http://www.univ-tlse2.fr/histoire/mirehc/Bulletin1999/cantier.htm#antimaçonnique

 


Une épuration méconnue : l'épuration vichyste en Algérie (1940-1942)

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SOMMAIRE :

I-La mise au pas de l'administration : la loi du 17 juillet 1940

II-l'épuration "raciale" : les conséquences du statut des juifs du 3 octobre 1940

III-L'épuration antimaçonique : de la loi du 23 août  1940 à celle du 11 août 1941

                          
          « Le propre de l’unité est d’exclure. »
La politique de Vichy illustre bien cette maxime de Bossuet. Rejetant la lutte des classes et le pluralisme politique, le régime célèbre en effet dans sa propagande le thème de l’unité nationale. Tous pourtant ne sont pas appelés au rassemblement : « mauvais Français » et « apatrides » sont immédiatement dénoncés comme les ennemis du régime. Un des maîtres à penser de la Révolution nationale, René Gillouin, s’efforce de démontrer la cohérence d’une telle démarche : parce que « national » l’État français « bannit en son sein ou dépouille de toute influence dirigeante les individus et les groupes qui pour des raisons de race ou de conviction ne peuvent ou ne veulent souscrire au primat de la patrie française : étrangers, juifs, francs-maçons, communistes, internationalistes de toute obédience ». Une abondante et complexe réglementation vient rapidement traduire dans les faits cette volonté d’exclusion. La mise en œuvre d’une épuration de l’administration constitue l’un des volets, encore mal connu, de cette politique. Nous allons tenter d’éclairer à travers l’exemple de l’Algérie les procédures utilisées et les résultats obtenus.

Sommaire 1) La mise au pas de l’administration : la loi du 17 juillet 1940

          Dans son discours du 13 août 1940 le maréchal Pétain prononce un réquisitoire sévère contre l’administration accusée d’avoir contribué par ses erreurs passées à la défaite et de compromettre par sa mauvaise volonté l’effort de redressement entrepris par le régime. « J’ai pu constater en maintes circonstances, avec une peine réelle que les intentions du gouvernement étaient travesties et dénaturées par une propagande perfide et que des mesures mûrement réfléchies étaient empêchées de porter leurs fruits par l’inertie, l’incapacité ou la trahison d’un trop grand nombre d’agents d’exécution. Ces défaillances, ces trahisons seront recherchées et sanctionnées. La responsabilité des fonctionnaires ne sera plus un vain mot [...]. La France nouvelle réclame des serviteurs animés d’un esprit nouveau, elle les aura ». Avec la loi du 17 juillet 1940 sur le relèvement de fonctions, le régime de Vichy dispose de l’instrument dont il a besoin pour remodeler à sa convenance l’administration française. La loi précise que « pendant une période qui prendra fin le 31 octobre 1940 les magistrats et fonctionnaires et agents civils ou militaires de l’État pourront être relevés de leurs fonctions nonobstant toute disposition législative ou réglementaire contraire. La décision sera prise par décret, sur le seul rapport du ministre compétent et sans autre formalité ». A la fin de cette période les autorités devront statuer sur le sort définitif des fonctionnaires relevés : reclassement ou révocation. Il s’agit donc du type même de la loi d’exception, ignorant les garanties juridiques traditionnelles et rétablissant l’arbitraire.

 

