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Chapitre 14. Le Maroc face aux
aléas de l'histoire
Dans l'essai biographique qu'Abou Bakr Kadiri
a consacré à la vie et aux activités de Saïd
Hajji dans les domaines politique, culturel et
journalistique, l'auteur a publié au tome 1,
pages 77 et suivantes, des fragments du
bloc-notes de l'intéressé et les a assortis du
commentaire suivant:
"Saïd avait un
esprit d'une grande fécondité. Ses activités
étaient multiples et variées. Pendant qu'il
mûrissait l'idée d'un projet qui lui tenait au
coeur, il ne perdait pas de vue les sujets
culturels, objet de ses recherches permanentes.
Les questions d'ordre politique l'incitaient à
commenter les faits marquants de l'actualité au
fur et à mesure de leur déroulement, comme s'il
craignait d'être dépassé par le flot des
évènements qui se succèdaient à une cadence
accélérée et de risquer de les oublier avec
l'inexorable écoulement du temps.
C'est pour cette
raison qu'on le voyait se retirer de temps en
temps dans un lieu solitaire pour consigner, ne
fût-ce que de manière schématique, les
évènements qu'il a vécus ou qu'il a contribué de
près ou de loin à façonner, si ce n'était pas
pour échafauder les grandes lignes d'un projet
qu'il comptait tôt ou tard réaliser. Il est
regrettable que ce bloc-notes n'ait été tenu que
de manière épisodique. Je n'ai pu
malheureusement en conserver que quelques
fragments sur des feuilles éparses.
Mais, compte tenu
de l'importance de la matière qui s'y trouve
consignée, matière écrite à chaud, enregistrant
les principaux évènements du Mouvement National
et les phases de la lutte menée contre la
politique coloniale de la France dans notre
pays, il ne fait aucun doute que les quelques
indications fournies dans les fragments de ce
bloc-notes revêtent le caractèere de crédibilité
d'un véritable document historique".
- Fragments de notes concernant la
période du 16 au 22 juillet 1930
- Mercredi 16 juillet 1930
Il ne s'est produit ce jour rien
de nouveau sinon que les
nouvelles en provenance de Fès
et d'ailleurs font état de
l'extrême gravité de la
situation en ce sens que les
masses populaires ont pris
conscience du danger que
représentait la mise en oeuvre
du nouveau dahir pour l'unité
linguistique et religieuse du
pays.
La jeunesse de Salé a tenu
une réunion à laquelle a
participé Elyazidi. Il a été
décidé au cours de cette réunion
qu'une délégation se rende le
lendemain matin à Rabat pour se
renseigner auprès du Directeur
des Affaires Indigènes,Mr
Benazet, sur le sort d'Abdellatif
Sbihi.[6]
- Jeudi 17 juillet 1930
Les
membres de la délégation de
Salé, qui était composée de
Mohammed Chemao, Abdelkrim
Sabounji, Kacem Hassar et
Abdelkrim Hajji, se sont rendus
au courant de la matinée du 17
juillet auprès du Directeur des
Affaires Indigènes qui leur a
réservé dans son bureau un
accueil chaleureux et empreint
de courtoisie. Lorsqu'ils l'ont
interrogé sur le sort d'Abdellatif
Sbihi, il leur a demandé de
s'entretenir d'abord avec eux
sur la question berbère. Ils ont
compris à travers son exposé
qu'il cherchait à justifier la
position de la France à l'égard
de l'Islam et à soutenir que son
pays appréciait et respectait
notre religion et faisait tout
son possible pour sa
conservation. Il leur a
conseillé de suspendre le
mouvement de protestation
jusqu'au retour du Sultan, et
leur a promis - promesse de
gascon - sur l'honneur qu'il
mettra tout en oeuvre pour
soumettre cette question à
l'étude. L'entretien n'a guère
dépassé les limites de
l'habilité politique qui a
permis au Directeur des Affaires
Indigènes de déformer la réalité
comme bon lui semblait. Il a
duré plus de deux heures au
cours desquelles les principaux
problèmes d'ordre politique et
religieux ont été abordés.. Les
membres de la délégation se sont
vus offrir de hautes fonctions
en contrepartie de leur
acceptation d'arrêter le
mouvement de protestation et de
soutenir le gouvernement dans
son action.
En ce qui concerne Abdellatif
Sbihi, Mr Benazet a fait savoir
à ses interlocuteurs qu'il
allait être déféré devant le
pacha de Marrakech, puis il
s'est rétracté en disant que
l'inculpé allait devoir répondre
de ses agissements devant les
autorités compétentes, et que le
motif de son éloignement était
dicté par les atteintes graves à
l'ordre public provoquées par le
mouvement de protestation que
l'intéressé aurait initié. Il
semble, à en juger par ses
propos, que le Gouvernement du
Protectorat ne sait pas quelle
décision prendre et qu'Abdellatif
Sbihi allait être maintenu en
exil à Marrakech pour une
période indéterminée.
La nouvelle de l'entretien
que les membres de la délégation
de Salé ont eu avec le Directeur
des Affaires Indigènes s'est
propagée dans les deux villes
voisines de Salé et de Rabat, et
delà elle s'est diffusée à
travers tout le Maroc. Elle a
nourri de nombreux commentaires.
Nous avions vraiment
l'impression de nous être
acquittés avec succès de la
mission qui nous était impartie.
Nous avons procédé à une vaste
collecte de fonds pour subvenir
aux besoins des pauvres après la
prière du vendredi, et nous
avons ainsi créé un sursaut de
conscience ainsi qu'un profond
sentiment de solidarité. Les
initiateurs du mouvement étaient
considérés par la population,
toutes classes réunies, comme de
véritables leaders politiques.
