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La Triple Espérance

1778


CHRONIQUE
La Triple Espérance de vie de la doyenne de nos Loges maçonniques


La Loge de la Triple Espérance fête ce mois-ci le 225e anniversaire de sa fondation. Rivaltz Quenette, en guide merveilleux, nous emmène en voyage dans le temps. Objectif : découvrir ce que nos valeurs les plus chères doivent à la doyenne de nos loges maçonniques.

Le Mauricien naissant aujourd’hui aura une espérance de vie de seulement 68 ans. Celle de la Mauricienne, en revanche, est de 75 ans et demi. Cela nous autorise à dire que la Loge de la Triple Espérance, qui célèbrera, ce mois-ci le 225e anniversaire de sa fondation, jouit en bonne Mauricienne d’une triple espérance de vie. Cet heureux événement sera, bien sûr, dignement célébré par ceux qui y sont directement concernés, à savoir les membres de cette fraternité maçonnique. Mais il ne saurait laisser indifférents les Mauriciens dignes de ce nom, connaissant suffisamment l’histoire de leur pays pour savoir ce que nos valeurs les plus chères, les plus démocratiques, les plus unificatrices, les plus fraternelles, doivent à la doyenne de nos loges maçonniques. Cette chronique et les suivantes parcourront de nouveau, avec l’aide du meilleur des guides disponibles, en l’occurrence Rivaltz Quenette, les trois trois-quarts de siècle parcourus à ce jour par la “vieille dame” de la rue de la Corderie-Eugène-Laurent (hier) et de la rue Harris (aujourd’hui), dans ce Port-Louis qui l’a vu naître et que, pendant ses années d’adolescences, elle appelait Port-Nord-Ouest ou encore Port-Napoléon.

Rivaltz Quenette, dans son livre La Franc-Maçonnerie à Maurice (Editions de La Vauverdoise, 13 rue Dauphine, Port-Louis), nous apprend tout d’abord que la Triple Espérance voit le jour, seulement cinq ans après que le Grand Orient de France (fondé en 1728) reçoit son nom actuel. L’initiative revient à trois officiers de la marine française : Périer de Salvert, Ledre de la Serrée et Lecouat. Sa naissance est précédée de celles d’autres loges qui ne connaîtront ni sa longévité exemplaire ni une histoire aussi riche que la sienne. Parallèlement à la naissance de la Triple Espérance, le 11 décembre 1778, au Port-Louis, il convient d’étudier les premiers pas de ce mouvement dans l’île sœur voisine. Les officiers précités passent fréquemment d’une île à l’autre, pour ne rien dire des possessions françaises en Inde, prêchant, là où ils sont envoyés en mission, la bonne nouvelle maçonnique.

Ce jour-là, les officiers mentionnés plus haut “jettent les bases des hauts grades capitulaires ”. Au cours de cette réunion, il est décidé la création d’une loge portant le signe distinctif de la Triple Espérance. Pourquoi cette dénomination ? Faut-il y voir d’autres loges espérant être constituées ? Les difficultés, entourant la création d’une seule loge, ne plaident pas en faveur de cette thèse. Fallait-il régulariser des francs-maçons en instance auprès du Grand Orient ? Nous connaissons l’existence à Port-Louis, à cette date, de francs-maçons venant de trois Orients différents (Isle de France, Bourbon, Cap de Bonne-Espérance). Rivaltz Quenette fait plus utilement référence ici à Michel Sirandré, initié à Saint-Malo où existe une loge de "la Triple Espérance".

Le 18 décembre 1778, chez Ricard de Bignicourt, locataire de l’immeuble Rolando (emplacement occupé aujourd’hui par le Couvent de Lorette), rue de la Corderie (aujourd’hui Eugène-Laurent), Port-Louis, à l’arrière de la concession accordée à la paroisse Saint-Louis (aujourd’hui évêché de Port-Louis), au pied de la Petite Montagne (la Citadelle), est créée "la Triple Espérance" à l’Orient de Port-Louis. Ricard de Bignicourt jouera, pendant la période révolutionnaire, un rôle politique de premier plan. Parmi les premiers initiés se trouvent Pierre Boulerot et Jean-Baptiste Etienne Delaleu. Ce dernier rédigera une compilation des textes juridiques en vigueur, un code qui porte son nom aujourd’hui encore et que nos légistes consultent toujours. Quelques uns de ses descendants font, de nos jours, de fréquents séjours à Maurice et sont reçus par les juges de notre Cour suprême et par les ténors de notre barreau avec tous les égards dus à leur glorieux ancêtre.

