L'Organisation
de la justice coutumière dans les tribus de coutume berbère au Maroc,
une mise au point Texte de Maurice Le Glay, militaire de carrière. Il avait adhéré, après avoir participé à la colonne Moinier qui a dégagé Fès des tribus berbères en 1911 avant le traité du Protectorat, à la politique des égards de Lyautey envers l'élite citadine et makhzénienne et les caïds despotiques des tribus. Certains écrits le cataloguent comme berbéristes suite à sa connaissance approfondie du Moyen Atlas où il a participé aux opérations de conquêtes des tribus. Il a installé le premier poste des Affaires indigènes à El Hajeb. Durant la compagne contre la promulgation du " dahir berbère ", Le Glay avait pris part au débat. Cette version du texte que nous reproduisons a été publié dans le livre de Mounib " Dahir berbère le plus grand mensonge " qui est lui-même tiré de la Revue de l'Afrique française, 1930, pages 500-501. A l'origine, ce texte a été publié par le journal casablancais, LA VIGIE MAROCAINE. Quelques informations ont été publiées sur une petite agitation qui salua, dans des milieux de jeunes marocains, le récent dahir confirmant la juridiction de coutume berbère décidée, il y a seize ans (11 septembre 1914), par un dahir du regretté feu MoulayYoussef. Cette agitation ayant eu un caractère fort restreint, nous n'en avons pas parlé. Cependant, devant certaines tendances à en faire un tremplin d'opinion, nous avons cru intéressant de recueillir à ce sujet l'avis d'un de ceux qui ont le plus étudié la question berbère, dans la vie positive d'aujourd'hui comme dans l'enseignement de l'histoire : notre collaborateur M. Le Glay. Notre collaborateur nous a répondu par ce qui va suivre, où l'on retrouvera, pensons-nous, la vigueur et la netteté qu'il apporte à l'exposé des choses qui lui sont familières. Cette petite agitation, nous a donc déclaré M. Le Glay, est, vous le savez, le fait de jeunes gars, d'une certaine jeunesse instruite qui, sous l'oeil malicieux de ses ascendants et pour complaire à des conseilleurs étrangers, s'est avisée de nous chercher pouilles à l'occasion d'un dahir régularisant et complétant l'organisation de la justice du pays de coutumes. Tout d'abord, vous dirai-je que, comme Français, les revendications de tout ce petit monde rn'ont fortement intéressé et quelque peu flatté. Il est certain que cette jeunesse a puisé dans l'éducation et l'instruction que nous lui donnons, le goût, sinon le sens de la critique et trouvé les moyens d'en traiter, de l'exposer avec une aisance qui chez certains approche vraiment de la clarté latine. C'est évidemment un résultat. Nous avons là des gens avec qui nous pourrons dorénavant nous entretenir de choses intéressantes. Pour ma part, je n 'y manquerai pas et je veux même commencer tout de suite, puisque l'occasion s'en présente. Les revendications ou plutôt les plaintes que nous entendons sont au nombre de deux: l'une est d'ordre juridictionnel, la seconde d'ordre religieux. Je vais répondre aux deux. Mais, tout d'abord, me permettrai-je de commencer par quelques notions d'histoire à l'usage de beaucoup qui les ignorent, de plusieurs aussi qui feignent de les Ignorer. Quand Moulay Hafid, sultan insurrectionnel, voulut se rendre à Fez pour y être proclamé par le peuple et reconnu par les puissances, il dut, venant de Marrakech, demander à Moha ou Hammou la permission de traverser les Zaïane. Le Zaïani dépêcha ses fils pour le guider et le protéger, mais refusa lui-même de le voir. Il voulait bien aider son Sultan qui se disait xénophobe, mais il ne voulait pas lui faire hommage. Ceci était la bonne tradition berbère qui, pour diminuer le souverain et le maghzen en place, accueillait toujours les prétendants, quitte à trahir ceux-ci dès que la chose paraissait utile. Ainsi les avons-nous vu aider Hafid, puis contre celui-ci faire risette au prétendant ldrisside Mohammed Kébir el Kittani ; puis, contre Hafid encore, proclamer, à Mekhnès, Moulay Zin ; puis, contre Moulay Youssef, dresser El Hiba. Lorsque les puissances, suivant la France, vinrent reconnaître Hafid, leurs ambassades trouvèrent celui- ci, recroquevillé, renfrogné, inquiet dans son palais de Fez dont les Berbères menaçaient les approches. Une de ces ambassades étrangères fut même, tout près de Fez, bousculée par les soldats du Sultan fuyant devant les Beni-M'tir. Menacé d'un côté par le Rogui, et de l'autre par la marée berbère battant le pied des murs, Hafid, qui régnait sur le bled maghzen, était, en réalité, prisonnier dans sa capitale et n'en put sortir, en juin 1912, que sous la protection des baïonnettes françaises. Voilà l'histoire, elle est d'hier. Voyons celle d'aujourd'hui. Les choses ont bien changé. Non seulement le Sultan règne sans effort sur les quelques centaines de mille de ses sujets du bled maghzen, mais encore sur trois millions de Berbères environ que la France a soumis et contraint de lui rendre hommage. Cela nous a pris vingt ans et je ne m'attarderai pas à dire l'effort inouï que cela nous a coûté en hommes, en argent, ce que cela coûte encore, car