La Loge de la Triple Espérance fête ce mois-ci le
225e anniversaire de sa fondation. Rivaltz Quenette,
en guide merveilleux, nous emmène en voyage dans le
temps. Objectif : découvrir ce que nos valeurs les
plus chères doivent à la doyenne de nos loges
maçonniques.
Le Mauricien
naissant aujourd’hui aura une espérance de vie de
seulement 68 ans. Celle de la Mauricienne, en
revanche, est de 75 ans et demi. Cela nous autorise
à dire que la Loge de la Triple Espérance, qui
célèbrera, ce mois-ci le 225e anniversaire de sa
fondation, jouit en bonne Mauricienne d’une triple
espérance de vie. Cet heureux événement sera, bien
sûr, dignement célébré par ceux qui y sont
directement concernés, à savoir les membres de cette
fraternité maçonnique. Mais il ne saurait laisser
indifférents les Mauriciens dignes de ce nom,
connaissant suffisamment l’histoire de leur pays
pour savoir ce que nos valeurs les plus chères, les
plus démocratiques, les plus unificatrices, les plus
fraternelles, doivent à la doyenne de nos loges
maçonniques. Cette chronique et les suivantes
parcourront de nouveau, avec l’aide du meilleur des
guides disponibles, en l’occurrence Rivaltz Quenette,
les trois trois-quarts de siècle parcourus à ce jour
par la “vieille dame” de la rue de la
Corderie-Eugène-Laurent (hier) et de la rue Harris
(aujourd’hui), dans ce Port-Louis qui l’a vu naître
et que, pendant ses années d’adolescences, elle
appelait Port-Nord-Ouest ou encore Port-Napoléon.
Rivaltz Quenette, dans son livre La Franc-Maçonnerie
à Maurice (Editions de La Vauverdoise, 13 rue
Dauphine, Port-Louis), nous apprend tout d’abord que
la Triple Espérance voit le jour, seulement cinq ans
après que le Grand Orient de France (fondé en 1728)
reçoit son nom actuel. L’initiative revient à trois
officiers de la marine française : Périer de Salvert,
Ledre de la Serrée et Lecouat. Sa naissance est
précédée de celles d’autres loges qui ne connaîtront
ni sa longévité exemplaire ni une histoire aussi
riche que la sienne. Parallèlement à la naissance de
la Triple Espérance, le 11 décembre 1778, au
Port-Louis, il convient d’étudier les premiers pas
de ce mouvement dans l’île sœur voisine. Les
officiers précités passent fréquemment d’une île à
l’autre, pour ne rien dire des possessions
françaises en Inde, prêchant, là où ils sont envoyés
en mission, la bonne nouvelle maçonnique.
Ce jour-là, les officiers mentionnés plus haut
“jettent les bases des hauts grades capitulaires ”.
Au cours de cette réunion, il est décidé la création
d’une loge portant le signe distinctif de la Triple
Espérance. Pourquoi cette dénomination ? Faut-il y
voir d’autres loges espérant être constituées ? Les
difficultés, entourant la création d’une seule loge,
ne plaident pas en faveur de cette thèse. Fallait-il
régulariser des francs-maçons en instance auprès du
Grand Orient ? Nous connaissons l’existence à
Port-Louis, à cette date, de francs-maçons venant de
trois Orients différents (Isle de France, Bourbon,
Cap de Bonne-Espérance). Rivaltz Quenette fait plus
utilement référence ici à Michel Sirandré, initié à
Saint-Malo où existe une loge de "la Triple
Espérance".
Le 18 décembre 1778, chez Ricard de
Bignicourt, locataire de l’immeuble Rolando
(emplacement occupé aujourd’hui par le Couvent de
Lorette), rue de la Corderie (aujourd’hui
Eugène-Laurent), Port-Louis, à l’arrière de la
concession accordée à la paroisse Saint-Louis
(aujourd’hui évêché de Port-Louis), au pied de la
Petite Montagne (la Citadelle), est créée "la
Triple Espérance" à l’Orient de Port-Louis.
Ricard de Bignicourt jouera, pendant la période
révolutionnaire, un rôle politique de premier plan.
Parmi les premiers initiés se trouvent Pierre
Boulerot et Jean-Baptiste Etienne Delaleu. Ce
dernier rédigera une compilation des textes
juridiques en vigueur, un code qui porte son nom
aujourd’hui encore et que nos légistes consultent
toujours. Quelques uns de ses descendants font, de
nos jours, de fréquents séjours à Maurice et sont
reçus par les juges de notre Cour suprême et par les
ténors de notre barreau avec tous les égards dus à
leur glorieux ancêtre.