La jeunesse fassie a arrêté
les voies et moyens pour
enclencher le mouvement de
protestation à Fès. Elle a
chargé Abdeslam Elwazzani de
prononcer un discours en son nom
à l'issue de la prière du
vendredi.[7]
- Vendredi 18 juillet 1930
L'opinion publique ne
s'intéressait plus qu'à un seul
sujet, à savoir la question
berbère. La prière du latif a
été dite dans 6 mosquées à
Rabat. Des aumônes ont été
distribuées dans certaines
d'entre elles. A Salé, le latif
a été déclamé dans l'enceinte de
la grande mosquée, mais l'aumône
a été dispensée dans l'ensemble
des mosquées de la ville, où
l'on a assisté à des scènes
grandioses de solidarité.
Quant à la ville de Fès, elle
n'a jamais connu pareille
effervescence. Après la prière
traditionnelle, les fidèles ont
été appelés à se lever pour
faire "la prière de l'absent".
Puis, ils ont commencé à clamer
à l'unisson la prière du latif.
L'orateur désigné, Abdeslam
Elwazzani, est monté au podium
situé en plein milieu de la
mosquée. Il a été accueilli dans
un enthousiasme délirant et
ovationné par une reprise
impressionnante du latif.
L'orateur a pu ensuite prononcer
son discours qui était émaillé
de mots d'ordre patriotiques
ayant tous pour thème la
question berbère. Il a procédé à
une analyse exhaustive des
clauses du dahir du 16 mai 1930
et mis en relief les dangers que
faisait courir à notre patrie la
mise en application d'un pareil
texte de loi qui, sous couvert
d'une prétendue réorganisation
de la justice, visait en fait à
substituer les coutumes berbères
antéislamiques aux prescriptions
du droit musulman qui
s'appliquaient uniformément à
l'ensemble des Marocains, qu'ils
fussent d'origine arabe ou de
souche berbère. L'orateur a
ensuite invité la foule des
fidèles à se rendre en masse au
Mausolée Moulay Idris, où un
nouveau discours a été prononcé
par Sefrioui, suivi d'un
commentaire des principaux
thèmes de ce discours improvisé
par Hachmi Filali. Les
manifestants se sont ensuite
dirigés par petits groupes vers
la maison du pacha et celle du
gouverneur de la région. En
apprenant en cours de route que
Sefrioui a été arrêté sur ordre
du pacha, ils se sont mis dans
tous leurs états et se sont
rendus en courant au domicile de
ce dernier, mais il leur a été
répondu qu'il s'agissait d'une
fausse nouvelle. Au bout de
quelque temps, Sefrioui a fait
son apparition, venant de la
ville et non pas de la maison du
pacha. Les manifestants ont
commencé à se disperser. Mais au
moment de quitter le domicile du
pacha, une altercation a opposé
un jeune patriote à un agent du
service d'ordre. Cette
altercation s'est soldée par un
pugillat entre les parties en
présence, nécessitant
l'intervention du pacha, qui a
convoqué quatre jeunes et les a
condamnés à être fouettés et
jetés en prison. Il a été
ensuite procédé à l'arrestation
d'une vingtaine de jeunes parmi
les organisateurs de la
manifestation. La ville de Fès a
ainsi connu ce soir-là un regain
énorme de tension accompagné de
toutes sortes de rumeurs
concernant l'intimidation de la
population par la mise en oeuvre
des mesures répressives dans
toute l'étendue de leur
sévérité.
- Samedi 19 juillet 1930
Dans la matinée de ce samedi 19
juillet, la jeunesse de Salé et
celle de Rabat ont été informées
que la mère du leader Abdellatif
Sbihi[8]
se proposait de prendre la
parole devant les jeunes épris
de liberté pour leur transmettre
des messages de nature à
stimuler leur fibre patriotique.
Le soir, nous avions
rendez-vous à la grande mosquée
de Rabat pour la déclamation du
latif. A l'heure convenue, les
gens de toutes les couches
sociales y ont afflué
remplissant l'intérieur de la
mosquée malgré ses grands
espaces. Il a été procédé à une
lecture du Coran qui invitait à
un profond recueillement, puis
le latif a fusé de toutes les
poitrines des personnes
présentes.
Nous nous sommes rendus
ensuite chez la mère
d'Abdellatif Sbihi qui nous a
réservé un accueil des plus
chaleureux. Les jeunes de Rabat
et de Salé ont pu s'informer
mutuellement des actions
entreprises par les uns et les
autres. A 18 heures, nous nous
sommes rassemblés dans
l'enceinte du patio pour écouter
le discours annoncé de la mère
d'Abdellatif dont nous
reproduisons ci-dessous les
grandes lignes:
"Je vous souhaite une agréable
soirée, mes enfants. Mon voeu le
plus cher est de vous savoir
tous en bonne santé et
d'apprendre de chacun de vous
des nouvelles rassurantes le
concernant. Comment avez-vous
accueilli la nouvelle de
l'arrestation d'Abdellatif? Pour
ma part, je suis heureuse et
fière de la lutte que vous menez
pour la défense de notre patrie
et de nos valeurs spirituelles.
Que Dieu vous aide et vous
assiste dans l'épreuve que vous
traversez en renforçant votre
potentiel de résistance ainsi
que votre disponibilité à servir
votre patrie. C'est un bonheur
pour moi que mon fils fasse
partie de votre mouvement et
qu'il ait été arrêté pour la
noble cause que vous défendez et
pour laquelle je suis disposée à
donner le meilleur de moi-même,
quitte à me sacrifier, à
sacrifier mes biens, à sacrifier
mes propres enfants. dans
l'intérêt de notre chère
patrie".
