LE  F:. ARISTIDE QUILLET,
 
ENCYCLOPÉDISTE POPULAIRE ET MILITANT SOCIALISTE

 

Il y a cinquante ans
, mourait le F. Aristide Quillet. Il avait consacré sa vie a éditer des ouvrages à caractère encyclopédique, soit thématiques (la médecine, la géographie etc.), soit généralistes. Fils d'ouvrier, il pensait qu'il n'y a pas de libération sans culture ni savoir. Attaqué par les officines antimaçonniques, pourchassé et spolié par les polices allemande et française, il s'était engagé très tôt dans la franc-maçonnerie, où il fut très actif, et dans le socialisme, dont il ne se détournera que tardivement.

Fils d'un ouvrier carrier, Aristide Quillet naît le 10 octobre 1880 à Villiers-Adam, à l'époque une commune de Seine-et-Oise. Très tôt orphelin de père, puis de mère, il doit travailler dès l'obtention de son certificat d'études, tout d'abord comme apprenti menuisier,
"mais le travail est trop pénible pour ses 12 ans, il tombe malade. Son oncle le prend alors en charge, et consulte un docteur. C'est le médecin de la baronne James de Rothschild. Celle-ci fait soigner le jeune Aristide dans l'hôpital qui porte son nom à Berck. Là, il apprend la langue allemande auprès d'un camarade israélite, et s'initie à la philatélie, qui lui donne bien vite le goût de la géographie.(1. République je t'aime toujours et encore. 150 ans d'histoire d'une loge maçonnique du Grand Orient de France. Les Amis du peuple, Pontoise, 1998).

Il quitte Berck en 1895, et travaille quelque temps chez son oncle, libraire
à Bessancourt. Il s'y découvre une passion pour les livres et la lecture. Puis il devient comptable dans une maison de tissus à Paris, avant de créer, en 1898 semble-t-il, une affaire d'édition de cartes postales.
 
En 1902 (la date est incertaine), il lance la Société Aristide Quillet qui diffuse des ouvrages publiés par d'autres éditeurs, avant d'éditer elle-même des ouvrages pratiques de caractère encyclopédique, la plupart du temps vendus par courtage à domicile! (2. Ce secteur est alors très florissant, et presque tous les éditeurs s'y engouffrent: livres de cuisine, de médecine, d'hygiène, etc.)


Il voulait distribuer le savoir à ceux "à qui ont manqué les ressources de l'école". L'objectif
est de toucher une clientèle populaire avec des ouvrages de vulgarisation marqués du sceau de la
qualité.  Les titres de ces livres illustrent la volonté du jeune éditeur : Médecine et hygiène populaire, Mécanicien moderne etc. Ou encore Mon professeur, grande encyclopédie autodidacte moderne, une encyclopédie en six volumes destinée à favoriser l'éducation de toute la population, et surtout celle des "fils du peuple à qui ont manqué les ressources de l'école'; comme on peut le lire dans la présentation de 1908. Cet ensemble sera repris en 1932 en trois volumes, sous le titre Encyclopédie autodidactique Quillet. I.'éditeur modifiera encore cette édition en 1934 pour en présenter une nouvelle version, cette fois sous forme alphabétique, dans son Dictionnaire encyclopédique Quillet.
 
Féru de géographie, Quillet est aussi l'éditeur de L'homme et la terre, ouvrage du grand géographe et militant anarchiste Élisée Reclus. En 1912, il se lance dans une vaste entreprise, avec une Histoire illustrée des pays et des peuples. /1 se sera également passionné pour la presse, éditant de nombreuses revues dans des genres très variés (histoire, médecine, notamment) et dirigeant des journaux régionaux dans l'est de la France, comme Le Journal de Sélestat, Les Dernières nouvelles de Colmar ou Les Dernières nouvelles de la Moselle.

Autodidacte lui-même, il voulait tout apprendre et le publier dans ses encyclopédies multiples

Sa société a aussi publié L'Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l'Internationale ouvrière, dirigée par Adéodat Compère-Morel et Jean Lorris. Le premier de ces deux hommes est le véritable maître-d'œuvre de l'opération, le
second contribue à la diffuser. Tous deux sont des vulgarisateurs et des propagandistes dans l'âme. On estime le tirage de
cette entreprise à 4 ou 5000 exemplaires. Cette encyclopédie comprend douze beaux volumes solidement reliés d'une couverture rouge qui ont longtemps trôné dans les bibliothèques des militants ouvriers. Neuf volumes ont été publiés de 1912 à 1914. Il faudra attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour voir l'achèvement de cette œuvre considérable: un volume en 1919, les deux derniers en 1921.
 
Dans sa préface au dernier tome, Compère-Morel écrit: "Cette encyclopédie est, comme littérature du mouvement social, unique en son genre. Par elle et grâce à elle, amis et adversaires pourront, désormais, se faire une idée précise de la force du socialisme, de la solidité de sa doctrine, de l'efficacité de son action, et de la fatalité de sa réalisation. N'est-ce pas, pour ses directeurs, collaborateurs et éditeurs, la meilleure récompense ?"
 