Le 25 décembre 1778, Périer de Salvert passe
la présidence à Ricard Bignicourt. Avant son départ
de Port-Louis, il remet à la loge une charte
provisoire et désigne Me Fourmel, avocat au
parlement de Paris, pour la représenter auprès du
Grand Orient de France.
Le 4 février 1779 : premières bourrasques. On
procède, précise Quenette, à un “essaimage précoce
(création d’un nouvel atelier confié à Jean Pierre
Piat) mais peu judicieux”. Le délégué Thibault de
Chanvallon estime la seconde chambre d’aucune
utilité et réclame sa dissolution. Mais le Vénérable
Piat ne se laisse pas faire, résiste même aux
menaces de “ballottage” et continue à organiser des
réceptions au nom du second atelier. A son retour le
7 mai 1780, Périer de Salvert doit régler plusieurs
conflits larvés. Il aura même à interdire le
Vénérable Ricard de Bignicourt qui s’est emparé des
fonctions du secrétaire et du trésorier et refuse de
rendre compte de sa gestion des affaires. Il a fondé
irrégulièrement la Loge des 21, qu’il… loge dans
l’immeuble Malvezy, rue de la Corderie, et qu’il
affilie à la Grande Loge Provinciale de Bourbon.
Périer de Salvert parvient à réconcilier Piat et la
Triple Espérance. La partie est plus difficile avec
la Loge des 21, d’autant plus que celle-ci obtient
son affiliation au Grand Orient de France. Les
relations se normalisent pourtant entre la Triple
Espérance et Les 21. De cette dernière loge naît, le
20 février 1793, la Loge de la Paix qui finit par
devenir le fief maçonnique de la population
métissée. Elle travaille dans l’immeuble
présentement occupé par l’école Villiers-René du nom
de cet enseignant émérite qui fut un des dignitaires
de la loge.
Rivaltz Quenette profite de ces turbulences pour
nous entretenir d’autres loges installées à l’Isle
de France : celle des Quinze Artistes et celle des
Amis Cultivateurs (présidée par Antoine Augustin
Genève). A la fermeture des Quinze Artistes, se
joint à la Triple Espérance, Jean Baptiste Lislet
Geoffroy, fils de la princesse Niama, négresse de
Guinée (Amédée Nagapen dixit in La Gazette des Iles,
No 3, mars 1986), correspondant de l’Académie des
sciences et de l’Institut royal de France.
Rivaltz Quenette conclut ainsi les premiers pas de
la Triple Espérance : “A l’Isle de France, la
franc-maçonnerie française prend un bel essor ”.
Ses démêlées avec Ricard de Bignicourt contraignent
toutefois la Triple Espérance à changer de domicile,
ne pouvant plus loger chez ce contestataire. Elle
s’installe temporairement le 7 janvier 1780 à la rue
Desforges. Elle doit aussi pérenniser sa charte
provisoire et se trouver un siège permanent. Elle
multiplie les démarches pour obtenir du Grand Orient
une charte en bonne et due forme. Elle accepte du
bout des doigts de travailler en attendant sous la
tutelle de la Grande Loge Provinciale de Bourbon,
avec tous les risques d’une “bourbonnisation” pas
toujours bien vue à l’Isle de France, que cette cote
mal taillée comporte.
La colère des Bourbonnais
Le 17 juin 1783, enfin, le délégué de La
Butte-Frérot revient de Paris avec une charte en
bonne et due forme, signée du duc de
Montmorency-Luxembourg, Grand Maître du Grand Orient
de France, autorisant la Triple Espérance à “prendre
rang parmi les loges françaises” à partir du 21
décembre 1778. On peut deviner la colère des
Bourbonnais. Une commission, composée de MM.
Herchenroder, d’Egmont, Pipon, Gast d’Hauterives et
Focard de Pontefiguières, statuera que la Triple
Espérance ne peut être contrôlée par la Provinciale
de Bourbon car la juridiction des loges provinciales
n’excède pas les limites de leur district. De plus,
la Provinciale de Bourbon n’a pas les trois loges
prescrites mais n’en a que deux (d’où son intérêt à
mettre la Triple Espérance sous sa tutelle). Le
dossier est soumis au Grand Orient de France qui, le
8 janvier 1787, tranche en faveur de la loge
portlouisienne. Triple Espérance de vie mais déjà
une première décennie occupée à obtenir ses titres
de régularisation du Grand Orient de France.
