A la veille de la Révolution, le Grand Orient de France, sous la
direction nominale du duc de Chartres (futur duc d'Orléans puis
Philippe Égalité), mais de fait sous celle du duc de
Montmorency-Luxembourg, fédère quelque cinq cents loges et
probablement une trentaine de milliers de maçons. Tout ce qui
compte dans la vie sociale à Versailles, à Paris, en province
est ou a été maçon. Sous l'égide du Grand Maître travaillent des
loges militaires, des loges d'adoption - réservées aux dames de
très haute noblesse, comme la duchesse de Bourbon -, des loges
navales, des loges coloniales. Grâce à une administration
relativement solide, le Grand Orient de France - créé en 1773, à
la suite de la crise parisienne qui agite la Grande Loge de
France - réussit à maintenir un semblant d'autorité sur ce monde
maçonnique.
Il obtient que chaque loge, nouvelle ou ancienne, lui
présente ses « constitutions » (statuts) qui doivent être
renouvelées. Bien entendu, toutes les idéologies peuvent s'y
rencontrer. Socialement, 80 % des membres sont du tiers état,
contre 15 % de nobles et 4 % d'ecclésiastiques (chanoines, curés
et religieux en proportion inégale), les interdictions
pontificales ayant semble-t-il peu joué, sauf au niveau de
l'épiscopat (lire page 56) . Les nobles sont
essentiellement militaires, non seulement dans les loges
militaires, mais aussi dans les loges bourgeoises.
Quant au tiers, il est dominé par les officiers royaux et les
négociants. L'artisanat et la boutique sont très souvent
exclus... Car malgré le principe d'égalité, on « maçonne » entre
gens du même milieu : loges aristocratiques, négociantes ou
petites-bourgeoises. Les « pauvres » sont éliminés tout comme
les comédiens (mais pas les musiciens), les juifs mais pas les
protestants (qui, au contraire, jouent souvent un rôle majeur).
Le monde littéraire et artistique est important et ne le sera
jamais autant : un millier d'auteurs sur les six mille connus.
La majorité des francs-maçons est indiscutablement « éclairée
», mais on peut citer quelques farouches ennemis des
Encyclopédistes, dont Elie Fréron et Lefranc de Pompignan. Ainsi
le rôle de l'Ordre dans l' Encyclopédie de Diderot est-il
marginal. La musique est bien représentée avec Cherubini, Méhul,
Piccinni, Delayrac. Plusieurs loges possèdent leurs orchestres.
Certains historiens affirment que la décadence de l'Ordre
aurait commencé dès la veille de la Révolution avec les réunions
des Assemblées de notables et des Assemblées provinciales -
créées par Loménie de Brienne, le nouveau contrôleur général des
Finances du royaume, et préfiguration des états généraux. Ce
n'est pas évident, sauf pour quelques régions, dont l'Ile-de-France
et peut-être la Provence. Mais une fois la Constituante réunie
(du 17 juin 1789 au 30 septembre 1791), et les premières
décisions politiques prises, la maçonnerie essaie de montrer à
l'égard de la monarchie constitutionnelle le même loyalisme qu'à
l'égard de la monarchie absolue, fidèle en cela aux
Constitutions d'Anderson (lire page 16) .
La plupart croient que la maçonnerie n'est nullement en
dysharmonie avec l'ordre nouveau, mais ne blâment jamais ceux
qui y sont hostiles, aristocrates et plus tard émigrés. La «
cohabitation » devient néanmoins impossible, et les frères
expliqueront a posteriori ces ruptures qui entraîneront
souvent la disparition des loges par « les circonstances » ou «
la différence des opinions politiques ». Disparaissent donc les
ateliers aristocratiques, la plupart des loges militaires, mais
également beaucoup de loges bourgeoises. Les frères pris par les
affaires publiques négligent les assemblées. « Nous avons, écrit
le 28 mai 1792 un vénérable de Toulon au Grand Orient, des
occupations plus urgentes et plus conséquentes que la
maçonnerie. » Effectivement, beaucoup de frères, notables de
leur ville, sont appelés à la tête des municipalités, des
districts et des départements, ou à la direction des sociétés
populaires.
D'une façon générale, les loges sont entrées en sommeil avant
le 10 août 1792. Il reste peut-être un dixième de l'effectif à
cette date, mais il est difficile de donner une proportion
exacte, car nombre d'ateliers ont subsisté sous forme profane ou
de manière informelle. La situation s'aggrave avec l'avènement
du gouvernement révolutionnaire. Certes, il n'y eut jamais,
comme plus tard sous Vichy (lire page 68) ,
d'interdiction générale de l'Ordre. Mais les jacobins lui sont
hostiles. Ils pensent que, dans une république, il ne doit pas y
avoir d'organisation dont l'activité échappe au contrôle
populaire.
