Connaisseur des courants soufis,
qu'il suit à la trace de la Turquie
jusque dans les coins les plus reculés
de l'Asie centrale, Thierry Zarcone
vient de publier un volume qui retiendra
également l'attention de tous ceux qui
s'intéressent à la franc-maçonnerie et
aux sociétés secrètes occidentales,
puisqu'il s'agit de leur réception et de
leur réinterprétation en Turquie, en
Iran et en Asie centrale aux 19e et 20e
siècles.
Ce livre ne se résume pas. Bornons-nous
à noter quelques éléments qui ont retenu
notre attention, à commencer par la
thèse centrale de l'ouvrage: "les
francs-maçons turcs et persans se
reconnaissent dans la
franc-maçonnerie occidentale et surtout
[…] reconnaissent leurs propres
formes de sociabilité confrérique ou
iniatique" (p. 116).
Même si Thierry Zarcone évoque ici et là
les loges occidentales implantées dans
les zones géographiques considérées, ce
n'est pas son intérêt principal: il se
penche surtout à ce que l'on pourrait
appeler l'"inculturation" de la
franc-maçonnerie et à la création de
sociétés paramaçonniques, inspirées par
le modèle maçonnique.
L'entreprise impliquait une connaissance
tant de la franc-maçonnerie dans sa
forme occidentale que du soufisme - une
capacité à déceler des parallèles tout
en gardant conscience des différences.
Zarcone distingue secret - indicible -
et sociétés secrètes - auxquelles le
secret donne leur raison d'être, mais
qui en est indépendant et peut également
être cultivé dans des sociétés non
secrètes, telles que les confréries
soufies dans l'Orient islamique. Zarcone
est d'ailleurs réservé quant à
l'utilisation du terme d'initiation pour
décrire la cérémonie de rattachement à
une tariqa soufie (pp. 175-176).
L'auteur évoque tout d'abord le contexte
général: les premières présentations de
la franc-maçonnerie par des auteurs de
ces pays, en particulier la Turquie, les
premières divulgations sur la
franc-maçonnerie. Mais aussi la
prolifération des sociétés secrètes dans
l'Empire ottoman.
Ces sociétés secrètes avaient souvent
pour modèle, pour source d'inspiration,
la franc-maçonnerie française et
italienne ainsi que la Carboneria. C'est
l'influence du Grand Orient qui se
faisait sentir, même si les
francs-maçons proprement dits en terre
d'Islam ne partageaient pas le rejet de
la mention obligatoire du Grand
Architecte de l'Univers auquel aboutit
l'obédience maçonnique française à cette
époque.
Les groupes qui naissent dans ces pays
de tradition musulmane sont donc
généralement des groupes réformistes.
Les musulmans qui s'intéressent à la
franc-maçonnerie sont pour la plupart
des réformistes. L'on pourrait alors
s'étonner de l'association au soufisme,
puisque les réformistes ne passent pas
pour y avoir été particulièrement
favorables. Laissons Thierry Zarcone
nous expliquer pourquoi ce jugement doit
être nuancé, dans ce passage où il
évoque le réformiste Malkum Khân,
fondateur d'une société paramaçonnique
en Iran en 1858:
"Au premier abord, il est surprenant
qu'un penseur réformiste s'intéresse au
soufisme et, surtout, qu'il lui consacre
une part aussi importante dans son
projet de modernisation des esprits en
Orient. En fait, le soufisme connaît
plusieurs dimensions et, d'une manière
générale, ses formes populaires,
imprégnées de superstitions et de
pratiques magiques, sont rejetées par
les réformistes alors que ces derniers
font bon accueil, dans la mesure où
celles-ci ne fuient pas leurs
responsabilités politiques, à sa forme
savante qui regroupe les confréries. Il
y a donc, ainsi que certains d'entre eux
l'ont écrit, un bon et un mauvais
soufisme. D'un autre côté, le soufisme
séduit les réformistes car il autorise
une forme de liberté dans le
commentgaire du Coran. Ibn `Arabi (m.
1240), l'un des principaux représentants
de ce courant, encourage, par exemple,
la réouverture de la porte de l'ijtihâd,
ce qui signifie commenter le Coran en
faisant un usage indépendant de sa
raison, un procédé interdit depuis
plusieurs siècles par les écoles de
droit musulmanes qui s'opposent à toute
espèce d'innovation." (p. 120)
Ce réformisme se retrouve sous des
formes diverses quasiment dans toutes
les sociétés secrètes ou paramaçonniques
qui émergent en terre d'Islam, y compris
dans un groupe évoqué par Zarcone au
cœur de l'Asie centrale, à Boukhara: la
Société pour l'éducation des enfants (Jam'iyyat-i
Tarbiyya-yi Atfâl) a bel et bien
pour but de promouvoir l'éducation des
enfants, mais en les envoyant dans des
écoles modernes, séculières, à Istanbul
- alors que l'émirat de Boukhara leur
préférait les écoles religieuses. Comme
d'autres associations, celle-ci est
influencé par le modèle turc du Comité
Union et Progrès. Son fonctionnement
était celui d'une société secrète, avec
signes de reconnaissance, etc. (pp.
89-91).
Une telle société poursuivait bien
entendu des objectifs sociaux et
politiques. Zarcone remarque que
certaines d'entre elles réduisent le
cérémonial à peu de chose tandis que, à
l'inverse, existent "des
organisations para-maçonniques séduites
et même fascinées par le cérémonial et
la langue symbolique de la
Franc-Maçonnerie, par son emblématique
hermétique, dans laquelle elles
reconnaissent la symbolique du
soufisme et celle des corporations de
métiers musulmanes" (p. 4).
Plusieurs groupes examinés par Thierry
Zarcone incluaient nettement - à côté de
buts politiques - des idéaux religieux.
L'un des exemples les plus remarquables
que présente son ouvrage est celui de la
Confrérie de la Vertu, fondée à Istanbul
dans les années 1920, à l'initiative
d'un militaire soufi de l'ordre de
Bektachis, avec l'aide de shaykhs soufis
et de francs-maçons (pp. 131-155). Dans
ce cas-là, cependant, il ne s'agit plus
de réformisme: durant sa courte
existence (elle fut interdite en 1925),
la Confrérie de la Vertu allait
s'opposer aux réformes kémalistes et
prendre la défense du califat. Il
s'agissait d'une franc-maçonnerie qui se
voulait musulmane - et à laquelle il
fallait d'ailleurs être musulman pour
adhérer. Preuve s'il en est qu'un habit
maçonnique peut recouvrir différents
contenus politiques...
Il est intéressant d'observer que Turcs
et Persans qu'attiraient le cérémonial
maçonnique et qui créaient des sociétés
paramaçonniques ne l'adoptèrent pas
purement et simplement, mais "éprouv[èr]ent
le besoin de le transformer pour mieux
l'adapter à son nouveau cadre religieux
et culturel" (p. 107). Zarcone
remarque au passage qu'il y a eu des
tentatives semblables (plus récentes)
d'adaptation au milieu shinto et
bouddhiste au Japon (pp. 176-177).
C'est à travers tous ces aperçus
inattendus, levant un coin du voile sur
des associations discrètes et largement
tombées dans l'oubli, que Thierry
Zarcone offre riche matière à réflexion.
Notons enfin la qualité de présentation
de l'ouvrage et également - car c'est
loin d'être toujours la règle chez les
éditeurs francophones - la présence d'un
utile index en fin de volume.
Jean-François Mayer