"Mes enfants, Ne ménagez aucun
effort pour servir votre patrie
et votre religion. Dieu est avec
vous. N'ayez aucune crainte,
sinon vous serez condamnés à
être victimes de tous les
déboires et toutes vos
entreprises seront
irrémédiablement vouées à
l'échec. Mourir pour sa patrie
et ses valeurs spirituelles vaut
infiniment mieux que de mener
une vie d'humiliation et
d'indignité.N'ayez aucune
crainte. Il n'y a qu'une seule
mort, et les portes du paradis
sont grandement ouvertes pour
accueillir les combattants que
vous êtes. Sachez que Dieu
récompense les hommes qui font
preuve de patience. C'est sur
Lui que vous devrez compter pour
que la foi qui vous anime et
l'attachement que vous portez
aux valeurs qui sont les vôtres
fassent triompher l'équité et la
justice dans notre pays".
Elle n'avait pas fini son
discours que tous les visages
étaient réjouis et semblaient
dire: Quel heureux présage pour
les Marocains d'avoir une telle
femme qui fait honneur à
l'élément féminin de leur pays.
Fasse Dieu que les hommes
s'inspirent de sa volonté, de sa
détermination et de sa foi sans
lesquelles, ils seraient dans
l'impossibilité d'avoir l'élan
nécessaire pour agir et
accomplir leur destin.
Le soir, de nouvelles rumeurs
ont circulé au sujet de
l'affaire de Fès. Mais la
réalité est ce que nous avons
consigné la veille.
- Dimanche 20 juillet 1930
Les nouvelles de Fès se sont
propagées de long en large à
travers le pays, malgré les
efforts que nous avons déployés
pour éviter de les ébruiter.
Mais, il est somme toute
réjouissant de constater que
leur diffusion a nourri auprès
des masses populaires, en marge
de la volonté dont les
manifestants faisaient preuve,
un regain d'activités doublé de
la ferme détermination d'aller
jusqu'au bout de leurs forces de
résistance à l'oppression. Les
gens n'avaient plus d'autre
sujet de conversation que celui
de l'héroïsme des Fassis. Ils
nous reprochaient de ne pas leur
tenir compagnie dans les geoles
du pouvoir. Les mêmes sources
nous apprennent que le peuple
est toujours en état de révolte,
qu'il a dit la veille la prière
du latif et n'a compté aucune
défaillance dans les rangs des
participants.
En ce qui concerne la
jeunesse de Salé, elle a fait du
porte-à-porte pour informer les
commerçants et les industriels
que le latif sera dit à la
grande mosquée après la prière
de l'Asser (aux environs de 16
h). A l'heure convenue, la
mosquée était littéralement
prise d'assaut par les
manifestants dont le nombre
était évalué à plus de 4000. Par
rapport à une ville comme Salé,
ce chiffre est pour le moins
impressionnant. La présence
d'une très grande délégation de
Rabat a été fort remarquée. La
manifestation a commencé par la
lecture de quelques versets du
Coran. Puis, après la prière de
l'Asser, différentes
supplications ont été adressées
à Dieu, suivies de la prière du
latif qui a été reprise d'une
seule voix par l'ensemble des
personnes présentes. Le texte de
cette prière a été conçu par
l'un des participants qui a
improvisé à cette occasion un
vers dont la rime du premier
hémistiche est le mot "latif"
qui veut dire "miséricordieux"
et celle du second hémistiche
"Abdellatif" qui veut dire "le
serviteur de Dieu le
miséricordieux". Ce vers qui
associe un des qualificatifs de
Dieu au nom du leader exilé, se
présente comme suit:
Aie pitié de tes sujets, oh Dieu! oh Latif!
Ordonne que soit libéré Abdellatif
L'écho du latif a retenti
dans les quatre coins de la
ville. A notre sortie de la
grande mosquée, nous nous sommes
rendus à la plage où nous avons
abordé des questions d'actualité
politique et sociale. Le soir,
la jeunesse de Salé s'est réunie
au domicile du No 75[9]
en présence d'Elyazidi et
Abdellatif Laâtabi.
Plusieurs sujets ont été
débattus au cours de cette
réunion. Mais la question qui
dominait toutes les autres était
le problème posé par l'exil
d'Abdellatif Sbihi. Le No 75 a
proposé qu'une délégation de
jeunes de Salé se rende dans les
meilleurs délais à la Direction
des Affaires Indigènes pour
s'enquérir auprès de Mr Bénazet
du sort de l'exilé. Après examen
de cette proposition, elle a
reçu l'aval du groupe. Un comité
a aussitôt été constitué parmi
les membres présents, groupant
Elyazidi, Chemao et Abdelkrim
Sabounji.
- Lundi 21 juillet 1930
Une
fatigue générale ayant contraint
Abdelkrim Sabounji à garder le
lit, seuls Elyazidi et Chemao se
sont rendus auprès du Contrôleur
Civil Chef de la Région de
Rabat. Ils se sont longuement
entretenus sur la question
berbère. Le problème posé par
l'exil d'Abdellatif a été au
centre de l'entretien. Le Chef
de Région a ensuite demandé à
ses interlocuteurs de réduire
l'état de tension et les a
assurés que leurs demandes
seraient prises en considération
- mais ce n'était
malheureusement que des
promesses d'un homme politique
qui n'allaient aucunement être
suivies d'effet -. A la fin de
l'entretien, le Chef de Région
leur a fait part de son
intention de s'enquérir sur le
sort d'Abdellatif auprès du
Directeur des Affaires Indigènes
et leur a promis de les
recontacter mardi pour les tenir
informés des résultats de ses
démarches.