C'est d'ailleurs ce que reconnaît le Grand Maître, Philippe
d'Orléans dans une lettre du 3 janvier 1793 (rendue publique le
23 février). Les arrêtés d'interdiction sont donc l'oeuvre de
représentants en mission de districts, de départements ou de
sociétés populaires particulièrement zélés. Comme souvent en
pareille circonstance, l'attitude des frères a beaucoup varié ;
certains se sont soumis, attendant des jours meilleurs. A
Bordeaux et à Toulouse, certaines loges, formées essentiellement
de militaires et de fonctionnaires, continuent à se réunir
librement « sous la protection des lois » en pratiquant le «
mimétisme révolutionnaire » (changement de titres distinctifs,
rubans tricolores dans les décors, tutoiement, adoption du
calendrier révolutionnaire, etc.). Une trentaine de loges aurait
ainsi survécu.
Nous savons d'autre part qu'il y a eu ici et là des tenues
informelles qui ont permis, dès la réaction thermidorienne et
sous le Directoire, la restauration de l'Ordre. En revanche,
nous connaissons mal le moment où les instances dirigeantes ont
cessé de se réunir. Le redressement, rendu très difficile par la
dispersion politique des frères, mais aussi par la politique
imprécise du Directoire, ne fut pas aisé. Le Grand Orient a
survécu jusqu'à l'été 1794.
A la veille de la Révolution, les frères (appartenant
essentiellement à la haute noblesse) se sont déjà divisés : pour
ou contre Brienne, pour ou contre Necker. Cette division
s'accentue lors des élections à la Constituante. Malgré les
efforts du député lyonnais Milanois, il est impossible de réunir
les frères députés en fraternelle. L'attitude politique de ces
élus est édifiante de la profonde scission qui se produit,
pendant la période révolutionnaire, à l'intérieur du pays.
Dans la noblesse où l'épée domine, la rupture s'effectue très
vite. Un quart des maçons nobles suit le duc d'Orléans dans son
rapprochement avec le tiers état. Ensuite, ces « sires » se
rencontrent à tous les horizons politiques, de la gauche
(Beauharnais, Hérault de Sechelles), à la droite (Cazalès) et
parmi l'émigration (Montmorency-Luxembourg, CroØ). Les
représentants du clergé restent relativement cohérents jusqu'au
vote, le 12 juillet 1790, de la Constitution civile du clergé :
la majorité passe dans l'opposition, mais les futurs évêques
constitutionnels, en sont partisans.
La masse des députés du tiers est constitutionnelle.
Néanmoins, on trouve des partisans de l'Ancien Régime, Faydel,
Paccard et surtout Martin Dauch, député de Castelnaudary, le
seul à refuser de prêter le serment du Jeu de paume, le 20 juin
1789. Il y a aussi quelques députés en relation avec l'extrême
gauche : Barère, Prieur de la Marne, Merlin de Douai, etc.
D'après les votes, on peut dire qu'une centaine de maçons est
favorable à la Révolution, une cinquantaine a une attitude
effacée, quarante sont nettement hostiles au mouvement parmi
lesquels trente et un émigrent.
Par la suite, vingt-neuf siégeront à la Convention, une
douzaine dans les conseils du Directoire. Quatre-vingt-un se
rallieront au Consulat et à l'Empire, quinze à la Chambre des
pairs de 1815, dont quatre refuseront de voter la condamnation
du frère maréchal Ney.
A l'Assemblée législative (1er octobre 1791-20 septembre
1792), les maçons se retrouvent à tous les bords politiques : à
droite, Pastoret, Lameth, Mathieu Dumas, Beugnot, Jaucourt,
Girardin ; à gauche, Couthon, Guadet, Lacombe Saint- Michel,
Romme, Lamarque. Plus difficiles à classer, Aubert Dubayet,
Lacépède, Muraire.
Sous la Convention (21 septembre 1792-26 octobre 1795), les
cent soixante parlementaires maçons se divisent. Lors du vote
test sur la culpabilité du roi, le 17 janvier 1793, soixante-six
votent la mort, treize le sursis, cinquante-deux d'autres
peines. Si on ajoute à ces non-régicides ceux qui ont voté
l'amendement du frère Miailhe (le sursis), on arrive à un total
de soixante-cinq, à une unité près celui des régicides.
Si on tient compte de la distinction
montagnards-girondins-plaine, une trentaine s'oriente nettement
vers la gironde, une cinquantaine vers la montagne, la grande
masse étant centriste. Mais ces frères s'engagent souvent
jusqu'à la mort.
