Guy Ossito Midiohouan
Université d'Abomey-Calavi. Cotonou. Benin.
Le texte que l'on va lire montre que le pillage du savoir africain est aussi vieux que la colonisation. Il montre aussi qu'un "cerveau" n'a pas vraiment besoin de quitter l'Afrique pour fuir vers l'Occident. Qu'est-ce qui a conduit Léopold Panet, un jeune Sénégalais ayant vécu au début du XIXe siècle, à oublier ses racines africaines et à assumer si complètement le point de vue de l'Autre, au point de s'effacer et de perdre presque toute identité personnelle? Qu'est ce qui a poussé Panet à se vendre corps et âme à la France? et qu'est ce qui continue à pousser tant de jeunes Africains d'aujourd'hui à se conduire comme Panet ? Autant de questions complexes qui montrent que la fuite des cerveaux a des racines profondes dans l'Histoire. [Note de la rédaction] |
On ne dispose pas d'informations très précises sur les origines familiales de Léopold Panet (1820-1859). On sait seulement[1] que l'homme était un métis de Gorée, né dans un milieu modeste et orphelin de bonne heure. Il put malgré tout recevoir une instruction qui lui permit d'être nommé, le 11 juin 1838, "écrivain temporaire du Sénégal ". Il n'occupa ce poste que sept mois ; il en démissionna, le 15 janvier 1839, pour se livrer au commerce. On le retrouve, en 1846, aux côtés du commissaire de la Marine Anne Raffenel dans l'exploration du Kaarta, ce qui lui valut un éclatant témoignage de satisfaction de ce dernier et, en conséquence, la Légion d'Honneur, le 11 novembre 1848. Léopold Panet est le premier Sénégalais à avoir obtenu cette distinction.
Sur recommandation du baron Roger, ancien gouverneur du Sénégal, le ministre de la Marine met M. Panet (qui a repris du service dans l'administration, le 1er mars 1849, comme "écrivain de la Marine ") à la disposition du gouverneur du Sénégal pour une mission d'exploration du Sahara occidental. C'était une manière de contourner la vive hostilité des populations du Sahara aux Européens dont elles connaissaient les intentions hégémoniques[2]. M. Panet, arguait le baron Roger, "(était) indigène du Sénégal, homme de couleur, d'une forte constitution, d'un courage et d'un zèle déjà éprouvés. Il (savait) un peu d'arabe vulgaire et parlerait facilement cette langue après deux mois de séjour dans un camp de marabouts, où il prendrait la tenue et les habitudes convenables pour ne pas exciter l'inquiétude parmi les tribus maures qu'il rencontrerait sur sa route"[3].
L'expédition ne fut pas, loin s'en faut, une partie de plaisir. Parti de Saint-Louis, le 6 janvier 1850, après une première tentative ratée quelques mois plus tôt, le voyageur triompha de tous les dangers et difficultés et arriva sain et sauf à Soueira, sa destination, le 25 mai.
De Soueira, Léopold Panet gagna Marseille par bateau, puis Paris où il séjourna un an, rédigeant le rapport de son voyage et soignant une maladie d'estomac qui s'était aggravée lors de son expédition. La Relation d'un voyage du Sénégal à Soueira (Mogador)[4] parue fin 1850 permet de saisir certains aspects des rapports des premiers intellectuels africains avec le pouvoir colonial[5].
Léopold Panet, agent de renseignements de la France et théoricien de la colonisation. |
Le voyageur sénégalais était en position d'agent de renseignements de la France, très officiellement chargé d'une mission d'espionnage dans une zone que les puissances coloniales européennes rivales cherchaient activement à pénétrer. Pour la France, ce voyage d'exploration avait pour but de reconnaître le moyen d'établir des communications par terre entre ses colonies du Sénégal et de l'Algérie. Léopold Panet tenait donc un carnet de route et notait soigneusement ses observations sur la géographie, la géologie, l'astronomie, la faune, la flore, les types humains, l'habitat, le commerce, le pouvoir politique, les mentalités, les moeurs et coutumes, l'histoire, la tradition orale, ainsi que toutes autres anecdotes ou informations pouvant se révéler d'une quelconque utilité comme celle-ci :
19 mars - (...) Notre route traversait plusieurs chaînes de collines se ramifiant les unes aux autres. En quelques heures, nous nous arrêtâmes dans un camp considérable occupé par les Oulad-Tidrarin, à l'endroit appelé Tamareikat dans mon itinéraire. C'est une des tribus qui communiquent le plus souvent avec les pêcheurs canariens auxquels elle porte du lait. Là, j'appris qu'un bâtiment s'était perdu, il y avait quelques mois, sur la côte, et que deux hommes de l'équipage, tombés au pouvoir des indigènes, avaient été conduits à Noun et vendus au Cheikh Beirouk. (p.118).