ce n'est pas fini et aucune année ne se passe sans que nos armes n'amènent quelque tribu au pied du trône chérifien. Et cet argent, dont je viens de parler, n'est pas, comme me disait un jeune ignorant, celui du paysan marocain, mais celui du paysan, du contribuable de France, qui dut cracher encore le gros milliard que nous coûta la défense du trône chérifien contre les prétentions du Rogui rifain. Que la France ait dû, dans son oeuvre formidable, s'aider de politique, on la peut pour cela d'autant moins critiquer qu'elle adopta celle-même que suivissent les Sultans. Qu'elle ait dû, pour gagner au Sultan des coeurs, des sujets, reconnaître et consacrer l'usage de leurs coutumes traditionnelles, doit-on le lui reprocher, alors qu'après tout elle s'est engagée à respecter les traditions quelles qu'elles soient, alors qu'il s'agit de traditions séculaires qu'aucun peuple, à travers les âges, n'a pu ébranler, que les Sultans n'ont jamais osé ni pu enfreindre. Je lisais récemment une réglementation locale édictée pour faciliter, pour protéger même, les exercices publics des Aïssaoua. S'agit-il d'une tradition berbère ou purement musulmane ? Je n'en sais rien. C'est une tradition marocaine et, si fâcheuse qu'elle soit, nous la respectons. Ainsi en sera-t-il de la coutume berbère, tradition marocaine. A ceux qui nous disent qu' en réglementant l'usage de la coutume, qu'en lui adjoignant parfois le contrôle supérieur de la justice française, nous portons atteinte au pouvoir éminent du souverain en matière de justice, je répondrai comme suit. Les jugements et ordonnances, au Maroc, commencent par ces mots: " Au nom du peuple français et de Sa Majesté le Sultan ". Il n'est écrit nulle par que les jugements, en matière berbère, auront une autre formule. Ce qui importe à Sa Majesté chérifienne, c'est d'abord le respect de ses sujets. Qui oserait dire que la France n'a pas su le lui assurer, dire aussi qu'elle n'augmente pas chaque jour le nombre de ceux qui le lui accordent ? Et ce nombre ne fut-il jamais atteint dans le passé? Ce qui importe aussi au Sultan, c'est que la justice soit rendue en son nom. La justice, chez les Berbères, l'était-elle ? Non. Elle va l'être. Pour un tel but à atteindre, le Sultan devait faire crédit à la France quant aux moyens à employer. Certains nous disent que la mauvaise humeur de nos jeunes gens, comme celle de leurs vénérables parents, s'expliquerait par le fait que la nouvelle loi leur enlèverait de nombreux et profitables postes de Cadi et d'Adoul Pourquoi chercher à nous tromper ? Ces postes, les ont-ils eux dans le passé ? Et ont-ils vraiment le désir de les remplir chez ces rudes montagnards, terreur de tous les maghzens et dont maints de nos réclamants m'ont dit ingénuement qu'ils les ignoraient complètement. Et plutôt que de parler de choses qu'ils ignorent, pourquoi n'y vont-ils pas voir ? Les Berbères ont toujours eu des tolba, le plus souvent, il est vrai, berbères comme eux, et nous-mêmes nous en usons quand leur intervention peut servir la cause du Sultan et celle de l'ordre. Nous en faisons même venir de fort loin. Et ceci m'amène à la question religieuse. Des énervés nous reprochent de christianiser les Berbères. Pensez-vous, mes chers amis, faire avaler à quelqu'un cette blague ? Voyez-vous le gouvernement de la République, après le libéralisme dont il usa en Algérie, en Tunisie, changer tout à coup de politique et s'occuper au Maroc d'un prosélytisme quelconque ? A d'autres: Vous citez des cas particuliers. Possible. Mais, dans ces questions de conscience, ce qui importe est la neutralité de l'Etat. Vous offensez l'Etat français en doutant de la sienne. Et maintenant, pour finir, un renseignement et un conseil. Bientôt, s'il plaît à Dieu, par-la force de nos armes et de notre politique, vous verrez au pied du trône de Sidi Mohammed une tribu que vous n'aviez jamais cru possible d'y voir. Je veux parler de ces sauvages du haut Oued el Abid qui, jadis, massacrèrent impitoyablement, avec ses tolba, Moulay Serour, arrière-grand-oncle de votre souverain, crime atroce jamais puni. Ce jour-là, nous pourrons peut-être bien vous dire: " Faites-en autant ou taisez-vous." Et c'est mon conseil: Taisez-vous, ne faites pas joujou avec ces Berbères que vous ne connaissez pas. Craignez, par vos propos inconsidérés, d'écarter du Sultan l'une quelconque de ces tribus que nous avons eues tant de peine à lui amener. Car alors, sûrement, la Princesse réagirait. Et ce serait vraiment triste, car vous êtes, en somme, des gens aimables et policés, nos meilleurs élèves, dont nous nous sommes plu, comme voulait Lyautey, à renforcer, par notre culture, les qualités venues de votre haute civilisation. Grisés, comme nous nous y attendions, par les ferments de notre culture, remuez des idées, trouvez-en, mais ne vous posez pas en face de la France en défenseurs de l'Islam menacé, personne ne vous croira. Car le monde est témoin que nous avons ici consolidé le trône chérifien, étendu étonnamment sa puissance et couvert de nos lois ce qui intéresse votre culte et vos consciences.
|