l’armée
française écrase les troupes d’Abd el-Krim. En 1940, il est investi des
pleins pouvoirs, devient chef de l’État français et signe l’armistice
avec l’Allemagne, avec laquelle il engage une politique de
collaboration.
(14) C.R. Pennell, La guerra del Rif, La Biblioteca de Melilla, 2001,
p.261.
(15) J. Roger-Mathieu, Mémoires d’Abdelkrim, Librairie des Champs
Elysées, Paris, 1927, pp.40-41
(16) Marcel Fourier in « Révolution surréaliste », 15 juin 1926.
(17) Cartel des gauches : groupe politique constitué en 1924 pour
contrecarrer politiquement aux conservateurs et aux modérés du Bloc
national. Ce Cartel regroupe la gauche radicale (radicaux et
radicaux-socialistes), les républicains socialistes et les socialistes
(SFIO). Il arrive au pouvoir en mai 1924, cette victoire amène au
pouvoir le président Gaston Doumergue et la formation d’un gouvernement
radical-socialiste.
Le mathématicien Paul Painlevé (1863-1933) devient ministre de la Guerre
de 1925 à 1929. A son propos, J. Roger-Mathieu prétend entendre M’hammed
Abdelkrim confesser que lors de son séjour à Paris : « Seul, M. Painlevé
daigna nous recevoir et nous promettre de prêter une bienveillante
attention à la cause du Rif » (p.115) !
(18) « Paroles d’action » (Colin éditeur), p.421 et p.427, cité dans
Robert Garric, Le message de Lyautey, Editions Spes, Paris, 1935,
pp.13-14)
Dans ce texte qui parle du Maréchal, l’auteur ne réserve pas une seule
phrase à la guerre du Rif.
(19) André Maurois, Lyautey, Plon, Paris, 1931, p.256.
(20) J. Roger-Mathieu, Mémoires d’Abdelkrim, Librairie des Champs
Elysées, Paris, 1927, p.13.
(21) J. Roger-Mathieu, Mémoires d’Abdelkrim, Librairie des Champs
Elysées, Paris, 1927, p.22.
(22) L’Humanité, 22 mai 2004, « 1919-1926 : la guerre du Rif » Entretien
avec René Gallissot, réalisé par Lucien Degoy.
(23) Revue politique et culturelle éditée à Paris entre octobre 1919 et
décembre 1927. Les directeurs sont : Henri Barbusse (1919-1924), Jean
Bernier (1924-1925) et M. Fourrier et P. Naville.
D’influence communiste, la revue défend des positions internationalistes
et humanistes et évolue vers le trotskisme.
En 1925, la publication s’approche des idéaux surréalistes, et elle fait
connaître les écrivains soviétiques en Europe.
(24) Victor Crastre, Le Drame du surréalisme, Editions du Temps, coll.
« Les Documents du Temps », 1963, p. 51.
(25) Henri Barbusse (1873-1935), écrivain français, auteur d’un roman
sur la Première Guerre : Le Feu (1916, Prix Goncourt), et d’un récit sur
la Révolution russe : Le couteau entre les dents (1921). Il écrit la
biographie de Staline. Il adhère au parti communiste français en 1923 et
collabore à la revue « Clarté » où il défend la « littérature
prolétarienne »
(26) A ce propos, J. Roger-Mathieu, journaliste du « Matin » français,
et un fin collaborateur des forces françaises en Afrique du nord, dira
des deux frères Abdelkrim : « L’un et l’autre, avec une dignité
courtoise et une parfaite sincérité, se plièrent à mes questions les
plus précises, devançant parfois ma pensée, au gré de ce besoin des
disgressions (sic) si ordinaire aux Orientaux, mais toujours prêts à
revenir sur les faits pour en bien définir le sens et la véracité
historique. » (pp.53-54)
Ensuite, il dira : « Abd-el-Krim comprend le français. Il ne le parle
point. A chacune de mes interrogations, il répondait dans sa langue
maternelle. Son frère et conseiller, Si M’hammed traduisait. » (p.54)
Un peu plus loin : « Il parle toujours en arabe » (p.71)
Sur la descendance d’Abdelkrim, nous lisons : « Nous sommes les
descendants directs des Oulad Si Mohammed ben Abd-el-Krim, originaires
du Hedjaz, précisément de Yambo, sur les bords de la mer Rouge. Notre
aïeul Zarra de Yambo. » (p.55)
Et René Gallissot dira dans un entretien : « il ne revendique pas
l’empire des chérifs qui prétendent descendre de la famille du
Prophète » (cf. L’Humanité, 22 mai 2004, « 1919-1926 : la guerre du
Rif » Entretien avec René Gallissot).