Au courant de l'après-midi,
Chemao est allé voir le
contrôleur civil de Salé au
sujet de la revue égyptienne "Al
Mousawar" que le gouvernement
croyait à tort qu'elle était
interdite depuis quelques jours.[10]
Il a saisi cette occasion pour
orienter la discussion sur la
question berbère. De l'entretien
qui a duré plus de deux heures,
il a pu apprendre que le
gouvernement était résolu à
amender l'article 6 du dahir du
16 mai 1930. Il est arrivé à
cette conclusion après avoir dit
au contrôleur: " Ce matin, nous
étions Elyazidi et moi-même chez
le chef de région, et il nous a
confirmé que le dahir allait
être abrogé à notre entière
satisfaction après le retour du
Sultan de son voyage en France"
et que le contrôleur, qu'ils
avaient mis dans l'embarras,
leur a répondu: "Il n'est pas
question d'abroger le dahir;
seul l'article 6 en sera
modifié".
Le contrôleur a été acculé à
apporter cette précision en
pensant que c'est ce qu'a dû
dire le chef de région à ses
deux interlocuteurs, et il en a
déduit que le gouvernement
n'appréciait guère la punition
du fouet qui a été infligée à la
jeunesse fassie. Il a ajouté que
la puissance protectrice
n'appréciait guère les
châtiments corporels dont on lui
imputait la cruauté et la
barbarie, et que probablement le
gouvernement aurait rappelé le
pacha de la ville à l'ordre au
sujet de cette affaire.
- Mardi 22 juillet 1930
Il
ne s'est rien passé de nouveau
au courant de cette journée.
Tout était pour le mieux dans le
meilleur des mondes. Les gens
ont commencé à nourrir l'espoir
que le dahir allait être abrogé.
Le commandant de la région a
répondu à Elyazidi qu'il
permettait à l'un des proches
d'Abdellatif d'aller lui rendre
visite à Marrakech et qu'il lui
suffisait pour celà de demander
l'autorisation au contrôleur
civil de la circonscription de
Salé. Par ailleurs, aucune
nouvelle digne de foi ne nous
est parvenue jusqu'à présent de
Fès. Il semblerait, selon
certaines rumeurs incontrôlées,
que le gouvernement aurait
essayé d'élargir Elwazzani, mais
que celui-ci aurait refusé de
sortir de prison avant que les
autres détenus ne soient tous
libérés.
- Fragments de notes concernant la
période du 4 au 22 juillet 1932
Le
groupe de Fès a décidé de commémorer le
jour anniversaire de la grande
manifestation au cours de laquelle les
jeunes manifestants ont été arrêtés et
bastonnés sur ordre du pacha. Ils ont
distribué la veille des tracts rappelant
à la nation le devoir de solidarité qui
s'était manifesté ce jour-là et en ont
affiché d'autres sur les murs de la
ville. Cette action de distribution et
d'affichage s'est limitée à la seule
ville de Fès. Parmi les jeunes qui se
sont portés volontaires pour mener à
bien cette opération, il y avait Ibrahim
Elwazzani que les services de sécurité
ont arrêté "en flagrant délit" et
conduit manu militari en prison où il a
été exposé à la torture depuis son
arrestation jusqu'à ce jour. Il était
fouetté pendant les interrogatoires pour
qu'il dénonce ses camarades qui étaient
chargés comme lui de la distribution des
tracts. Mais il a fait preuve d'une
grande force de caractère et d'un
courage à toute épreuve en refusant de
livrer les noms de ses compagnons de
lutte, ce qui a raffermi l'espoir et
l'esprit de sacrifice dans les milieux
de la jeunesse et les a renforcés dans
leurs convictions et leur attachement
aux valeurs de liberté et de dignité qui
les animaient.
A partir de ce jour-là, Fès est
devenue pareille à une ville en état de
siège. Les sorties de nuit sont
interdites à l'heure du couvre-feu. De
nombreuses personnes ont été arrêtées et
accusées pour des motifs insignifiants
que rien ne justifiait. Le dispositif de
contrôle a été renforcé dans tous les
coins de la ville. Le moindre soupçon
entraînait l'arrestation des innocents
qu'on traîtait comme de banals suspects
potentiels.
A titre d'exemple, on peut citer le
cas d'un chauffeur de taxi qui, pour
avoir enfreint l'injonction d'un agent
de police en ne s'arrêtant pas à son
signal, été abattu à bout portant par le
représentant de l'ordre public au motif
que l'intéressé ne lui inspirait pas
confiance. Le lendemain, les journaux
locaux ont rapporté que le chauffeur de
taxi aurait été surpris pendant qu'il
escaladait le mur de l'Administration de
la Région. Ils ont complètement déformé
la réalité pour couvrir le coupable et
justifier l'acte criminel qui l'exposait
à des poursuites pénales. Le chauffeur
de taxi est ainsi la première victime du
mouvement de protestation contre le
dahir berbère.
Un autre exemple nous est fourni par
la mesure d'arrestation que le
gouvernement a prise de manière
arbitraire à l'encontre de l'instituteur
Bouchta El Jamii[11]
qui donnait des cours aux élèves des
écoles publiques et dont le crime qui
lui était reproché était de croire à
l'idéal patriotique et de compter
beaucoup d'amis à Fès. Il lui a été
proposé un poste de secrétaire "adoul"
dans sa localité, mais il l'a refusé
préférant la prison au marché de dupe
qu'on lui faisait miroiter contre son
éloignement de la ville de Fès.