Sommaire Un texte aux effets mal connus

          Si les résultats de l’épuration réalisée aux lendemains de la Libération sont aujourd’hui établis de façon précise, ceux de la période vichyste restent encore obscurs. En 1954 Robert Aron proposait une première évaluation en effectuant le décompte des décrets de révocation publiés au Journal officiel en 1940. Il aboutissait au chiffre de 2 282 révocations et concluait que 3 ‰ des fonctionnaires avaient été victimes de l’épuration. La méthode suivie par l’auteur de l’Histoire de Vichy pose plusieurs problèmes : un recensement effectué sur les seuls six premiers mois de la période vichyste peut-il être considéré comme significatif ? D’autre part en enregistrant simplement les révocations qui constituent le cas extrême on néglige toute la gamme des sanctions intermédiaires – déplacements, rétrogradations... – qui ont été également largement utilisées par le régime. Malgré leur imprécision ces estimations sont restées longtemps la seule base disponible. Il faudra attendre la remarquable thèse de Marc-Olivier Baruch pour que le dossier soit enfin rouvert. Il apparaît alors que la loi du 17 juillet 1940 sur le relèvement de fonction a été appliquée à une échelle plus importante que ne le laissaient entrevoir les estimations précédentes. Un tableau récapitulatif établi à la demande du secrétaire général de la vice-présidence du conseil, Henry Moysset, révèle qu’au 29 avril 1941 ce sont 7 266 fonctionnaire – soit trois fois plus que le chiffre avancé par Robert Aron – qui ont été touchés par la seule « juilletisation ». De plus la note qui accompagne le tableau juge insuffisants ces résultats et met l’accent sur la nécessité de « parachever l’oeuvre de renouvellement qu’a eu en vue la loi du 17 juillet 1940, dans les administrations et services où cette loi n’a encore reçu qu’un commencement d’application ». Une loi du 29 mars 1941 a d’ailleurs prorogé la loi du 17 juillet 1940 qui perd ainsi son caractère provisoire. Marc Olivier Baruch estime au bilan que « le relèvement de fonctions finit par constituer l’un des éléments les plus permanents de la politique de la fonction publique sous Vichy ». Le caractère permanent du processus d’épuration rend dès lors difficile une évaluation d’ensemble pour toute la période.

 

Sommaire L’épuration de l’administration algérienne : l’exemple du corps enseignant

          Les mêmes difficultés se rencontrent bien sûr pour l’étude de l’application à l’Algérie de la loi du 17 juillet 1940. Les archives de la période vichyste se sont révélées très pauvres sur la question : il est possible que des destructions aient eu lieu dans l’intermède qui sépare le débarquement américain de novembre 1942 de l’installation du CFLN en juin 1943. Les rares documents retrouvés semblent par ailleurs indiquer que les administrations locales ont cherché à ne pas laisser une trace trop visible de leur action en ce domaine. Une note du 28 septembre 1940 rédigée par la préfecture de Constantine et contenant les propositions soumises au gouverneur général en vue de l’application de la loi du 17 juillet se présente ainsi comme une liste manuscrite d’une centaine de noms, dont certains sont inscrits au crayon à papier. Les critères retenus pour l’établissement de ces listes apparaissent toutefois clairement : il s’agit de punir la participation active au Front populaire ou l’exercice d’une activité militante au sein d’une formation de gauche, d’un syndicat ou d’une organisation proche du nationalisme algérien. Le préfet Max Bonnafous explique l’esprit dans lequel il a établi ces propositions de relèvement : « Je les ai faites en toute impartialité et objectivité et dans le sentiment profond que ces fonctionnaires se sont par leurs gestes et leurs attitudes, par leur propagande malsaine et par des sentiments nettement affichés, compromis de telle manière qu’il n’est plus possible de conserver à leur égard la moindre confiance ».