Cette position d'espion[6] à la solde de la France n'est source d'aucune espèce de conflit moral pour Léopold Panet qui l'assume au contraire avec fierté. S'il se considère comme "indigène sénégalais " (pp.31 et 100) et parle de "mes compatriotes du Sénégal, les indigènes je veux dire " (p.188), il ne manifeste nulle part dans son rapport une conscience d'appartenance africaine pouvant fonder des velléités de revendications identitaires ou nationalistes. Le discours qu'il développe est bien celui d'un Français conscient d'être au service de son pays, imbu de culture française[7], convaincu de la nécessité de défendre la colonisation et les intérêts français. Ainsi, mesurant les chances d'une pénétration française en Afrique, il écrit :
Le commerce, la civilisation, l'humanité même le réclament. Voudra-t-on
que l'Angleterre nous devance dans cette noble mission ? (pp.
92-94)
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Arrivé à Noun, le 20 avril, une étape importante de son périple, Léopold Panet se lance à nouveau dans une longue théorie de la colonisation :
(...) Maîtres du Sénégal et de l'Algérie, si nous nous
établissons ensuite à Noun, c'est-à-dire entre les deux, nous
aurons trois points de départ très-heureusement situés pour attaquer
l'Afrique dans ses parties les moins connues aux Européens ; éveiller
chez les habitants de cette contrée, par le déploiement des richesses de nos productions nationales, l'esprit de luxe, par conséquent le
désir d'une occupation plus morale que celle du vol et de la rapine ;
fonder dans l'intérieur du pays des entrepôts de marchandises qui
seraient placés sous la protection de chefs puissants que nous nous
attacherons par les liens positifs de l'intérêt et, par la réciprocité
des échanges, de procurer à ces peuplades un bien-être matériel qui leur
fera apprécier sensiblement les avantages de notre contact.
L'Afrique deviendra alors l'Eldorado où l'Europe entière viendra
recueillir les produits que, selon la loi de la nature, son climat lui
refuse. Plus tard, le bien-être moral viendra se joindre aux avantages
matériels, et avec le temps, les erreurs de l'islamisme viendront se
briser devant les saines vérités du christianisme (pp. 158-160,
c'est nous qui soulignons).
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Comme on le voit, Léopold Panet ne se contente pas de noter ses observations ; il n'hésite pas à théoriser, à penser sans complexe, à opiner avec l'ardent désir d'apporter sa contribution à l'oeuvre de colonisation qu'il perçoit comme une noble mission de civilisation visant à faire reculer l'islam et le fétichisme, la barbarie et l'ignorance. Il se sent manifestement bien à sa place et dans son rôle parce que, pour lui, il est du devoir des "jeunes mulâtres du Sénégal ayant de l'intelligence, (de) prêter leur concours aux savants européens que le gouvernement envoie pour explorer l'Afrique " (p.21). Et s'il rend hommage au sens du devoir d'Anne Raffenel face à l'épreuve que lui imposa "un roi sauvage " (p.154), c'est qu'il voit en cet Européen un exemple que lui, l'indigène, se sent capable d'égaler, voire de dépasser. Son attachement à la France, "première nation du monde " (p.156), et à ses visées hégémoniques est sincère et sans faille :
(...) Le souvenir de tout ce que j'avais souffert, moins de la part des Arabes que de mon interprète, joint au quart d'heure que je venais de passer, glaça mon coeur au point de me faire maudire l'existence. Ce moment était cruel ! J'étais assailli par mille réflexions. L'injure, le mauvais traitement, les difficultés de ma route, tout se précipitait dans ma pensée. Dans ce moment, je l'avoue, j'avais besoin de la concentration de toutes mes forces morales pour sortir victorieux de cette épreuve. La religion vint à mon aide. J'invoquai celle qu'on n'invoque jamais en vain. Un moment après j'étais consolé, et mes pensées volaient vers l'Algérie. Là, je voyais nos colons remuer cette terre longtemps abandonnée. Plus loin, notre armée se promenait avec son uniforme guerrier. Le bonheur n'est réellement appréciable que lorsqu'il succède immédiatement au malheur. (p.73 ; c'est nous, G. O. M., qui soulignons).