Le 25 décembre 1778, Périer de Salvert passe la présidence à Ricard Bignicourt. Avant son départ de Port-Louis, il remet à la loge une charte provisoire et désigne Me Fourmel, avocat au parlement de Paris, pour la représenter auprès du Grand Orient de France.

Le 4 février 1779 : premières bourrasques. On procède, précise Quenette, à un “essaimage précoce (création d’un nouvel atelier confié à Jean Pierre Piat) mais peu judicieux”. Le délégué Thibault de Chanvallon estime la seconde chambre d’aucune utilité et réclame sa dissolution. Mais le Vénérable Piat ne se laisse pas faire, résiste même aux menaces de “ballottage” et continue à organiser des réceptions au nom du second atelier. A son retour le 7 mai 1780, Périer de Salvert doit régler plusieurs conflits larvés. Il aura même à interdire le Vénérable Ricard de Bignicourt qui s’est emparé des fonctions du secrétaire et du trésorier et refuse de rendre compte de sa gestion des affaires. Il a fondé irrégulièrement la Loge des 21, qu’il… loge dans l’immeuble Malvezy, rue de la Corderie, et qu’il affilie à la Grande Loge Provinciale de Bourbon. Périer de Salvert parvient à réconcilier Piat et la Triple Espérance. La partie est plus difficile avec la Loge des 21, d’autant plus que celle-ci obtient son affiliation au Grand Orient de France. Les relations se normalisent pourtant entre la Triple Espérance et Les 21. De cette dernière loge naît, le 20 février 1793, la Loge de la Paix qui finit par devenir le fief maçonnique de la population métissée. Elle travaille dans l’immeuble présentement occupé par l’école Villiers-René du nom de cet enseignant émérite qui fut un des dignitaires de la loge.

Rivaltz Quenette profite de ces turbulences pour nous entretenir d’autres loges installées à l’Isle de France : celle des Quinze Artistes et celle des Amis Cultivateurs (présidée par Antoine Augustin Genève). A la fermeture des Quinze Artistes, se joint à la Triple Espérance, Jean Baptiste Lislet Geoffroy, fils de la princesse Niama, négresse de Guinée (Amédée Nagapen dixit in La Gazette des Iles, No 3, mars 1986), correspondant de l’Académie des sciences et de l’Institut royal de France.

Rivaltz Quenette conclut ainsi les premiers pas de la Triple Espérance : “A l’Isle de France, la franc-maçonnerie française prend un bel essor ”.

Ses démêlées avec Ricard de Bignicourt contraignent toutefois la Triple Espérance à changer de domicile, ne pouvant plus loger chez ce contestataire. Elle s’installe temporairement le 7 janvier 1780 à la rue Desforges. Elle doit aussi pérenniser sa charte provisoire et se trouver un siège permanent. Elle multiplie les démarches pour obtenir du Grand Orient une charte en bonne et due forme. Elle accepte du bout des doigts de travailler en attendant sous la tutelle de la Grande Loge Provinciale de Bourbon, avec tous les risques d’une “bourbonnisation” pas toujours bien vue à l’Isle de France, que cette cote mal taillée comporte.

La colère des Bourbonnais

Le 17 juin 1783, enfin, le délégué de La Butte-Frérot revient de Paris avec une charte en bonne et due forme, signée du duc de Montmorency-Luxembourg, Grand Maître du Grand Orient de France, autorisant la Triple Espérance à “prendre rang parmi les loges françaises” à partir du 21 décembre 1778. On peut deviner la colère des Bourbonnais. Une commission, composée de MM. Herchenroder, d’Egmont, Pipon, Gast d’Hauterives et Focard de Pontefiguières, statuera que la Triple Espérance ne peut être contrôlée par la Provinciale de Bourbon car la juridiction des loges provinciales n’excède pas les limites de leur district. De plus, la Provinciale de Bourbon n’a pas les trois loges prescrites mais n’en a que deux (d’où son intérêt à mettre la Triple Espérance sous sa tutelle). Le dossier est soumis au Grand Orient de France qui, le 8 janvier 1787, tranche en faveur de la loge portlouisienne. Triple Espérance de vie mais déjà une première décennie occupée à obtenir ses titres de régularisation du Grand Orient de France.

