« L’intimité »
 
 
 
    
   L’intimité est en effet le nom de la première loge maçonnique crée à NIORT en 1738, première loge aussi de la région puisqu’une activité maçonnique n’apparaîtra qu’en 1744 à ROCHEFORT, SAINTES et La ROCHELLE, ville où est pourtant né Jean Théophile DESAGUGLIERS, à SAUMUR en 1746, et seulement en 1752 à POITIERS.
   Cette première Loge Niortaise et donc régionale, fût crée par 14 F.F. au moment où un groupe d’anglais se trouvait au collège de l’Oratoire, lieu de formation privilégié pour l’élite intellectuelle Niortaise à cette époque.
   L’intimité adhérait alors à la Grande Loge d’Angleterre, et lui resta longtemps fidèle.
  
   Elle eut comme premier vénérable le représentant du roi, commandant du château de la ville, le donjon, Denis JOSSET, Seigneur de la Mare, et devait compter sur ses colonnes,  des militaires mais aussi membres du clergé, des protestants, nombreux dans la région, des commerçants…etc   ,souvent membres de familles riches, aisées et influentes dans la ville.  
   La Loge fut rattachée au Grand Orient de France en 1774, travaillait alors sous deux rites, Écossais et Français, puis devait par la suite connaître des fortunes diverses.      
  Elle fermait en effet pendant la Révolution entre 1792 et 1801, mais comptait  jusqu’à 105 F.F. trois ans plus tard (en 1804), un chapitre également depuis 1788 et devait éteindre définitivement ses feux en 1818 devant la brutalité de la gent armée par la Restauration, après 80 années donc de fonctionnement.
   Elle vient de renaître aujourd’hui, après 188 ans de sommeil. 
(J.Cl. FAUCHER : Histoire de la Franc-maçonnerie dans les Deux-Sèvres 1977)
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   L’intimité donc, de intus, intérieur, ou plutôt  intimus,  « le plus intérieur »  
   Par définition, il s’agit ainsi du  « caractère de ce qui est intérieur et profond au plus profond d’un être, d’une chose, qui en constitue l’essence ; mais aussi, ce qui est caché des autres, ou enfin, ce qui se passe entre amis… »
    C’est dire que nos ancêtres n’ont pas choisi ce mot par hasard car il exprime bien, au delà des clichés d’une presse facile et répandue, tout un aspect et non des moindres de la démarche et position maçonnique.  
   Je dirai aussi et d’emblée ici que cette intimité est à l’évidence nécessaire, plus que jamais indispensable même aujourd’hui, dans le bruit et tumulte du monde actuel :                                     
intimité vis à vis de soi-même d’abord, au travail et à la démarche initiatique ensuite, puis intimité partagée, avec les FF, dans nos Loges.    
   Dans le monde profane, cette notion de l’intimité recouvre une réalité complexe et mouvante qui a beaucoup évolué au fil du temps.
      Aujourd’hui, la représentation de l’intime est, nous le savons,  partout, sur les murs, dans la presse, au cinéma, à la télévision ou sur Internet par exemple et l’on peut  parler d’une « sur-représentation » actuelle de l’intime.
      La plupart des nouveaux territoires conquis par la télévision, pour ne prendre que cet exemple, l’ont été en effet ces dernières années, en faisant reculer les frontières qui séparent la vie privée de la vie publique, ce qui est personnel de ce qui est commun, ce qui est intime et ce qui est exposé.
   Le spectacle, la mise en scène ou la fiction ne suffisent plus. Ce que beaucoup demandent, est désormais une réalité dévoilée, une vraie réalité de l’intime ; si bien qu’exposer son intimité ou regarder celle des autres, est non seulement admis aujourd’hui, mais aussi promu socialement et considéré moralement comme légitime. 
   Pour autant, l’intimité ou cette notion de l’intime représentable, a donc évolué au fil de l’histoire :
   Ainsi, au Moyen Age, il était courant de faire ses besoins en public et les relations sexuelles étaient également bien plus exposées au regard d’autrui, qu’elles ne le sont aujourd’hui .