La longue traversée des ténèbres ou l'Afrique Française vers l'Afrique barbare. |
Cette crédulité aveugle et présomptueuse en l'idéologie coloniale dans sa forme la plus primaire génère fatalement un discours foncièrement raciste où abondent les caractérisations globalisantes et les généralisations hâtives. Léopold Panet - nous l'avons déjà souligné - ne renie pas ses origines africaines ; mais son Afrique à lui est française : c'est l'Afrique des Blancs de France, des métis et des indigènes du Sénégal, entité largement illusoire, dont il s'estime le digne représentant. Ainsi, après avoir noté la coutume qui, chez les Arabes, impose au mari de rappeler à sa femme, à chaque fois qu'elle sort de sa maison, ses obligations conjugales, Léopold Panet ajoute le commentaire suivant :
Dans cette recommandation, qui chez nous (entendre chez nous Français) blesserait, avec raison, l'amour propre d'une femme, la femme arabe, au contraire, voit un rappel à ses engagements ; elle s'incline humblement devant son mari et sort. (p.149).
L'autre Afrique, celle que la France cherche justement à conquérir et qui s'oppose à la première comme les ténèbres à la lumière, c'est "l'Afrique barbare ", celle des Nègres et des Arabes pour qui il n'a que mépris.
Ainsi Léopold Panet rapporte avec complaisance cet avis d'un prince arabe qui pense qu' "au Soudan (...) les populations nègres n'ont aucune religion et distinguent à peine leur droite de leur gauche " (p.57). Les Nègres sont des sauvages ; ils manquent d'intelligence ; ils sont ignorants, arriérés, paresseux, frustres et fatalistes. L'inconduite de son interprète et compagnon de route "jeune nègre où tous les vices connus viennent se personnifier " (p.181) ne fait qu'aggraver le cas de cette race.
Quant aux Arabes et aux Juifs avec qui il est resté constamment en
contact durant tout son voyage entre le Sénégal et le Maroc, il les trouve
sauvages, superstitieux, fanatiques, cupides, violents.
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Les rares fois où le mépris pour l'Arabe semble se tempérer jusqu'à laisser place à l'admiration et à l'éloge, c'est à Noun dont le cheikh, nommé Beirouk, paraît disposé à collaborer avec les Européens, particulièrement les Français, ceci expliquant sans doute cela. Léopold Panet fait même un parallèle entre le sens du devoir de Beirouk, l'Arabe, et celui de Raffenel, le Blanc français :
"Doué d'une intelligence peu ordinaire, Beirouk est une de ces âmes fortes qui n'obéissent qu'à leurs inspirations ; si elles font bien, elles en ont toute la gloire, si elles font mal, elles ont au moins la conscience d'avoir voulu le bien. Ceci me rappelle la fermeté héroïque d'un voyageur avec lequel j'ai partagé quinze mois d'une vie dure et pénible (...)" (p.154).
Avant d'ajouter, toujours concernant Beirouk :
"Pour un arabe (sic), ce n'est pas sans admiration que je lui ai entendu dire un jour dans un groupe formé de ses courtiers de commerce : On n'attend pas la fortune chez soi, on doit aller la chercher en portant les produits de son pays pour les échanges contre ceux de l'étranger. Dans sa haute sagesse, Dieu a voulu que ce qui se trouve chez un peuple manque chez l'autre, pour contraindre ainsi les hommes à des relations qui, en les unissant par le lien de l'intérêt, chasse à jamais chez eux l'esprit de la guerre" (p.155).