Le 5 novembre 1784, la Triple Espérance décide d’acquérir l’immeuble Rolando (occupé par Ricard de Bignicourt) rue de la Corderie (aujourd’hui Eugène-Laurent) et approuve un devis de 6 618 livres pour “reconvertir” le local. Le 9 novembre 1784, par devant Me Chasteau de Balyon, notaire du Roy à l’Isle de France, l’officier de marine marchande De Rasseline se rend acquéreur de l’immeuble Rolando au nom de la Triple Espérance, pour la somme de 15 000 livres, la moitié étant payée comptant et le reste à être versée dans un délai de six mois. Les ennuis juridiques de Rasseline ne font que commencer. Sirandré et Saint-Aubin avancent à Rasseline de quoi s’acquitter de sa dette auprès du propriétaire de l’immeuble Rolando. Le conflit surgit après entre Rasseline et Sirandré-Saint-Aubin, la Triple Espérance ne pouvant que prendre note du conflit financier sans rien pouvoir faire dans l’immédiat. Le 16 février 1787, Sirandré et Saint-Aubin reconnaissent avoir obtenu règlement de la dette de MM. Couacaud, Pillet, Robin, agissant au nom de la Triple Espérance. Le 21 août 1788, ils signent une déclaration reconnaissant les membres de la Triple Espérance seuls et uniques propriétaires de l’ancien immeuble Rolando.

Mais comme l’écrit si bien Rivaltz Quenette “l’immeuble ne fait pas le temple”. L’immeuble Rolando est alors entouré de palissades et composé d’une maison bâtie en charpente, bordée de palissades, couverte de bardeaux, divisée en six appartements lambrissés et d’un autre bâtiment, bordé de planches, couvert de bardeaux et divisé en trois chambres. Comment faire de tout cela un temple maçonnique digne de la Triple Espérance et de ses futurs 225 ans ? La question est d’autant plus d’actualité que le Vénérable Pitois, successeur de Bouvier-Dumolard, doit recevoir la visite du chevalier Victor de Rohan, prince de Guéménée. Le 24 juillet 1786, Pitois est remplacé par le juge Focard de Fontefiguières à qui revient l’honneur d’initier un jeune Indien, originaire de Veloum, côte de Coromandel, nommé Mohamed Hajee Oullah, fils du médecin nabab de cette localité. Les successeurs de Focard sont Couve de Murville (21 juillet 1791) et Courtois du Chaussy (21 juin 1793).

Le 25 juillet 1793, la Triple Espérance adopte un projet de construction d’un coût de 70 000 livres, payable par quart de 6,12,18 et 24 mois. On établit à cet effet 30 actions de 2 500 livres chacune, payables aux mêmes termes de 6,12,18 et 24 mois. On décide d’accorder au projet toutes les recettes de réceptions pendant deux ans, d’hypothéquer le nouveau bâtiment. Mais comme toujours, il est plus facile d’adopter un projet de construction que de s’acquitter de son coût.

Cela n’empêche toutefois pas le Vénérable de 1796, Lapotaire de Long Fossés, d’initier un certain Charles Robert Surcouf, plus connu comme le roi des Corsaires et qui choisit l’Isle de France comme port d’attache. Il rend la vie si dure aux Anglais que ceux-ci décident de s’emparer de ce nid de corsaires que devient Port-Louis pendant la période révolutionnaire.

Il devient de plus en plus difficile de faire entrer des sous dans les caisses de la loge, en dépit des offrandes exemplaires de certains membres dont Courtois du Chaussy qui fait don d’un titre de 10 000 livres qu’il détient sur la Triple Espérance. Enfin le 15 février 1797, les travaux de construction sont confiés à l’architecte Jacques Gastembide selon un plan dressé par Lislet Geoffroy.

Le 24 juin 1802, Courtois du Chaussy peut présider à l’inauguration du nouveau temple. Il confie au peintre Thuilier, un membre de la loge, professeur de dessin au Grand Collège, les travaux de peinture et d’embellissement. La perfection des lieux est telle que la loge décide l’acquisition de “cent paires de chaussons pour que chaque frère, avant de prendre l’entrée du Temple, s’en précautionne pour ne pas abîmer le lustre du pavé mosaïque”.

La première initiation dans le nouveau temple est celle du gouverneur Magallon de la Morlière, le successeur de Malartic.
 




“Le 5 novembre 1784, la Triple Espérance décide d’acquérir l’immeuble Rolando, rue de la Corderie aujourd’hui Eugène-Laurent et approuve un devis de 6 618 livres pour “reconvertir” le local.”

Yvan MARTIAL