On peut bien sûr, des décennies après cette publication, s'interroger sur la "fatalité" de la réalisation du socialisme... mais ce serait un autre débat! Reste que cette entreprise s'inscrivait complètement dans la démarche initiée par Aristide Quillet: éditer pour instruire le peuple, vulgariser la connaissance.
 
Pendant la Première Guerre mondiale, Quillet fut mobilisé comme simple soldat avant de s'élever en grade, devenant sous- lieutenant et recevant la Légion d'Honneur . .. Il a servi comme adjoint au médecin inspecteur général Jacob, directeur de l'hôpital du Val-de-Grâce. C'est à partir de cette expérience qu'il publie après la guerre, un grand ouvrage, Science et dévouement, consacré au service de santé des armées.

Il reprend ensuite ses activités d'éditeur, multiplie les encyclopédies, les atlas, toujours dans l'optique qui est la sienne: une Histoire générale des religions, un Art d'écrire et de bien rédiger et, surtout, son Dictionnaire Quillet de la langue française en six volumes, paru en 1936. Parmi les éditeurs "moyens", avec ces publications ambitieuses, il est le seul à vouloir se faire une place dans la cour des grands, aux côtés de Larousse. Il rachète même, en 1934, la librairie Maloine, une maison du Quartier latin spécialisée dans l'édition médicale.(3. On pourra se reporter, sur les activités professionnelles d'Aristide Quillet, à l'
Histoire de l'édition française, parue sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, volume III, Le livre concurrencé. 1900-1950, Fayard/Cercle de la Librairie, 1991.)

Le Franc-maçon Quillet était en butte à "hostilité des anti-maçons

Son action d'éditeur a été attaquée dans le n° 4, du 15 février 1937, de La Revue internationale des sociétés secrètes. Cette publication nationaliste et antimaçonnique s'en est pris à son ouvrage l'Évolution humaine: "Le but cherché par le frère Quillet, Monsieur Lahy-Hollebecque et leurs collaborateurs, apparaÎt clairement ... c'est de la propagande maçonnique humanitaire qu'ils veulent faire. Le titre seul
donné à l'ouvrage l'indique: L'Évolution humaine. Ils avouent, d'ailleurs, qu'ils cherchent à montrer "pourquoi et comment le rêve généreux des utopistes se réalisera demain.» Mais oui, ils espèrent soumettre la réalité à leur rêve de domination universelle en coulant tous les esprits dans le même moule."
 
Avec cet article, le frère Quillet est dévoilé. Mais c'était déjà un secret de Polichinelle! Il a en effet été initié en 1903 et a appartenu à plusieurs loges du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France: Le Temple de l'honneur et de l'union, l'Étoile de la vallée (Eaubonne), Les Amis du peuple (Pontoise), La Marseil- laise, dont il a été l'un des fondateurs et premier surveillant, pour le Grand Orient, Goethe et Général Peigné (Grande Loge) ; et enfin Patriam recuperare, après la Seconde Guerre mondiale.
 
C'est le 16 novembre 1936 que la loge La Marseillaise est installée à l'Orient de Paris, en présence notamment des frères Arthur Groussier (alors président du
Conseil de l'Ordre) et Adrien Pouriau, ancien président. 350 frères étaient présents à cette tenue. Cette loge, dès son installation, est considérée comme importante, au point que LA CHAINE D'UNION, dans ~on numéro de décembre, rendit compte de l'allumage des feux.
 
Dans son intervention, Quillet développe l'idéal présidant la fondation de la loge, qui s'inscrit dans le cadre de la Révolution de 1789. Il fait l'apologie du drapeau tricolore, l'opposant au ,drapeau rouge, préconise le geste de la main tendue plutôt que celui du poing tendu, et termine sa planche en montrant que les maçons sont des constructeurs et non des destructeurs. Une loge républicaine; donc, "révolutionnaire" sans doute, mais sous le signe de la Révolution de 1789.

Il fonde, avec d'autres, la loge
La Marseillaise. Groussler et Pouriau étalent à l'allumage des feux.
LA CHAÎNE D'UNION aussi

Cette installation de La Marseillaise offre l'occasion de revenir sur la franc- maçonnerie de cette époque, à travers les discours prononcés. Qu'entend faire la Maçonnerie dans ces années-là ? À quoi peut-elle servir ? Arthur Groussier, dans son discours inaugural, est très clair: elle est une institution qui doit accepter toutes les tendances, toutes les opinions, sauf celles se rattachant à l'esprit de dictature; elle ne doit pas faire de politique militante, mais son rôle est de préparer des hommes, des citoyens; les maçons doivent y venir le cœur et l'esprit nus, dépouillés de tous préjugés, pour former sainement leur jugement.

Concluant son long article sur cette tenue d'installation, LA CHAÎNE D'UNION écrit : "Les travaux sont conclus en la forme accoutumée, et les frères se séparent, heureux d'avoir assisté à une belle cérémonie qui comptera dans les annales de l'histoire du Grand Orient de France."
 