Aux yeux de Léopold Panet, l'intelligence, la force de caractère et la hauteur d'esprit de son chef expliquent l'avancée de Noun dans la voie du progrès contrairement aux autres contrées traversées - une curieuse idée du progrès du reste :
"Quand des tentes formées par la réunion de plusieurs bandes d'étoffe ont été remplacées par des cases en terre solidement construites, et celles-ci par des maisons régulièrement bâties et convenablement distribuées ; quand des tapis moëlleux ont remplacé des nattes en paille ; quand à la guinée bleue de l'Inde ont succédé les étoffes fines, le drap et la soie dans le costume des deux sexes ; quand le pain cuit au four, les rôtis et autres mets délicats ont remplacé le kouskousou ; quand enfin la faïence et la porcelaine ont fait disparaître les gamelles en bois, il demeure évident que le pays où s'accomplit rapidement cette transformation marche dans une voie de progrès que le temps ne pourra que féconder. Et ce progrès est d'autant plus sensible, d'autant plus méritoire, qu'il s'est accompli dans un coin de l'Afrique où le contact européen est resté étranger, où le fanatisme musulman, par conséquent, laisse encore aux habitants des idées de luxe et de bien-être" (p.157).
La pénétration française a d'autant plus de chances de se réaliser dans cette région de l'Afrique qu'une ville comme Noun s'ouvre déjà au progrès.
L'attente déçue d'un habitant indigène pas comme les autres |
Tout dans le rapport de Léopold Panet montre qu'il se sentait plus proche de l'Europe et des Blancs que de l'Afrique et des Africains. Même dans le cadre restreint de la colonie du Sénégal de l'époque où, au nombre des citoyens français, on comptait non seulement les Européens blancs mais aussi les indigènes noirs et métis des quatre communes de Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis, il n'hésitait pas à épouser la cause des Européens contre les indigènes noirs. En tout cas, c'est ce que révèlent ses "observations sur le commerce du Sénégal - avantage d'un établissement à Ségo " qui constituent la dernière partie de son rapport. Léopold Panet y plaide pour un développement du commerce au Sénégal. Si le commerce stagne dans cette colonie, c'est parce qu'elle se limite à la gomme du Sahara qui n'offre que des pertes ruineuses, et qu'il ne cherche pas à dépasser le comptoir de Bakel, à pénétrer plus avant "pour arriver à Ségo (sic), Jdenné (sic) et Tounboutou (sic), en traversant le Bambouk aux mines d'or, ensuite au Fonta-Diallon (sic), tous pays riches donnant ensuite accès dans le coeur de l'Afrique " (p.181). Si les Anglais semblent avancer plus rapidement sur le plan des échanges commerciaux avec Ségo qui n'est pourtant qu'à 600 km de Bakel, c'est parce que les lois et les pratiques du commerce au Sénégal laissent à désirer.
Léopold Panet dénonce notamment l'ordonnance de 1842 qui soumet la traite de la gomme à l'intermédiaire indispensable de la population indigène. Selon lui, l'esprit de cette ordonnance, qui vise à favoriser la classe indigène de la colonie, est "excellent " mais il ne profite en réalité qu'aux Arabes et aux mauvais traitants
"dont l'immoralité et l'incapacité ont converti la traite en commerce de pertes, ceux qui n'ont aucune garantie morale ou matérielle à offrir (aux négociants) ; ceux enfin qui n'ont rien à perdre parce qu'ils n'ont rien, ou qui, s'ils possèdent quelque chose, prennent la précaution de l'inscrire au nom de leurs femmes, sûrs que leurs sottes opérations finiront un jour par lasser la patience du négociant qui alors les fera poursuivre et saisir".(p.186).
Il réclame donc la libéralisation de la traite de la gomme avec la participation directe des négociants européens et la création d' "associations fortes et entreprenantes pour le commerce du haut pays depuis le Fort de Bakel " (p.187).
Selon Panet, les traitants noirs sont "sans moeurs et sans éducation " (p.185), des "perturbateurs " (p.184) du commerce de la colonie. Les Européens, plus "intelligents ", doivent reprendre la situation en main et "se (mettre) donc à la tête de la population indigène " (p.182) pour ouvrir les voies de l'avenir.