De retour à Salé, je me suis enquis
des évènements auprès de mes amis et
j'ai pu apprendre qu'un embryon d'une
association s'était constitué et s'était
engagé à entreprendre un certain nombre
d'actions. J'ai étudié les voies et
moyens pour parvenir à renforcer les
assises de ce groupement qui a aussitôt
avalisé les propositions que je lui ai
faites. Nous avons convenu de tenir une
série de réunions pour mettre au point
un programme assorti d'un plan d'action
que nous avons limité dans un premier
stade aux points suivants:
Création d'une caisse nationale
Etablissement de liens entre la
jeunesse marocaine et l'étranger
Adoption d'un pacte national
L'étude du premier point que nous
avons inscrit à l'ordre du jour de nos
réunions nous a permis d'explorer deux
voies pouvant conduire l'une et l'autre
à renflouer la caisse nationale que nous
avons décidé de créer:
Achat de livres et d'autres objets
susceptibles d'éveiller l'esprit
patriotique et leur mise en vente à des
prix convenables afin d'alimenter la
caisse nationale avec les bénéfices
réalisés.
Incitation des membres actifs et des
personnes des milieux aisés à verser des
dons mensuels. Nous avons dressé une
liste exhaustive des donateurs
potentiels, et chacun de nous s'est
chargé de prendre attache avec les
personnes de son entourage et de son
cercle de connaissances.
Au courant de la journée du 14
juillet 1932, nous avons appris
qu'Elyazidi, Sbihi et Al Attabi ont été
amnistiés. Le soir, le père d'Elyazidi a
reçu un télégramme de son fils annonçant
son retour. L'épouse d'Al Attabi a
également été informée du retour de son
mari. Ces nouvelles nous ont comblés de
joie. Le lendemain, Al Attabi et
Elyazidi sont arrivés respectivement à 3
heures de l'après-midi et à 10 heures et
demie du soir.
Nous étions dans l'ignorance totale
des circonstances qui ont ainsi accéléré
l'élargissement de nos compagnons; mais
lorsque nous nous sommes réunis avec
eux, ils nous ont informés que le
contrôleur civil les a convoqués dans la
matinée du vendredi pour leur signifier
qu'ils étaient libres de rentrer chez
eux, et leur a montré un télégramme en
provenance de la Résidence Générale de
France à Rabat les amnistiant à
l'occasion de la fête du 14 juillet.
Mais nous nous sommes assurés par la
suite que la mesure de libération avait
été prise non pas par la Résidence
Générale, mais par le Gouvernement
français. Les visites des parents et
amis d'Elyazidi ont duré 4 jours au
cours desquels il nous était
pratiquement impossible de nous réunir
en tête-à-tête avec lui.
Une semaine après leur arrivée, ils
se sont rendus auprès du contrôleur
civil chef de la région de Rabat qui
leur a fait part de la joie qu'il avait
de se réunir avec eux. Mais, lorsqu'ils
l'ont interrogé sur la question berbère,
il leur a répondu qu'il ne pouvait pas
s'entretenir avec eux sur ce sujet et
leur a fait savoir que le directeur des
renseignements généraux voulait les
rencontrer mais qu'il a eu un
empêchement de dernière minute, ayant
été appelé d'urgence à la Résidence
générale. Un rendez-vous a été convenu
pour le lendemain. Lorsqu'ils ont été
reçus par le directeur des
renseignements, qui les a fait attendre
plus d'une heure après l'heure convenue,
il leur a montré une sorte de
disponibilité à aborder avec eux
l'éventualité de leur recrutement dans
la fonction publique; et, s'adressant à
Elyazidi, il lui a dit:
Votre père n'est pas du tout
tranquille à votre sujet.Vous avez
besoin de beaucoup de repos et de
stabilité.
Oui, c'est vrai, lui a -t- il
répondu. Je compte prendre un à deux
mois de repos
Lorsque Elyazidi a dévié la
conversation sur la question berbère, le
directeur des renseignements a essayé de
lui donner l'impression que cette
affaire ne revêtait à ses yeux aucune
importance; et chaque fois qu'Elyazidi
revenait à la charge, son interlocuteur
esquivait la difficulté.
Mais, à force de patience,
l'entretien a fini par prendre son cours
normal; et le directeur des
renseignements a déclaré que le
gouvernement du protectorat a promis aux
Berbères de tout mettre en oeuvre pour
sauvegarder leurs us et coutumes, et
qu'il n'était nullement question qu'il
faille à ses engagements. Elyazidi lui a
rétorqué que les Berbères avaient
d'autres revendications que la
conservation de traditions périmées.
Là-dessus, le directeur des
renseignements a exhibé un document que
Sa Majesté le Roi a soumis à ses sujets
de souche berbère leur donnant à choisir
entre la justice du Cadi et celle de
leurs assemblées locales.
Et Elyazidi de répondre: Comment se
fait-il que les représentants des tribus
qui ont fait part au Souverain de leur
volonté de rester soumis à la justice du
cadi, ont été conduits en prison?
Le directeur des renseignements, à
bout d'arguments, lui a répliqué que les
représentants de ces tribus manquent de
stabilité et viennent chaque jour avec
de nouvelles doléances. Puis, il lui a
laissé entendre que le gouvernement
n'accepte en aucune manière de se
soumettre aux pressions populaires. Les
Marocains, a -t-il ajouté, doivent faire
preuve de patience; le Sultan va
probablement amender lui-même le dahir,
mais il lui est impossible de prendre
une telle décision dans un climat de
tension comme celui que nous vivons
actuellement.