   De même, le voyageur à ce moment ne louait pas une chambre à l’auberge, mais une place dans un lit, et Erasme ( dont on dit qu’il fût le premier humaniste ) recommandait dans le savoir vivre de l’époque, de ne pas dans cette situation, se serrer contre des inconnus en dormant.  
   Mais, l’intime ne se limite pas au simple plan corporel, il est aussi et surtout, du domaine de l’esprit, le seul espace de liberté qui reste parfois.  
   Or, un nouveau modèle de représentation de l’humain apparaît aujourd’hui dans ce contexte: il s’agit d’un « homme sans intérieur », sans profondeur, sans épaisseur, transparent, depuis le Loft et télé-réalités diverses,  jusqu’à  « l’artiste » qui s’installe par exemple pour de longs jours dans une maison de verre, et que l’on peut voir  
Vivre ainsi, 24H/24, en passant par n’importe quel internaute qui met sa vie sur « Webcam »  et la diffuse en direct au monde entier.
   Le journal en ligne sur internet de Monsieur tout le monde, a désormais remplacé le journal intime d’un ROUSSEAU, André GIDE ou d’un Jules RENARD pour ne citer qu’eux.  
   Il s’agit bien ici et dans cette évolution historique, d’une sur-représentation encouragée et valorisée de l’intime, en temps réel donc et sans le recul possible de l’élaboration ou du contrôle de la pensée, intimité dont l’espace se rétrécit, où les limites entre intérieur et extérieur s’effondrent, dans une confusion de la chose et de la personne, du sujet et de son environnement, le tout sous-tendu par le mythe de la transparence et le droit de savoir, de tout savoir, y compris les secrets, secrets parfois les plus intimes diffusés ainsi, en direct et en public.  
   Mais à force de vouloir éclairer les zones d’ombre et de les surexposer, le risque est aussi de faire disparaître la lumière.  
   C’est pourquoi cette lumière doit se maintenir dans nos Loges (et la nôtre en particulier), pour peu que nous en prenions soin.   
   C’est aussi pour ces raisons qu’elle ne saurait être dévoilée.  
    Ainsi, après PLATON et AUGUSTIN nous pourrons continuer à faire l’éloge de l’intime,  et de l’intimité, lieu sacré et privé, qui structure la perception de soi et des autres, lieu aussi de l’origine de la parole de chacun.   
   Et je dis bien ici parole au sens du Verbe créateur et fécondant de la genèse, celui que nous cultivons dans nos temples, par un rituel qui le dépouille de tout ce qui pourrait l’encombrer inutilement, et donne au Verbe une importance et résonance si particulière.   
   Nous sommes, là encore, très loin des bruits et verbiages de l’Agora, de ces propos sans pensée, simple répétition mécanique de quelques formules simples et si fréquentes aujourd’hui, qui semblent se suffire  à elles-même, dans des approximations rapides, ou comme des vérités, sans aucune place pour la complexité, les nuances de la connaissance véritable, ou une réelle réflexion.  
   A l’image et en miroir de l’intime dévoilé, l’inflation de la parole actuelle conduit paradoxalement, non pas à enrichir le débat ou alimenter la démocratie, mais à l’appauvrissement de la pensée, en donnant l’apparence d’une démocratie qu’elle contribue en réalité à détruire. 
   Le travail de nos Ateliers se veut très heureusement aux antipodes de cela.  
   Nous avons plus que jamais besoin du calme, du silence et de l’intimité de nos Loges, et de nos At. de perfection en particulier.  
   1 – Intimité nécessaire donc, à « la connaissance de soi », formule générale et pari philosophique bien connu de l’humanité depuis Socrate ; mais une aporie, sans doute au fond.  