Ces "observations" de Léopold Panet sur le commerce au Sénégal, ses jugements péremptoires sur les traitants noirs sont démentis par un autre métis sénégalais, Durand Valantin, dans son Mémoire rédigé à l'occasion de la pétition présentée à l'Assemblée Nationale par les commerçants européens du Sénégal publié en 1849[8]. L'addenda à la relation proprement dite de son voyage n'est-il pas une réponse de Léopold Panet à ce mémoire à l'instigation du groupe des commerçants européens résidant à Saint-Louis qui, dans une pétition en date du 18 mai 1849, réclament l'abrogation de l'ordonnance de 1842 ? Dans ce conflit qui, comme l'écrit Durand Valantin, oppose 46 Européens à 15.000 "indigènes", Léopold Panet, contrairement à Durand Valantin choisit le camp des Européens. On a des raisons de penser que ce choix n'est ni gratuit ni désintéressé.
Il y a manifestement chez Léopold Panet un effort constant pour oublier la composante nègre de son identité métisse, pour se fondre dans le camp des Blancs. Son voyage lui-même s'inscrit dans cette stratégie : il en attend une reconnaissance, comme un rachat, une adoption définitive par la race blanche et la France. S'il avait obtenu la Légion d'Honneur à 28 ans, c'était pour avoir été "le second de Raffenel " ; il lui restait à prouver qu'il était capable de prendre lui-même, comme un Blanc, la tête d'un projet ambitieux d'exploration. Dont acte.
On est quelque peu surpris de lire sous la plume de Cornevin :
"Mais Panet fils du Sénégal est aussi fils de l'Afrique. Il est certes le premier des écrivains sénégalais. Il est aussi le premier en date des centaines d'écrivains qui de Tananarive à Nouakchott, d'Alger à Libreville et à Lubumbashi, de Tunis à Abidjan, de Rabat à Yaoundé et de Dakar à Bujumbura, constituent autant de prestigieux témoignages pour la culture africaine en français". (in Introduction, p.29).
Contrairement à ce que soutiennent Léopold Sédar Senghor dans sa préface à la réédition du rapport et János Riesz[9], il n'y a trace d'aucun sentiment national africain chez Panet. Il fait partie, comme l'écrit Cornevin, de "ces fonctionnaires ou prêtres (qui) se veulent Français à part entière " (p.28) mais qui, contrairement à leur congénère le député Durand Valantin, ne revendiquent rien de l'Afrique.
On sait que le Français blanc René Caillé (1799-1838) connut la gloire pour avoir "découvert " Tombouctou et Djenné en 1828. Léopold Panet qui fut le premier Français à traverser de part en part le Sahara occidental n'attendait rien de moins de son exploit. Il ne rencontra cependant auprès des commanditaires de son voyage eux-mêmes qu'une indifférence qui ressortissait au mépris. Cette attitude fâcheuse de l'administration française ne s'expliquait, selon lui, que par ... son origine africaine, ce qu'il déplore dans un langage à la fois compassé et édulcoré :
"Dans tous les temps, à toutes les époques de ma vie, j'ai toujours différé d'opinion avec les habitants indigènes du Sénégal quoique né dans le même pays et élevé à peu près dans les mêmes principes qu'eux. Je ne crains pas de le dire, dans aucun cas nul d'entre eux ne s'aventurera jamais dans une exploration de l'Afrique - fut-elle bornée dans les limites des points où se fait sentir notre influence en cela, moins par la crainte du danger, que par une idée devenue chez eux imprégnée et qui leur a été gracieusement suggérée par les commerçants européens du Sénégal ; idée qui repose sur le raisonnement très faux que le gouvernement ne récompense que ses employés européens et que quant à la population - indigène - quelque dévouement qu'elle montre, il ne lui en tient jamais compte. Ne serait-ce que pour détruire ce misérable préjugé (...), je crois que la bienveillance du gouvernement peut m'être accordée avec un grand avantage pour l'avenir."[10]
Voilà le métis qui regardait de son extranéité bienheureuse l'Afrique et ses populations autochtones avec un souverain mépris, méprisé à son tour, contraint de perdre ses illusions, renvoyé à lui-même, à sa négritude, c'est-à-dire à son infériorité congénitale, par le système dont il s'était institué ingénument le héraut. Voilà le défenseur de la colonisation française contre la colonisation anglaise humilié, contraint de démissionner de l'administration française et de "s'exiler " en acceptant l'offre d'un poste de traitant à Sainte-Marie de Gambie, une colonie anglaise. Il mourut, quelques années plus tard, dans l'anonymat total, d'une phtysie (tuberculose), à l'âge de 39 ans.