Elyazidi a ensuite abordé la question
de l'enseignement de l'arabe aux
Berbères, mais la réponse de son
interlocuteur a été catégorique sous
prétexte que ce sont les Berbères
eux-mêmes qui refusent d'apprendre cette
langue.
En conclusion, on peut dire que rien
de constructif ne s'est dégagé de cet
entretien et que le directeur des
renseignements n'a fait que dissimuler
les intentions véritables de la
puissance protectrice. Nous sommes
entièrement persuadés que même si
l'Autorité du Protectorat voulait
modifier du jour au lendemain les
clauses de ce dahir et par la même
occasion sa politique berbère, le
directeur des renseignements n'aurait
pas tenu un autre langage que celui
qu'il venait de tenir devant Elyazidi.
Sinon, il risquerait de se mettre dans
une position de faiblesse et donnerait
l'impression de manquer de fermeté
A l'issue de l'entretien que notre
ami Elyazidi a eu avec le directeur des
renseignements Généraux, nous avons tenu
une réunion pour évaluer la situation et
arrêter les modalités de notre action à
venir. Malheureusement, les visites
ininterrompues nous ont empêchés de
tirer les conclusions pratiques de
l'analyse à laquelle nous nous étions
livrés. Nous avons alors décidé,
Elyazidi, Omar ben Abdeljalil et
moi-même, de sortir de la maison pour
pouvoir poursuivre notre analyse loin de
la foule des visiteurs.
En marchant, nous avons élaboré un
plan d'action comprenant les différents
points qui doivent être soumis à une
réflexion approfondie tant sur le plan
intérieur qu'en ce qui concerne la
poursuite de nos activités à l'étranger.
Omar ben Abdeljalil prendra l'avis des
camarades du groupe de Fès, et chacun de
nous trois s'est engagé à étudier les
voies et moyens qu'il conviendra
d'adopter, d'abord dans le secret de sa
conscience, avant de soumettre les
conclusions de ses réflexions à l'examen
du groupe de la ville qu'il représente.
Puis,les représentants des différentes
villes se réuniront dans une séance
plénière pour débattre des solutiions
proposées et adopter à leur égard une
position commune.
Nous nous sommes quittés sur cet
accord de principe vers minuit. C'était
la nuit du vendredi 22 juillet 1932.
- Fragments de notes concernant les
journées du 26 et du 28 juillet 1932
- Le 26 juillet 1932
Ce
jour, je suis monté à Rabat où
j'ai d'abord rencontré Driss
Albnioui[12]
L'essentiel de l'entretien que
nous avons eu s'est focalisé sur
les tentatives des Français de
rallier à leur cause certaines
notabilités influentes
auxquelles ils se plaignaient du
refroidissement constaté dans
les rapports des gouvernés avec
les gouvernants, et leur
demandent d'user de leur
charisme pour contribuer à
l'amélioration de ces rapports
dont la dégradation semble faire
tâche d'huile dans l'ensemble du
pays. Mais, lorsque ces
notabilités les interrogeaient
sur la question berbère, ils se
contentaient de répondre qu'il
n'était pas dans leurs
intentions de s'y intéresser, du
moment que les décisions
concernant cette affaire ont
déjà été prises conformément au
voeu des Berbères eux-mêmes.
Ensuite, j'ai rejoint
Elyazidi au jardin public. Notre
entretien a porté sur deux
informations contradictoires
concernant les évènements de
Fès:
La première fait état de ce
que la jeunesse fassie venait de
commettre un avocat pour assurer
la défense de Brahim Elwazzani,
et que cet avocat aurait demandé
au gouvernement français de
faire pression sur le résident
général de France à Rabat pour
qu'il procède à l'élargissement
de l'intéressé qui avait besoin
de soins hospitaliers. En effet,
la rumeur de son admission à
l'hôpital s'est vite répandue,
tandis qu'une autre rumeur le
donnait pour mort.
La seconde est que Brahim
Elwazzani, après avoir longtemps
résisté aux pressions exercées
sur lui pour livrer les noms de
ses compagnons, aurait fini par
avouer les liens qu'il
entretenait avec chacun d'eux.
Il aurait déclaré recevoir les
tracts par l'intermédiaire de
Mékouar qui était protégé
anglais, que celui-ci les
recevait à son tour par le biais
de Haj M'hammed Bennouna de
Tétouan et, remontant la
filière, il aurait dit que les
tracts étaient conçus et
réalisés à Genève par Mohammed
Mekki Naciri et Mohammed Hassan
Elwazzani, qui les
transmettaient à Ahmed Balafrej
à Paris, lequel se chargeait de
les expédier à Tétouan. J'ai
aussitôt fait savoir à Elyazidi
qu'une telle rumeur était sans
fondement et relevait de la pure
calomnie. Les tracts
n'empruntaient guère le circuit
dont on attribuait l'aveu à
Brahim Elwazzani. C'est encore
un de ces bobards que le
gouvernement diffuse quand il
envisage d'atteindre un but
précis. On ne peut donc lui
accorder aucune crédibilité.
Notre ami Elwazzani n'entretient
aucun rapport avec l'étranger et
ignore totalement l'existence de
correspondants qui opèrent sur
l'étranger à partir du Maroc.
Lorsque nous sommes arrivés
au domicile d'Elyazidi, nous
nous sommes mutuellement
informés sur les développements
de l'affaire du dahir du 16 mai
1930. J'ai attiré son attention
sur le fait que ceux qui
venaient d'être amnistiés se
seraient engagés à renoncer à
poursuivre la lutte avec leurs
camarades qui, eux, continuent
de tenir ferme à leurs
principes. Elyazidi m'a informé
à son tour, qu'il s'était rendu
chez le chef de la région civile
de Rabat pour en savoir plus sur
les intentions du gouvernement
du protectorat en ce qui
concerne l'affaire du dahir
berbère, mais celui-ci s'est
refusé de lui dire plus que ce
que lui avait déclaré le
directeur des renseignements
généraux.