Un tel enthousiasme dans le commentaire, plus: la qualité des frères présents, ne pouvaient qu'attirer l'attention des milieux antimaçonniques, comme le montre un article paru dans le n° 5, du 1° mars 1937, de La Revue internationale des sociétés secrètes : "Le frère Quillet a présidé, rue Cadet, à la naissance de la loge La Marseillaise, où sont reçus les partisans du drapeau tricolore, de la conciliation entre patrons et ouvriers, ceux- là même qui préfèrent tendre la main que brandir le poing. Toutefois, que les fascistes se méfient, car le frère Quillet, dans son discours d'inauguration, a encore célébré l'idéal révolutionnaire de 1789. Les membres de la loge La Marseillaise sont peut-être des industriels et des commerçants qui en ont assez de voir leurs usines et leurs magasins occupés. À ce titre, ils se révoltent peut-être contre Moscou, mais ils restent les ennemis de toutes les dictatures. Méfions-nous de leur salut à la romaine. Il pourrait très vite se transformer en signe de détresse /"
 
Quillet est resté maçon jusqu'à son décès le 30 avril 1955. Le Convent de cette année-là lui rendra un vibrant et multiple hommage, comme en témoigne le compte- rendu des travaux. Plusieurs phrases peuvent être relevées : "Aristide Quillet sut favoriser dans ses ouvrages comme L'Évolution française la diffusion des idées maçonniques." Plus loin, on note: "Désintéressé, le frère Quillet fut le bienfaiteur de nombreuses œuvres laïques et maçonniques. Il fut membre du Comité général des patronages laïques. /1 recueillit nos frères espagnols en exil comme le frère Ballester. Éditeur de journaux en Alsace, il sut être le mécène de la culture française devant la propagande d'Hitler. Ruiné par Pétain, il vendit un moment ses biens et ceux de sa femme. /1 s'imposa, par sa probité et le sens patriotique de ses efforts, aux éditeurs de droite eux-mêmes qui .facilitèrent la reprise de son activité après la Libération. C'est un grand nom .~e l'édition qui disparaît, mais aussi un cœur généreux qui dota des dizaines de loges de bibliothèques et de matériel." Enfin, l'orateur remercie "ce frère qui avait su monter, dans la probité et l'honneur, une diffusion mondiale de livres imprégnés de pensée maçonnique et qui avait peuplé de Francs-maçons tous ses services."

Quillet,
militant et élu du peuple, resta longtemps fidèle, malgré avatars et scissions, au socialisme

Aristide Quillet fut par ailleurs un homme engagé dans la vie de son époque. Militant socialiste à partir de 1906, il a été candidat en
1908 aux élections municipales dans sa commune natale, Villiers-Adam. On trouve, dans l'organe socialiste de Seine-et-Oise, La Lutte sociale, des articles de lui où il défend "l'œuvre des groupes d'études sociales"(4. Madeleine Rebérioux, Guesdisme et culture politique. Recherches sur l'Encyclopédie socialiste, in Mélanges d'histoire sociale offerts à Jean Maitron, Les Éditions ouvrières, 1976, p. 213.) c'est-à-dire qu'il se bat pour que le peuple puisse apprendre et se cultiver: il poursuit dans le parti le combat pour l'éducation populaire qu'il mène dans l'édition.
 
Après la scission de 1920, il reste à la SFIO (Section Française de l'Internationale Ouvrière, ancêtre du Parti Socialiste actuel) et devient très anticommuniste. On connaît un tract à sa signature, qu'il diffuse à cette époque: "Nous ne devons pas salir nos prochains bulletins de vote avec de la boue bolchevique arrosée de l'or moscovite". Il entre au conseil municipal de Villiers-Adam en mai 1925, devenant premier adjoint. En novembre, il annonce, dans une lettre au Préréfet, qu'il quitte la SFIO. Il reste républicain, mais rejette tout ce qui peut s'apparenter à un changement social profond.
 
Élu maire en 1929, il conservera son mandat jusqu'en octobre 1940. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ses biens alsaciens sont confisqués par les Allemands. Il se replie sur Bordeaux, où il fait reparaître Les Dernières nouvelles de Strasbourg, puis se réfugie à Montpellier, où il lance une nouvelle publication, L.:Écho des réfugiés, qui est interdite par les Allemands en novembre 1942 quand la "zone libre" est occupée: "/1 doit alors entrer dans une semi-clandestinité pour éviter la déportation, et c'est dans les Pyrénées, à Ax-Ies-Thermes, où il se cachait avec son épouse et son petit-fils, qu'il vit la Libération.".(5. République je t'aime toujours et encore, plaquette citée.)
 
Avec le retour de la démocratie, il retrouve son mandat de maire, qu'il exerce jusqu'à sa mort en 1955. Il est alors un notable, titulaire de la Médaille de la Résistance, somptueusement honoré par la République, qui, en 1848, fit de cet auto-didacte un Grand Officier de la Légion d'Honneur.
 


DENIS LEFEBVRE
Chaine d'Union n° 52 - avril 200
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