Notes
[1] Cf. Introduction à la seconde édition du texte. Voir aussi Robert Cornevin, "Léopold Panet (1820-1859), premier explorateur du Sahara mauritanien et premier écrivain africain de langue française ", in Bulletin IFAN, 30 (B), 3, juillet 1968, pp.1243-1255 ; Robert Cornevin, "L'énigme des dernières années de la vie de Léopold Panet (1820-1859) est enfin résolue ", in Notes africaines (IFAN, Dakar), 117, janvier 1968, pp.19-21 ; Roger Pasquier, "Un explorateur sénégalais : L. Panet, 1819 ? - 1859 ", in African History Studies (Boston), II, 2, 1969, pp.307-317.
[2] Ce qui expliquait la captivité et donc l'échec partiel de l'expédition d'Anne Raffenel (qu'accompagnait Léopold Panet) dans le Haut-Sénégal en 1846.
[3]Cf. Introduction à la seconde édition, p.12.
[4] La première édition de ce texte s'est faite en deux livraisons de la Revue coloniale (novembre et décembre 1850). En 1968, il connut une seconde édition sous le titre Première exploration du Sahara occidental. Relation d'un voyage du Sénégal au Maroc, 6 janvier - 25 mai 1850 (Paris, Le Livre Africain, 190 p.), avec une préface de Léopold Sédar Senghor et une introduction de Robert Cornevin. Nos références renvoient à cette dernière édition.
[5] Pour ce qui concerne le plaidoyer pour la reconnaissance de Léopold Panet comme un précurseur de la littérature négro-africaine d'expression française et la démonstration de la littérarité de son texte, voir l'introduction de Cornevin à la deuxième édition, et János Riesz, Les débuts de la littérature sénégalaise de langue française, Bordeaux, CEAN, Travaux et documents no.60, 1998, 50 p. János Riesz s'intéresse dans son étude à Léopold Panet et à David Boilat. Le texte concernant Léopold Panet a été repris dans Jean Bessière et Jean-Marc Moura (éd.), Littératures postcoloniales et représentations de l'ailleurs : Afrique, Caraïbe, Canada, Paris, Honoré Champion Editeur, 1999, pp.29-56.
[6] Pour réussir sa mission, Léopold Panet avait pris exemple sur René Caillé qui en 1827-1828 traversa le Sahara, déguisé en Arabe.
[7] A la date de son voyage, Léopold Panet, né à Gorée, alors âgé de 30 ans, n'a effectué qu'un seul et court séjour en France. Cela ne l'empêche pas d'écrire : "(...) Cette montagne forme une vaste terrasse où viennent s'appuyer une masse de collines, où l'agglomérat ferrugineux joue un grand rôle, pendant que celle-ci est entièrement composée de grès dur, dont les blocs énormes égalent en grosseur le dôme des Invalides " (p.60) ; "Déjà même, dans l'élan de mon enthousiasme, je croyais voir les campagnes et les prairies d'Europe dans leur plus belle époque de floraison " (p.63) ; "Linguère est assistée, pendant cette cérémonie, d'une suite nombreuse chantant et battant des mains, tout en exécutant une rédova qui ferait l'envie des habitués du Château-Rouge " (p.96) ; " De Termâtakour, après quelques heures de marche, on arrive dans l'Ouad-Dra'a, grande rivière qui se jette sur la mer et dont le cours indéterminé, d'après les indigènes, se prolonge bien loin. A l'endroit où nous traversâmes, elle avait de l'eau pour une hauteur de 60 à 70 centimètres. Son cours était E. O. Sa largeur, dans cet endroit, peut égaler celle de la Seine au pont des Arts (environ 150 mètres) " (p.142) ; " Les femmes, petites en général, outre leur beauté, sont encore remarquables par leurs petits pieds et des mains qui feraient l'envie de plus d'une élégante Parisienne " (p.180). Il est vrai que ce texte, rédigé à Paris, était destiné aux fonctionnaires du Ministère français de la Marine et, plus largement, aux Européens.