Elyazidi m'a alors avoué
qu'il ignorait tout des
évènements qui se sont produits
en son absence au Maroc et à
l'étranger. Je lui ai dressé un
tableau en miniature de ce qui
s'est passé à Salé ainsi que des
activités de la jeunesse slaouie
et lui ai conseillé de se réunir
en tête-à-tête avec Driss
Albinioui qui détient des
informations de première main
sur les évènements intervenus à
Rabat, et de prendre attache
avec notre ami El Fassi en ce
qui concerne la ville de Fès.
Puis, nous avons convenu de
poursuivre la réflexion sur la
question berbère; et au retour
de notre ami El Fassi, nous
prendrons une décision
définitive au sujet des actions
à entreprendre au Maroc et à
l'étranger. Je lui ai également
suggéré d'arrêter tout dialogue
avec les représentants du
gouvernement du protectorat
jusqu'au voyage du résident
général [13]
en France. S'il est limogé ou
simplement relevé de ses
fonctions, nous saurons que le
récent gouvernement français est
soit décidé à changer
complètement de tactique, soit
au moins résolu à revoir ses
moyens d'intervention au Maroc
en y apportant du nouveau. Mais
si le résident général est
maintenu dans ses fonctions,
nous saurons que les intentions
de la France demeurent
inchangées. Il nous appartiendra
alors d'agir en conséquence en
recourant à des moyens de lutte
appropriés. Nous ne devons pas
perdre de vue qu'il est de notre
devoir de saisir cette occasion
pour donner en France une large
diffusion aux évènements de Fès,
au mouvement de protestation
contre le dahir berbère et au
cahier des revendications du
peuple marocain.
- Le 28 juillet 1932
L'Affaire Elwazzani
Hier, notre ami Hachmi Filali
est arrivé à Salé. Nous avons
abordé avec lui plusieurs
questions parmi lesquelles
l'affaire Elwazzani n'était pas
des moindres. Il nous a informés
que pendant les trois premiers
jours de sa détention, les
autorités ont essayé de faire
pression sur lui pour qu'il leur
livre le nom de l'autre personne
qui distribuait les tracts avec
lui. Mais, devant son
obstination à garder le silence,
elles ont décidé d'accompagner
son interrogatoire de coups de
fouet.
Après la comparution devant
le pacha et la sortie des
fonctionnaires à l'issue de
l'audience, seuls restaient sur
les lieux les agents de sécurité
chargés d'infliger au "coupable"
le cruel châtiment du fouet, en
présence du pacha en personne.
Mais il avait une force de
caractère qui l'aidait à
résister à tous les sévices
corporels qu'il subissait en
refusant de faire les aveux
qu'on cherchait à lui extorquer.
Malgré toutes les mesures prises
par les autorités pour éviter
que le châtiment du fouet
infligé à l'intéressé ne
s'ébruite sur la place publique,
la nouvelle en a été propagée
dans tous les coins de la ville
avec la rapidité de l'éclair et
à l'instant même où il était
impitoyablement châtié. Les
esprits étaient en proie à une
profonde agitation.
L'indignation de la population,
toutes classes confondues, était
à son comble. Mais, grâce à une
force de volonté inébranlable et
un esprit de sacrifice à toute
épreuve, Elwazzani s'est
comporté d'une manière
exemplaire qui faisait honneur à
la jeunesse marocaine en ne se
laissant pas intimider par les
moyens mis en oeuvre pour le
faire parler. Ni les coups de
fouet qu'il recevait sur toutes
les parties de son corps ni les
coups qu'on lui assénait à la
tête et au visage n'ont eu
raison de sa volonté de garder
le silence. Au demeurant, se
disait-il, advienne que pourra!
Il lui a été suggéré de créer
de toutes pièces des motifs
d'accusation pouvant conduire à
l'arrestation de certains de ses
camarades. Sur un ton ironique,
il leur a répondu: "Si vous
tenez absolument à ce que je
débite des mensonges, je ne vois
personne en dehors de
vous-mêmes, contre qui je peux
me prévaloir de ce privilège".
La jeunesse active de Fès a
adressé une vive protestation au
chef du gouvernement français
ainsi qu'à la Société des
Nations. Le texte de ce long
réquisitoire a été repris par
une partie de la presse
internationale. Sa diffusion a
été assurée auprès de toutes les
chancelleries. De plus, un
avocat a été commis à Paris pour
assurer la défense de
"l'inculpé". Il a aussitôt
adressé un télégramme au
résident général de France à
Rabat pour lui demander de
mettre à sa disposition les
informations concernant les
faits reprochés à son client
pour lui permettre de constituer
le dossier de sa défense.
Nous verrons bien ce que les
prochains jours vont apporter de
nouveau dans cette affaire.
Affaire Abdellatif Sbihi
Le 13 juillet, une mesure
d'amnistie a été prise en faveur
d'Abdellatif Sbihi et de
Mohammed Elyazidi. Mais le chef
de la région de Tiznit a attendu
jusqu'au 19 courant pour
notifier cette mesure à
Abdellatif, ayant mis cette
semaine à profit pour s'adonner
à des louvoiements sans fin ,
pensant qu'il pouvait le
convaincre à se distancer du
mouvement de protestation contre
le dahir berbère. Mais,
Abdellatif opposait à toutes ces
tentatives un refus catégorique
et les accueillait avec autant
d'agacement que de dépit.