          Une catégorie de fonctionnaires semble particulièrement suspecte au nouveau régime, il s’agit des enseignants et tout particulièrement des instituteurs. L’amiral Abrial, premier gouverneur général de la période vichyste, partage visiblement à leur égard les préventions bien connues du maréchal Pétain. « Au reste, écrit Abrial dans une note du 4 novembre 1940, le rôle de l’instituteur dans l’oeuvre de régénération sociale entreprise est trop important à l’heure actuelle pour qu’une surveillance très étroite ne soit exercée sur leur activité extrascolaire, leur attitude politique et leur manière de servir en général. Cette surveillance ne peut être effectivement assurée par les autorités académiques qui sont trop souvent portées à n’apprécier les maîtres que du seul point de vue pédagogique ». L’enjeu de cette mainmise s’explique par le rôle clé des instituteurs dans la société algérienne. Par la mixité ethnique de son recrutement le corps des instituteurs constitue en effet un groupe charnière entre les communautés européennes et indigènes. Impliqué dans la vie politique locale il a fourni un certain nombre de cadres aux partis de gauche, notamment à la SFIO et dans une moindre mesure au parti communiste. Dès le printemps 1940 les préfectures ont commencé à ficher les instituteurs communistes. A la fin de l’été 1940 de nouvelles listes sont établies cette fois en application de la loi du 17 juillet 1940. Pour le département de Constantine 119 membres du corps enseignant sont ainsi recensés pour leur appartenance à diverses formations de gauche, même très modérées comme le parti socialiste de France qui avait suivi Marcel Déat lors de la scission de 1933 au sein de la SFIO. Quarante-sept sont frappés par une mesure de déplacement. Soixante-douze font l’objet d’une proposition de relèvement de fonctions. Celle-ci toutefois ne peut être prononcée que par décret ministériel. Le 23 novembre 1940 un premier décret relève de leurs fonctions 49 instituteurs originaires des trois départements d’Algérie. D’autres vont suivre jusqu’au mois de mars 1941. Le relèvement n’est pourtant que la première étape d’une longue procédure. A l’issue d’une période de trois mois les pouvoirs publics doivent statuer de façon définitive sur le sort des « juilletisés ». Dans le cas des 49 instituteurs frappés par le décret du 23 novembre 1940 le recteur de l’université d’Alger propose quinze révocations, sept mises à la retraite, treize mises en disponibilité spéciale – statut assez proche du relèvement – et toute une série de reclassements avec déplacements et rétrogradations. Le ministre Carcopino décide de réduire le nombre de révocations mais alourdit les sanctions de déplacements en imposant des départs vers la métropole là où le recteur se contentait d’un changement de département en Algérie. En 1943 une commission d’enquête mise en place par le CFLN reproche aux autorités vichystes d’avoir sanctionné plus de 270 membres de l’enseignement en Algérie, dont 180 pour leur opposition au régime. Dans cet ensemble il faut sans doute dénombrer une quarantaine de révocations définitives.

 

Sommaire 2) L’épuration « raciale » : les conséquences du statut des juifs du 3  octobre 1940

          La loi du 17 juillet 1940 n’est pas le seul instrument d’épuration mis en place par le législateur vichyste. Le statut des juifs du 3 octobre 1940 inspiré par la volonté de retrancher les populations juives de la communauté nationale entraîne ainsi leur exclusion de la fonction publique. Ces textes vont être appliqués avec une sévérité particulière en Algérie où les responsables vichystes estiment avoir trouvé un terreau favorable pour l’antisémitisme d’État. A la fin des années 30 la tradition antijuive locale a été en effet ravivée par les partis d’extrême droite européens, au premier rang desquels on trouve le PPF, et par certains milieux musulmans traditionalistes. Ainsi l’amiral Abrial, lorsqu’on lui reproche après guerre d’avoir mis en oeuvre avec plus de rigueur que ne l’exigeait la loi l’exclusion des juifs de la fonction publique, concède bien volontiers qu’il lui a paru « indiqué au point de vue de la politique locale de ne pas être trop restrictif dans l’application de cette loi ». Ainsi refuse-t-il d’examiner le cas de 52 agents juifs des services pénitentiaires qui auraient pu échapper du fait de leurs titres combattants aux rigueurs de la loi. Les mesures d’exclusion sont étendues à l’ensemble des agents des services concédés ou subventionnés, contre l’avis du Conseil d’État qui jugeait que seuls les cadres de ces services étaient visés par la loi du 3 octobre 1940. Au bilan il ressort des statistiques établies par le gouvernement général que plus de 70 % des fonctionnaires juifs ont été exclus dès la fin de 1940 et plus de 80 % à l’automne 1941. Ce sont près de 2 700 fonctionnaires qui ont été ainsi privés de leur emploi. Le « rendement » de cette épuration administrative semble donc plus élevé en Algérie qu’en métropole où pour une population juive trois fois plus nombreuse, 2 000 fonctionnaires avaient été exclus à la même date. Le statut prévoit également l’exclusion de l’armée des officiers et sous-officiers juifs. Comme les fonctionnaires ceux-ci doivent donc remplir une déclaration sur l’honneur au sujet de leur appartenance à la race juive. Afin d’éviter que l’imprécision de la notion de « race » ne bénéficie aux intéressés le ministre de la Guerre recommande dans une note transmise à la XIXe région militaire à Alger une enquête complémentaire en cas de doute. « En présence de juifs détachés de la pratique de leur religion, des indications utiles pourront être trouvées dans l’aspect de certains noms patronymiques, dans le choix de prénoms figurant sur les actes d’état civil et dans le fait que les ascendants auraient été inhumés dans un cimetière israélite ».