[8] Cf. Guy Ossito MIDIOHOUAN, "La Révolution française et l'émergence du nationalisme des élites africaines : le cas de Durand Valantin ", in Université, recherche et développement (revue pluridisciplinaire de l'Université de Saint-Louis du Sénégal), no..1, mars 1993, pp.79-92.
[9] Cf. János Riesz, Les débuts de la littérature sénégalaise de langue française, pp.26-27. Que le programme colonial de civilisation conçu par L. Panet soit plus éclairé et plus honnête que l'Essai sur l'inégalité des races humaines de Gobineau ne peut être tenu pour un mérite nationaliste. Panet était un esprit ordinaire qui se mêlait naïvement de théoriser un système qui lui échappait totalement. Il s'en était rendu compte lui-même par la suite. Il n'est pas juste de le comparer à un Lamine Senghor dont l'anti-colonialisme était radical.
[10] Cf. Introduction, p.21.
Bibliographie
Cornevin, Robert, "L'énigme des dernières années de la vie de Léopold Panet (1820-1859) est enfin résolue ", in Notes africaines (IFAN, Dakar), 117, janvier 1968, pp.19-21.
Cornevin, Robert, "Léopold Panet (1820-1859), premier explorateur du Sahara mauritanien et premier écrivain africain de langue française ", in Bulletin IFAN, 30 (B), 3, juillet 1968, pp.1243-1255.
Cornevin, Robert, littératures d'Afrique noire de langue française, Paris, P.U.F., 1976. Voir le chap.III, "Les précurseurs au XIXe siècle ".
Midiohouan, Guy Ossito, "La Révolution française et l'émergence du nationalisme des élites africaines : le cas de Durand Valantin ", in Université, recherche et développement (revue pluridisciplinaire de l'Université de Saint-Louis du Sénégal), ndeg.1, mars 1993, pp.79-92.
Panet, Léopold, Première exploration du Sahara occidental. Relation d'un voyage du Sénégal au Maroc, 6 janvier - 25 mai 1850, préface de Léopold Sédar Senghor, introduction de Robert Cornevin, Paris, Le livre africain, 1968.
Pasquier, Roger, "Un explorateur sénégalais : L. Panet, 1819 ? - 1859 ", in African History Studies (Boston), II, 2, 1969, pp. 307-317.
Riesz, János, Les débuts de la littérature sénégalaise de langue française, Bordeaux, CEAN, Travaux et documents no.60, 1998.
Riesz, János, "'Des carnets imprégnés de sang' : le récit de Léopold Panet sur son voyage de Saint-Louis au Sénégal à Mogador (Maroc) du 5 janvier au 25 mai 1850 ", in Jean Bessière et Jean-Marc Moura (éd.), Littératures postcoloniales et représentations de l'ailleurs : Afrique, Caraïbe, Canada, Paris, Honoré Champion Editeur, 1999, pp. 29-56.
Senghor, Lamine, La violation d'un pays, Paris, Bureau d'Editions, de Diffusion et de Publicité, 1927.
Valantin, Durand, Mémoire rédigé à l'occasion de la pétition présentée à l'Assemblée Nationale par les commerçants européens du Sénégal, Bordeaux, Imprimerie des Ouvriers-Associés, 1849..
Guy Ossito Midiohouan est professeur de littérature à l'Université Nationale du Bénin, critique littéraire, essayiste et nouvelliste. Au nombre de ses publications les plus récentes, on relèvera : Bilan de la nouvelle d'expression française (Cotonou: SPU, 1994); Aimé Césaire pour aujourd'hui et pour demain (Saint Maur: Sépia, 1995); Maraboutique (Cotonou: Editions du Flamboyant, 1996); "Les 'tirailleurs dahoméens' ou la dignité des esclaves" Africultures 11 (octobre 1998), pp.20-24. En 1999, il a aussi organisé l'exposition littéraire : "Le Bénin littéraire : 1980-1999". Bio-bibliographie sur le WEB [http://www.er.uqam.ca/nobel/r16130/auteur/midi/index.htm]. |
Quelques articles de Guy Ossito Midiohouan |
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La nouvelle négro-africaine d'expression
française entre 1971 et 1980 |
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