Finalement, il a déclaré au chef
de région qu'il comptait
poursuivre par les moyens légaux
son action d'opposition à la
politique berbère et qu'il
n'entrait pas dans ses
intentions de nuire à l'ordre
public.
Abdellatif a chargé un
émissaire de prendre attache
avec son frère à Casablanca pour
s'informer sur le cours des
évènements et vérifier si ses
camarades ont renoncé à
poursuivre la lutte comme celà a
été avancé par le chef de
région, qui lui a fait miroiter
en contreparrtie de cette
renonciation un poste de
responsabilité au sein de
l'appareil administratif.
Lorsque le frère d'Abdellatif a
appris ce que l'émissaire venait
de lui communiquer, il est
rentré séance tenante à Salé. Je
me suis réuni avec lui et lui ai
promis d'élucider cette affaire
avec notre ami Elyazidi. Je me
suis rendu le soir même au
domicile de ce dernier à Rabat;
et il m'a assuré qu'il n'a
jamais été question qu'il
renonce à la poursuite de la
lutte et que, tout au plus, il a
promis à ses geôliers d'étudier
la question berbère sur le plan
juridique et s'est engagé à ne
rien entreprendre qui fût de
nature à troubler l'ordre
public. De plus, il m'a fait
savoir que, depuis le jour de sa
libération, les Français n'ont
cessé de le harceler avec des
propositions de recrutement, et
que, pour toute réponse, il leur
disait qu'il avait besoin de
beaucoup de repos après toutes
les épreuves qu'il venait de
subir.
De retour à Salé, j'ai
informé Abou Bakr Sbihi de
l'entretien que je venais
d'avoir avec Elyazidi, et nous
avons convenu qu'il rapporte mot
pour mot les propos de ce
dernier à son frère et qu'il lui
demande de nous fixer sur la
position qu'il comptera adopter.
La réponse d'Abdellatif ne s'est
pas laissée attendre. Il s'est
tout de suite rangé sur la façon
de voir d'Elyazidi en déclarant
au chef de région: "Nos
camarades sont résolus à
poursuivre la lutte par les
moyens légaux, et estiment que
la question du recrutement est
une affaire personnelle qui n'a
rien à voir avec la cause
patriotique pour laquelle nous
avons été condamnés à l'exil".
C'est ainsi qu'Abdellatif est
resté à Tiznit, et il nous était
impossible, dans ces
circonstances, de prédire
comment les évènements allaient
évoluer.
- Fragments de notes concernant les
évènements de 1933 et 1934
En plus de
la revue "Almaghrib" en langue française
qui paraissait à Paris, d'autres
journaux ont vu le jour en été 1933:
c'était le cas de "l'Action du Peuple"
qui était publié à Fès, de la revue
"Assalam" et des journaux "Al Hayat" et
"Al Houria" de Tétouan. Ils
remplissaient pratiquement le rôle
imparti aux journaux d'opposition et ne
manquaient pas de critiquer sévèrement
la politique de l'administration directe
que la puissance protectrice tentait
d'instaurer au Maroc. Ils étaient
encouragés dans cette voie par la prise
de conscience identitaire et le réveil
de la fibre patriotique du peuple
marocain d'une part, et par le conflit
qui opposait le résident général Henri
Ponsot à la colonie française établie au
Maroc d'autre part. Ils savaient
qu'Henri Ponsot était favorable à une
réforme radicale des structures de
l'appareil administratif, malgré le
silence qui entourait tout ce qu'il
entreprenait. Certes, il ne combattait
pas les responsables du Mouvement
National, mais il s'abstenait de donner
suite à leurs revendications. Il
accueillait avec la même réserve les
agissements de la colonie française et
opposait une fin de non recevoir aux
tentatives de la Direction des Affaires
Indigènes d'interdire les journaux
nationaux et d'adopter une politique de
répression à l'égard des représentants
du Mouvement National.
Début mai, la Direction des Affaires
Indigènes a saisi l'occasion du
déplacement d'Henri Ponsot à Paris pour
ourdir un complot des plus saugrenus,
mais qui lui a réussi malgré sa
stupidité.Elle n'a pas admis que S.M. le
Sultan fût accueilli avec autant d'enthousisme
lors de la visite qu'il a effectuée à
Fès, où il a été reçu à l'entrée de la
ville par une importante délégation du
Mouvement National. Elle n'a pas toléré
l'accueil chaleureux qui a été réservé
au Souverain par une marée humaine qui
l'ovationnait dans une atmosphère de
liesse sans précédent en donnant libre
cours à ses sentiments patriotiques tout
en manifestant son attachement à la
personne du Roi en tant que symbôle des
valeurs de liberté et garant de l'unité
nationale. Devant les scènes de sursaut
du nationalisme, et sous prétexte que le
drapeau français aurait été déchiré par
quelque manifestant, la Direction des
Affaires Indigènes a aussitôt procédé à
l'interdiction de "l'Action du Peuple"
et mis un terme à l'entrée des journaux
de Tétouan en zône sud. Le Souverain a
alors pris la décision d'interrompre son
voyage à Fès où il comptait séjourner
pendant tout un mois comme le voulait la
tradition. Il a pris cette décision en
guise de protestation contre les
agissements de l'autorité coloniale.
A son retour à Rabat, SM. le Sultan a
fait recevoir une délégation composée d'Allal
El Fassi, Hassan Elwazzani, Omar ben
Abdeljalil et Mekki Naciri, par le Grand
Vizir qui leur a fait part de la grande
satisfaction que le Souverain éprouvait
à leur égard et qu'ils étaient dans ses
très bonnes grâces.
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