 

Sommaire 3) L’épuration antimaçonnique : de la loi du 23 août 1940 à celle du 11 août 1941

          Implantée en Algérie depuis les débuts de la conquête, la franc-maçonnerie comptait sans doute à la veille de la guerre plus de 3 000 membres répartis pour l’essentiel entre la Grande Loge et le Grand Orient. Bien implantée dans la fonction publique et dans le personnel politique local elle apparaissant comme une forme de sociabilité coloniale bien admirée localement. Elle aussi va faire les frais de la volonté d’épuration du régime de Vichy. La loi du 13 août 1940 dissout les sociétés secrètes et impose aux fonctionnaires de déclarer sur l’honneur de ne pas appartenir à l’une des organisations visées. A l’automne 1940 est créé un service des Sociétés secrètes confié à l’historien Bernard Faÿ. Une nouvelle étape est franchie avec la loi du 11 août 1941 qui prescrit la publication au Journal officiel des noms des dignitaires et leur interdit d’exercer des fonctions publiques. L’amiral Abrial semble s’être montré moins sévère en la matière qu’en ce qui concerne le statut des juifs. Dans un courrier de novembre 1940 il explique à Vichy que par manque de personnel compétent de rechange il doit maintenir un certain nombre d’anciens francs-maçons au sein des directions du gouvernement général. Ses successeurs, les gouverneurs Weygand et Châtel, ont appliqué avec plus de rigueur la législation antimaçonnique. A la fin de 1941 les révocations des dignitaires de la franc-maçonnerie se multiplient. Le service des Sociétés secrètes, alerté par certaines dénonciations provenant de particuliers, de la Légion française des combattants ou du Pionnier, journal local du PPF, soupçonne toutefois l’administration algérienne de ne pas faire preuve d’un zèle suffisant. A la fin du printemps 1942 il envoie auprès du gouvernement général un délégué permanent chargé du suivi de ces questions.

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           L’épuration vichyste en Algérie se caractérise donc par sa virulence. En ajoutant aux fonctionnaires juifs frappés par le statut d’octobre 1940 – il s’agit nous l’avons vu des plus gros contingents – les victimes des lois du 17 juillet 1940 et du 11 août 1941, il ne fait pas de doute que l’on dépasse le seuil de 3 000 fonctionnaires et agents publics licenciés, ce qui correspondrait à plus de 5 % des effectifs de la fonction publique locale. On quitte là le domaine du symbolique pour atteindre celui du quantitativement significatif. Au-delà même des exclus, l’épuration apparaît comme une menace pesant sur l’ensemble de la fonction publique et constituant une sérieuse incitation à la soumission. L’exemple algérien prouve bien que les logiques de l’exclusion loin de s’expliquer par une pression extérieure ou par une radicalisation tardive sont au coeur du régime : dans un territoire sur lequel ne s’exerce aucune pression allemande et où l’accueil de la population lui est globalement favorable, Vichy se révèle plus sévère dans son épuration qu’en France métropolitaine.

 

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