(27) André Breton, Manifestes surréalistes, Gallimard, coll. Idées,
p.27.
Nous lisons : « Pour aujourd’hui je pense à un château dont la moitié
n’est pas forcément en ruine; ce château m’appartient. [...]
Quelques-uns de mes amis y sont installés à demeure : voici Louis Aragon
qui part ; il n’a que le temps de vous saluer ; Philippe Soupault se
lève avec les étoiles et Paul Eluard, notre grand Eluard, n’est pas
encore rentré. Voici Robert Desnos et Roger Vitrac, qui déchiffrent dans
le parc un vieil édit sur le duel ; Georges Auric, Jean Paulhan ; Max
Morise, qui rame si bien, et Benjamin Péret dans ses équations d’oiseaux
[...]. Francis Picabia vient nous voir et, la semaine dernière, dans la
galerie des glaces, on a reçu un nommé Marcel Duchamp qu’on ne
connaissait pas encore. Picasso chasse dans les environs. »
(28) Elaboré dans la fin de juillet 1925, tiré en août à quatre mille
exemplaires, il fut largement diffusé. Notons également que Breton,
ultérieurement, verra ce texte comme une création « idéologiquement
assez confuse », (André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, R.
Henriquez édit., Bruxelles, 1934).
(29) Zakya DAOUD, Abdelkrim, une épopée d’or et de sang, Paris, Séguier,
col. Les Colonnes d’Hercule, 1999, p.276.
(30) Témoignage de Leiris dans le film de Bernard Monsigny : « Michel
Leiris, souvenirs Soupault », 1990.
(31) Michel Leiris, L’âge d’homme, 1939, Gallimard, Folio, p. 192.
(32) « Revue européenne », n°28, juin 1925, pp.71-72.
(33) Pierre DUMAS, Abdelkrim, Toulouse, Edition du Bon Plaisir, 1927.
(34) L’œuvre de Breton ne développe qu’une seule vision surréaliste. Les
aspects du surréalisme se manifestent dans l’emploi que fait l’auteur de
l’univers onirique, dans la confection des néologismes, dans le régime
syntaxique des longs soliloques, dans l’affranchissement des personnages
lors de leurs déambulations infinies.
(35) André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme, René Henriquez édit.,
Bruxelles, 1934.
(36) Louis Aragon, « Les contes de quarante années », O.R.C., tome 4, p.
13; M. Bonnet, «Pléiade» / Breton 1, p. LI.
(37) J. Pierre (éd.), Tracts surréalistes et déclarations collectives
1922-1939, tome 1, p. 50.
(38) ibid, p. 395.
(39) cf. « Clarté », no 77, p. 301-302.
Notons aussi que d’autres publications de ce tract suivront dans
« L’Humanité » du 21 septembre 1925, dans « La Révolution surréaliste »,
numéro 5 du 15.10.1925
(40) Pierre Drieu la Rochelle, Sur les écrivains, Paris: Gallimard,
1964, p. 45-49.
On trouve le texte également dans L’Esprit : « NRF 1908-1940 », édité
par Pierre Hebay, Paris: Gallimard, 1990, p. 517-521.
(41) Louis Aragon, « Correspondance », Nouvelle Revue Française, numéro
144, 01 septembre 1925.
Première réimpression de cette lettre importante d’Aragon dans
Chroniques I, pp.242-246.
(42) J. Pierre (éd.), Tracts surréalistes et déclarations collectives
1922-1939, Tome I, p. 54-56, 398-401.
(43) Michel Lécureur, Raymond Queneau, Les Belles Lettres, Archimbaud,
Paris, 2002, p. 84-85.
(44) Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et Lettres, Gallimard, 1965,
p.165.
« Il faut utiliser les trois ou quatre grandes langues de culture –la
connaissance de ces trois ou quatre langues tant bien en deçà des
possibilités humaines. De plus, les échanges intellectuels, la marche
générale d’un type de culture entraînent des transformations
grammaticales parallèles, tout en permettant la vitalité des langues des
petits groupements. » (p.165)
(45) ibid, p.165.
nn « Le sort d’une langue ne dépend pas seulement de ses qualités
propres (qu’on ne découvre, en général, qu’ « après coup »), il est
aussi fonction du nombre des individus qui l’utilisent avec efficacité.
Il y a un drame des idiomes à portée restreinte. Ce drame devient une
sorte de tragédie lorsque, pour des motifs raciaux et politiques, on
oblige toute une population à réapprendre une langue oubliée (et d’un
maniement particulièrement difficile) comme cela s’est fait en
Irlande. » (p.165)
Par: Hassan
Banhakeia (Université d’Oujda)
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