L'attitude des parlementaires n'a guère de répercussions sur
les frères de la base. Il y a toujours eu une maçonnerie de
droite, sinon d'extrême droite. Aux débuts, elle apparaît dans
les loges d'aristocrates jusqu'à leurs dissolutions. A Toulouse,
vingt-sept parlementaires sont exécutés sous la Terreur. A Lyon,
on dénombre cent trente-six victimes de la répression
révolutionnaire après la prise de la ville, car les frères ont
été nombreux dans la municipalité girondo-royaliste (Vireu,
Savaron, Perprissé, Duluc, Gilibert). Dans l'Ouest, il y a
évidemment émigration, mais surtout participation au soulèvement
vendéen avec Charette, Contades, La Bourdonnaye...
En tant que « corps », la maçonnerie n'a pas à se féliciter
de la Révolution. Le nombre des victimes maçonnes n'a jamais été
établi, sauf pour Lyon, cas qu'il est cependant impossible de
généraliser.
Les organismes directeurs ont pratiquement disparu et peu de
loges ont réussi à se maintenir. Le redressement a commencé
mais, sous le Directoire (oct. 1795-nov. 1799), l'Ordre est
profondément divisé, et cette distinction n'est pas seulement
idéologique, mais aussi politique. Il y a désormais des ateliers
jacobins et des ateliers monarchistes. Mais les anciennes
distinctions de rites et d'obédiences se sont estompées.
L'accusation d'avoir été aux sources de la Révolution se mêle
aux autres idées. La « latomophagie » (littéralement « bouffeur
de maçons ») est parfaitement contemporaine à l'Ordre et on en
trouve les premières traces en Angleterre au XVIIIe siècle... Il
n'y a évidemment jamais eu l'ombre d'une preuve de l'existence
d'un complot contre l'Eglise et l'Etat et a fortiori que
ce complot ait eu une origine maçonnique.
Pourtant, sous l'influence de l'abbé Barruel, auteur en 1797
des Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme,
prend corps une violente campagne antimaçonnique visant à faire
de la Révolution française, puis des révolutions subséquentes -
indépendance sud-américaine, Risorgimento, développement du
nationalisme hongrois et tchèque, puis plus tard, russe -, une
oeuvre maçonnique. Il semble que cette idée ait connu un immense
succès dans les milieux aristocratiques et particulièrement au
sein du clergé à qui il fournissait une réponse facile aux
questions posées. Aux accusations de Barruel, les loges
répondent par une négation à peu près totale.
Mais le polémiste le plus efficace est l'ex-constituant
grenoblois, Jean-Jacques Mounier, bien placé pour parler de ces
problèmes, puisqu'il a joué, dans les prémices de la Révolution,
un rôle capital. Mounier n'est pas isolé. Les frères qui
prennent la plume nient toute relation entre maçonnerie et
jacobinisme. Pourtant, le mythe survit et prospérera.
Sous l'Empire, tout le monde se tait, et la police tout
autant que les préfets défendent la maçonnerie contre les
attaques du clergé. En revanche, la Restauration est marquée par
une forte reprise de la polémique antimaçonnique. Dès 1815, est
publié Le Nouveau Judaïsme ou la Franc- Maçonnerie dévoilée
, oeuvre d'un anonyme qui reprend les aveux de Cagliostro.
Celui-ci a interprété le sigle LDP (Liberté de passer) du grade
de chevalier d'Orient par Lilium destrue pedibus (Foule
les lys aux pieds) et affirmé que le but de l'Ordre est de
détruire la monarchie. Plus grave, dès 1820, apparaissent les
accusations de « satanisme », la maçonnerie « synagogue de Satan
». Des « ultras » s'adressent à la justice ou à la Chambre des
pairs pour obtenir l'interdiction de l'Ordre. Malgré cette
attitude hostile du pouvoir, la maçonnerie n'a jamais cessé de
renier la Révolution.
C'est en 1848 que les choses vont changer, par la grâce d'un
profane de génie, Alphonse de Lamartine qui, le 10 mars, fait
sienne l'affirmation parfaitement inexacte du frère Barbier,
selon laquelle la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » a « de
tout temps » été celle de l'Ordre. Lamartine lui donne toute sa
résonance. Désormais - non d'ailleurs sans débats -, la devise
qui était déjà celle de la République (de la deuxième, pas de la
première) devient celle de la franc-maçonnerie française. Il y a
un évident contraste entre le rôle très discret, sinon nul, de
la maçonnerie pendant la Révolution et la légende qui l'entoure.
Il va sans dire qu'il ne saurait être question de nier
l'influence de certains maçons sur les événements, même si la
maçonnerie n'y a pas joué un rôle de premier plan. Le général
vendéen Autichamp - qui laisse la vie sauve à 5 000 républicains
- eût-il été différent s'il eut été profane ? Le rôle de Couthon
- qui fit preuve de modération dans la répression à Lyon - au
Comité de Salut public aurait-il été le même s'il n'avait
appartenu à l'atelier tarbais ? Questions que nous sommes en
droit de nous poser, même s'il nous est, historiquement au
moins, impossible de répondre.