   Ce sont ces moments privilégiés et trop rares de ces rencontres avec soi-même, de silence à l’écoute de ses propres mouvements intérieurs, tellement étonnants parfois, souvent complexes, mais également riches d’enseignements.    
   Le moi de chacun est en effet habité par de multiples instances, souvent inconnues et qui le resteront la plupart du temps, des forces souterraines très actives, et il n’est ici aucune raison pour que les Francs-maçons n’ échappent à cette règle. 
   Et puis, il y a toutes les contradictions de l’homme, ses conflits internes, ses angoisses métaphysiques face aux grandes questions de l’existence, peu nombreuses en réalité, mais essentielles, les blessures aussi de certaines histoires, ou la difficulté à vivre tout simplement.  
   Car à l’évidence, au delà du visage de chacun, des façades présentables ou représentables et derrière le miroir que nous laisse entre voir la cérémonie de l’initiation, le soi est multiple et complexe, et il nous faudrait ici comme dans d’autres domaines, pouvoir faire un jour aussi, l’éloge  de la complexité.  
   Le « Je est un autre » écrivait Arthur RIMBAUD,  inévitablement un autre dirai-je, et pas toujours celui que l’on croît ou que l’on attend. La partition se transforme souvent et dans ce domaine, en « je interdit ».  
   Alors, il vaut mieux le savoir, et l’intimité confronte d’abord pour qui veut être un peu lucide à cette réalité ontologique.    
    La parole perdue, c’est peut-être aussi cela, la recherche dans l’intimité de soi-même des mots (maux) perdus et oubliés de sa propre histoire.     
     2 -  Mais pour nous, Francs-maçons, l’intimité est aussi un devoir, une exigence initiale, une réalité initiatique même, depuis le cabinet de réflexion, base de la démarche initiatique, qui procède à l’évidence de cette intimité ou intériorité.
   Elle est ici l’affirmation qu’un être humain est aussi constitué d’une part d’inaliénable, une part qui ne peut être donnée sous les regards, une part qui transcende toute saisie par autrui.  
   Intimité  donc, pour se couper du monde et de ses bruits, de son tumulte et ses mouvements ; quitter le profane et l’écume des jours, pour entrer en un espace sacré, non pour y lire ou réciter un livre quelconque, ou vénérer je ne sais quel dieu ou maître, mais bien pour s’y retrouver, apprendre à penser et construire  son  « temple intérieur », selon l’expression qui nous est propre, « formule ambitieuse » sans doute,  « emphatique » peut-être souligne J.R. RAGACHE, au regard de laquelle ajoute t-il, humilité et lucidité sont de mise. 
   De plus, la Franc-maçonnerie et singulièrement celle de notre Obédience, le G.O.D.F. nous apprennent également ici, deux choses essentielles : 
-         D’abord et de même que la connaissance de soi est une tache impossible
selon l’expression Freudienne, tant il reste et restera de zones d’ombre dans l’âme humaine, ( psychanalyser était pour S.FREUD comme éduquer et gouverner, un travail impossible ), l’initiation, la construction du temple intérieur, resteront aussi et toujours des tâches inachevées. 
Alors que dire ici du temple extérieur ( j’écrivais ces lignes au moment où la guerre faisait à nouveau rage au Proche Orient ). 
      -   En second lieu, si le soi n’est pas toujours maître en sa maison, rien     d’étranger, d’extérieur ou d’une transcendance quelconque ne l’habite en réalité, et nos propos ou comportements ne sont bien dans ces conditions que les reflets de l’âme humaine et de ses propres habitants. 
   Dès lors, La Liberté, valeur qui nous est si chère apparaît possible, mais elle ne saurait s’acquérir, voire se conquérir qu’au prix de ce long travail sur soi, et dans nos Loges de perfection en particulier. 
   Car même s’il est difficile d’être un esprit réellement libre aujourd’hui, lucide et responsable, décidant lui-même de ses pensées et actions, sans confondre le mot et les idées, il reste que le libre développement d’une pensée, le libre arbitre de nos positions et de nos actes, constituent l’espace des francs-maçons ; celui hérité des lumières.    