Le 5 novembre 1784, la Triple Espérance décide
d’acquérir l’immeuble Rolando (occupé par Ricard de
Bignicourt) rue de la Corderie (aujourd’hui
Eugène-Laurent) et approuve un devis de 6 618 livres
pour “reconvertir” le local. Le 9 novembre 1784, par
devant Me Chasteau de Balyon, notaire du Roy à
l’Isle de France, l’officier de marine marchande De
Rasseline se rend acquéreur de l’immeuble Rolando au
nom de la Triple Espérance, pour la somme de 15 000
livres, la moitié étant payée comptant et le reste à
être versée dans un délai de six mois. Les ennuis
juridiques de Rasseline ne font que commencer.
Sirandré et Saint-Aubin avancent à Rasseline de quoi
s’acquitter de sa dette auprès du propriétaire de
l’immeuble Rolando. Le conflit surgit après entre
Rasseline et Sirandré-Saint-Aubin, la Triple
Espérance ne pouvant que prendre note du conflit
financier sans rien pouvoir faire dans l’immédiat.
Le 16 février 1787, Sirandré et Saint-Aubin
reconnaissent avoir obtenu règlement de la dette de
MM. Couacaud, Pillet, Robin, agissant au nom de la
Triple Espérance. Le 21 août 1788, ils signent une
déclaration reconnaissant les membres de la Triple
Espérance seuls et uniques propriétaires de l’ancien
immeuble Rolando.
Mais comme l’écrit si bien Rivaltz Quenette
“l’immeuble ne fait pas le temple”. L’immeuble
Rolando est alors entouré de palissades et composé
d’une maison bâtie en charpente, bordée de
palissades, couverte de bardeaux, divisée en six
appartements lambrissés et d’un autre bâtiment,
bordé de planches, couvert de bardeaux et divisé en
trois chambres. Comment faire de tout cela un temple
maçonnique digne de la Triple Espérance et de ses
futurs 225 ans ? La question est d’autant plus
d’actualité que le Vénérable Pitois, successeur de
Bouvier-Dumolard, doit recevoir la visite du
chevalier Victor de Rohan, prince de Guéménée. Le 24
juillet 1786, Pitois est remplacé par le juge Focard
de Fontefiguières à qui revient l’honneur d’initier
un jeune Indien, originaire de Veloum, côte de
Coromandel, nommé Mohamed Hajee Oullah, fils du
médecin nabab de cette localité. Les successeurs de
Focard sont Couve de Murville (21 juillet 1791) et
Courtois du Chaussy (21 juin 1793).
Le 25 juillet 1793, la Triple Espérance adopte un
projet de construction d’un coût de 70 000 livres,
payable par quart de 6,12,18 et 24 mois. On établit
à cet effet 30 actions de 2 500 livres chacune,
payables aux mêmes termes de 6,12,18 et 24 mois. On
décide d’accorder au projet toutes les recettes de
réceptions pendant deux ans, d’hypothéquer le
nouveau bâtiment. Mais comme toujours, il est plus
facile d’adopter un projet de construction que de
s’acquitter de son coût.
Cela n’empêche toutefois pas le Vénérable de 1796,
Lapotaire de Long Fossés, d’initier un certain
Charles Robert Surcouf, plus connu comme le roi des
Corsaires et qui choisit l’Isle de France comme port
d’attache. Il rend la vie si dure aux Anglais que
ceux-ci décident de s’emparer de ce nid de corsaires
que devient Port-Louis pendant la période
révolutionnaire.
Il devient de plus en plus difficile de faire entrer
des sous dans les caisses de la loge, en dépit des
offrandes exemplaires de certains membres dont
Courtois du Chaussy qui fait don d’un titre de 10
000 livres qu’il détient sur la Triple Espérance.
Enfin le 15 février 1797, les travaux de
construction sont confiés à l’architecte Jacques
Gastembide selon un plan dressé par Lislet Geoffroy.
Le 24 juin 1802, Courtois du Chaussy peut présider à
l’inauguration du nouveau temple. Il confie au
peintre Thuilier, un membre de la loge, professeur
de dessin au Grand Collège, les travaux de peinture
et d’embellissement. La perfection des lieux est
telle que la loge décide l’acquisition de “cent
paires de chaussons pour que chaque frère, avant de
prendre l’entrée du Temple, s’en précautionne pour
ne pas abîmer le lustre du pavé mosaïque”.
La première initiation dans le nouveau temple est
celle du gouverneur Magallon de la Morlière, le
successeur de Malartic.
“Le 5 novembre 1784, la Triple Espérance décide
d’acquérir l’immeuble Rolando, rue de la Corderie
aujourd’hui Eugène-Laurent et approuve un devis de 6
618 livres pour “reconvertir” le local.”
Yvan MARTIAL |