http://www.1901.net/laligue/laicite-laligue/pdf/pdf_1905/iem_combes.pdf

Gustave_Mesureur

La franc-maçonnerie française en 1905

par André Combes

Idées en mouvement n°120 Juin-Juillet 2004

André Combes présente ici un tableau de la franc-maçonnerie en 1905, époque où elle rassemble une grande partie de l'avant garde laïque et républicaine. 

La franc-maçonnerie française, en 1905, comprend deux grandes obédiences : le Grand Orient et la Grande Loge de France, et trois mineures : le Droit humain, la Grande Loge symbolique écossaise et le Rite de Memphis­Misraïm. Elle est en plein essor.

Le Grand Orient compte 17 157 membres en 1900, 26 986 en 1905, et atteint 30 832 en 1910. Près de 2 500 profanes sont admis entre les convents (assemblées générales) de 1905 et de 1906 !

La Grande Loge de France compte pour sa part 5 500 membres en 1905 et 8 388 en 1912. Les effectifs de l’ensemble de la maçonnerie française s’élèvent à 34 000 en 1905 et à près de 40 000 en 1912. Les loges sont très politisées et forment l’avant-garde du Parti républicain. Elles élisent à leurs exécutifs, le Conseil de l’Ordre (GO) et le Conseil fédéral (GLF), des frères exerçant ou ayant exercé des responsabilités politiques. Sur les 33 membres du Conseil de l’Ordre siégeant de 1904 à 1905, on relève la présence d’un ministre, de sept députés, de deux sénateurs, de trois anciens députés et de plusieurs maires et conseillers généraux. Les radicaux sont largement majoritaires, mais le courant socialiste progresse. Ils « tiennent » le congrès des loges de la région parisienne. On peut estimer le nombre des parlementaires francs-maçons à environ 150, répartis du centre gauche à l’extrême gauche.

Une investigation plus précise serait nécessaire. Il faut souligner qu’il ne s’agit pas d’un bloc homogène et que les élus suivent parfois plus leur électorat que l’association philosophique à laquelle ils appartiennent.

 

Séparation des Églises et de l’État 

Le convent du GO de septembre 1904 aborde la question de la séparation des Églises et de l’État en appuyant une pétition de La Petite République contrant une pétition de La Croix destinée au pape. Elle demande au Parlement de « donner à l’État républicain son caractère de neutralité religieuse par la rupture des liens qui l’attachent aux Églises ». La cause est, en effet, au Grand Orient, et depuis les années 1880, entendue. Le principe de la séparation est adopté par chaque convent et ce nouveau vote a lieu sans débat. Un courant, minoritaire, tente d’interdire l’accès à la franc-maçonnerie aux croyants des religions révélées. Cette proposition, contraire au principe de la liberté absolue de conscience, est refusée. Le convent étudie – et c’est l’événement essentiel – l’épineuse question du régime du travail, qui voit s’affronter radicaux et socialistes, ainsi que des problèmes de santé publique et la situation juridique des enfants naturels. Il se prononce pour que des cours obligatoires et rétribués soient donnés aux soldats illettrés par des instituteurs laïques appelés sous les drapeaux.

Des relations officielles sont nouées avec la Grande Loge de France. Celle-ci tient elle-même son convent où elle demande, comme le GO, la cessation des hostilités entre le Japon et la Russie « par l’intervention de la médiation ou de l’arbitrage prévus par la convention de La Haye ». Elle vote également le libre choix pour les loges d’adopter ou non l’invocation au Grand Architecte de l’Univers.

Le GO avait procédé de même en 1877. En novembre 1904 éclate « l’affaire des fiches » qui agitera le monde politique et médiatique. Émile Combes, président du Conseil des ministres, sera obligé de démissionner en janvier 1905.

En avril 1905, le Conseil de l’Ordre examine une masse considérable de 68 vœux adoptés par les loges ou les congrès régionaux. Les vœux laïques ou anticléricaux occupent une place de choix : la gratuité pour la visite de monuments historiques gérés par le clergé, la laïcisation des lycées de l’État, des livres de classe et de prix, la stricte application de diverses lois laïques, l’interdiction de baptiser un enfant sans l’autorisation écrite, légalisée, des parents directs, la suppression de la mention du culte dans les notices individuelles des fonctionnaires, la suppression des couvents industriels, la désaffection des immeubles domaniaux au service des congrégations religieuses…

Les vœux concernant la séparation des Églises et de l’État sont, eux, condensés et adoptés en bloc le 4 avril : l’affectation des disponibilités du budget des cultes aux retraites ouvrières, la suppression de toutes les congrégations en France et en Algérie…

Il est cependant précisé que la loi sur la séparation ne doit impliquer « ni persécution pour les adeptes des religions révélées et leurs pasteurs ni privilège d’aucune sorte en faveur des Églises et de leurs ministres ».

 

L’ardeur de la lutte anticléricale 

Le convent de septembre 1905 est précédé par un congrès international de la libre pensée qui se tient à Paris en présence de délégations des deux grandes obédiences. Durant le convent, le grand maître Gustave Mesureur, présente la libre pensée comme « le signe de la maçonnerie française », se félicitant de « l’ardeur de la lutte anticléricale » et du succès de l’action menée par la maçonnerie pour « affranchir la loi de toute espèce de lien et de compromission avec l’Église », étape de « l’affranchissement de l’esprit humain ». Mais le convent est surtout centré sur l’affaire des fiches. La question de la séparation revient avec le vote sans débat d’une proposition du congrès des loges de la région parisienne demandant que la loi, « imparfaite mais perfectible », adoptée par l’Assemblée nationale soit votée par le Sénat et promulguée avant les élections législatives, mais qu’elle soit ensuite amendée par le Parlement « dans un sens nettement plus laïque ». Le convent de 1906 exigera, pour faire face aux conflits provoqués par les inventaires, son application avec fermeté. Une déclaration très anticléricale du Conseil de l’Ordre sera adoptée et diffusée à 100 000 exemplaires. André Combes

L’affaire des fiches

Ces fiches (dont le nombre réel est inconnu) avaient été établies, depuis quatre ans, par quelques dizaines de maçons – les plus sûrs et les plus discrets – à la demande de quelques conseillers de l’Ordre. Destinées à renseigner le Grand Orient sur les opinions politiques et religieuses des officiers, elles avaient été regroupées au secrétariat et transmises au ministère de la Guerre.

Malheureusement, le « traître » Bidegain les avait communiquées à l’extrême droite nationaliste et antisémite, qui avait publié quelques fiches dont le contenu était particulièrement éloquent. Et c’est ainsi que le Grand Orient avait été accusé de délation.

Rappelons aussi que, depuis des années, les convents demandaient au Conseil d’intervenir pour assurer la nomination et la promotion de fonctionnaires laïques et républicains.

La Grande Loge de France apporte tout naturellement son total soutien au Grand Orient en ces heures difficiles. L’essor des effectifs s’explique par cette affaire des fiches, qui projette la maçonnerie au premier plan de l’actualité et, de ce fait, lui apporte l’adhésion de nombreux républicains anticléricaux qui approuvent son volontarisme et son efficacité.

Elle inquiète certains maçons qui opposent quantité et qualité, et craignent que de nombreuses demandes d’admission soient intéressées.

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André Combes est agrégé d’histoire. Directeur de l’Institut d’études et de recherches maçonniques (Iderm), il est l’auteur, notamment, de l’Histoire de la franc-maçonnerie au xixe siècle (2 volumes) et de "La franc-maçonnerie sous l’Occupation", ouvrages publiés aux éditions du Rocher.