   L’évolution initiatique écossaise procède bien de cette démarche lente et exigeante, faite de doutes, plus que de certitudes, qui requiert de chacun un travail soutenu et persévérant. 
   «  l’initiation maçonnique est de l’ordre de la grâce » écrivait Jean MOURGUES, « elle est découverte d’une expérience et donc de caractère intime » poursuivait-il.  
   C’est un choix individuel et intime de chacun, qui mérite en ce sens le respect que nous enseignent les principes fondamentaux de notre ordre écrit aussi Alain de KEGHEL.  
     3   -   Enfin, mais peut-on dire enfin dans un tel domaine, l’intimité partagée, avec nos F.F., dans nos ateliers, préfiguration de la relation à l’autre, et de la construction du Temple de l’humanité.  
   Il n’est guère facile, je pense, d’être humaniste aujourd’hui, de croire suffisamment en l’homme pour l’aimer. L’homme, cette espèce qui se veut au sommet de la pyramide animale, mais qui continue comme il l’a fait depuis des millénaires, à s’entre-déchirer, ou qui pourrait en arriver à détruire sa planète, la terre, dont on aurait tellement voulu qu’il la respecte, simplement, et continue à l’habiter pacifiquement. 
   Est-il vraiment nécessaire d’évoquer une nouvelle fois ici, le chaos du monde et de l’humanité depuis ses origines.  
   Victor HUGO écrivait que la vie, le malheur, la pauvreté et les champs de bataille avaient leurs héros.
   Alors à l’évidence, le monde est peuplé, et nous sommes entourés, de millions de héros.  
   « Ce qui est étrange en l’étranger, c’est qu’il n’est pas moi… » écrivait ALAIN  
   «  les statistiques sont formelles, il y a de plus en plus d’étrangers dans le monde » ajoute Pierre DESPROGES.  
   Mais ce qui est intéressant, chez l’autre, l’étranger, c’est précisément qu’il n’est pas moi, pourrions-nous dire aussi, en tant que franc-maçon. 
   Car en effet, l’homme seul, l’homme en soi  n’existe pas. Ce n’est qu’un concept théorique, ou une chose dont on pourrait au mieux décrire l’anatomie, les formes ou la couleur. 
   Pris isolément, l’homme et l’humanité ne sont que de puissantes abstractions.      
   L’autre certes, reste et restera un étranger, mais il est indispensable à mon existence ; il est celui qui d’une certaine manière la rend possible ou la définit, qui de surcroît et de toute façon se trouve là, sur le chemin, et qu’on n’a pas non plus forcément choisi là où il se trouve. 
   L’autre, l’alter, le différent, l’hétérogène, le divers, par opposition au même, c’est  au fond ce qui constitue l’homme et l’humanité. (E.LEVINAS - Autrement qu’être.)   
   Le fait fondamental de l’homme est bien l’homme avec l’homme.   
   L’autre enfin, la crainte et la fascination qu’il inspire à la fois, la nécessaire et impossible complémentarité avec lui, la nostalgie de l’unité et de fusion qu’il réveille.  
   Les rapports à l’autre dans l’intimité de chacun, sont évidemment complexes, avec pour paradigme les rapports passionnels de l’amour ou de la haine, et la conflictualité toujours possible. 
   Dès lors, La fraternité, cette relation à l’autre que nous tentons d’instituer en maçonnerie, ce lien que nous essayons de cultiver dans l’intimité de nos Loges, prend toute sa place et sa valeur.  
   Elle constitue sans doute et au fond, une autre tâche impossible, mais nous pouvons être fier de l’avoir écrit aux frontispices de nos Temple, et de continuer à y travailler sans relâche, car elle est bien  le modèle de la relation inter-humaine, celle qui devrait prévaloir entre tous les hommes.                                                  
 
                                                                              Alain RAULT  
NIORT 28 août 6006.