Index 
des 
Pages internes
Le chemin que l’on nomme n’est déjà plus le chemin
                                       Proverbe chinois     .  

 

*        *

*

Dans cet article volontairement dérangeant, il s'agit d'ouvrir une voie à la réflexion et au débat. Cet article en effet préfigure ce que pourrait être une série de textes rédigés dans le même esprit de respect d'autrui mais de remise en perspectives de certaines notions qui paraissent se statufier comme un acquis immuable alors qu'elles ne sont opératives que dans le mouvement et la remise sur le chantier.

Son auteur espère des réactions et un échange épistolaire. Pour ce faire écrire à : 

Jean-Pierre.Donzac@wanadoo.fr

O.G.

 

*            *

Il est commun de dire que le grade de Rose-Croix est le plus estimé, le plus pratiqué, le plus flamboyant du Rite Écossais Ancien Accepté.

Il serait juste d’ajouter qu’il en est un des plus difficiles, celui qui a une énorme bibliographie, suscité un « discours » très révélateur, et qui recueille des critiques tenaces, ne venant pas toujours de Maçons n’appréciant pas le R\E\A\A\

 

Les questions qu’il suscite ont entraîné la réactivation des Ateliers de Perfection, c’est un fait certain.

 Il est donc temps de poser la question : « où est le problème ? » comme disent les jeunes. Et s’il y a effectivement problème, comment le résoudre ?

Le message d’amour, les décors, les cérémonies chargées de faste et d’émotion ne doivent pas cacher le moindre malaise, la plus petite incompréhension. Car chaque degré maçonnique demande une attention et une vigilance extrêmes afin qu’il n’y ait aucune « lacune » dans le parcours.

Le Rose-Croix baigne dans le mythe, c’est ce qui fait certainement sa difficulté. De plus, il est le point de rencontre de Frères se découvrant dans la plus profonde liberté (il fut et est toujours le produit d’un brassage). Les parcours, jusque là individuels, mais encadrés, se fondent dans la plus parfaite communion, avec néanmoins le risque de voir certaines différences latentes s’exacerber.

Il est un défi lancé à tous les hommes, à tous les Maçons.

Une manière d’étudier le 18e degré du R\E\A\A\ serait de se pencher sur ses rituels. Contrairement à d’autres, et bien qu’apparu en 1757, ce degré en présente très peu. On peut facilement marquer les grandes dates : 1765, 1786, 1875 et 1923. Il serait aussi possible d’étudier l’évolution de ces textes, inséparable de l’histoire du Grand Orient et en particulier des deux périodes-phares, 1849 et 1877. Tout est faisable. Mais cela reviendrait toujours à un même point : le degré de Rose-Croix a un symbolisme pouvant être représenté comme chrétien (le terme de christique a été longtemps employé ; il l’est encore. Il n’est attesté par aucun dictionnaire, si ce n’est par le Petit Larousse 2000 puis le Robert, avec la définition : relatif à la personne du Christ, et non au Christianisme).

Or, en toute chose, il faut garder mesure, et essayer de situer l’action maçonnique toujours au-delà.

Des Frères ont nié ce symbolisme, comme s’ils voyaient en lui un « truc » propre à emporter leur conviction, un message dont ils ne voulaient pas. Mais il paraît extrêmement risqué de reprendre ce vieux schéma selon lequel il y aurait un « sens caché » par les rédacteurs des rituels. Et pourquoi pas, dans ce cas, un dogme secret, dont la mise à jour ne saurait les sauver du fait dogmatique ? Il n’y a pas de « vérité cachée » parce qu’il n’y a pas de vérité du tout. La vérité sera ce que l’on aura décidé de tenir pour tel. Il n’y a rien à arracher à un hypothétique « secret ».

D’autres Frères, croyants, ont vu dans ce rituel une caricature irrespectueuse de leur foi. Nous pensons à la cérémonie de la Cène et pire, à la Passion elle-même lors du repas (version A du rituel).

D’autres, enfin, ont reçu et vécu ce grade avec trop d’indifférence.

Pour eux tous, il faut réagir et séparer les formes de  l’idéologie n’admettant aucune critique de la fraternité humaine, reconnaissant à chaque homme une conscience libre.

 

Depuis que la Maçonnerie existe, l’effort de déchristianisation a été permanent dans les rituels. Ceux du Rose-Croix n’y ont pas échappé. Mais du fait de  son caractère vraiment particulier, ce fut un peu plus passionnel que pour d’autres grades : le balancier oscilla souvent, au gré des idées du moment. Il semble que l’on soit arrivé à une situation plus calme, mais qui ne saurait supprimer les réflexions. Il ne peut être question de se réfugier dans une sorte de « gentlemen’s agreement », ou de faire semblant de ne rien voir… Pour ceux qui voudraient des précisions sur ces péripéties, nous ne pouvons que recommander l’excellent article «Le Rose-Croix et le Christianisme : enjeux et pouvoirs des symboles, de Pierre Mollier –Deux Siècles de R\E\A\A\- livre paru pour le Bicentenaire. La lecture est particulièrement intéressante et instructive, la conclusion des plus lucides : le Rose-Croix résume toute l’ambiguïté des relations de la Franc-Maçonnerie avec l’Église catholique. Évitant les excès, ce rite ne fut jamais accusé de blasphème ou de sacrilège, se maintenant dans une forme où furent décelées, tout à tour, des allusions luthériennes, plus souvent calvinistes, parfois purement catholiques. Mais c’est toujours assez confus au niveau des recherches de preuves. N’a-t-on pas trouvé, pour ce grade, une forte interprétation alchimique, mais sûrement pas, en tout cas, dans quelque prétendu « sens caché » ? Tout est possible.

Revenons à la question du début : où est le problème (si l’on élimine de suite la prétention à quelque vérité cachée à déduire du rituel ?

Pour aller droit au but, c’est la référence à Jésus et à sa Passion (pensons aux anciens tabliers du grade). Et à ce propos, les rituels du repas rituel et de  la Cène demanderont toute notre attention.

En suivant l’ordre de la cérémonie de réception, il est possible d’enchaîner la Parole perdue, INRI, Jésus, le Sacrifice, l’Agape rituelle. En second lieu, nous pouvons aborder la Destruction, le Reconstruction, l’Action, l’Autre et la Cène. Il est légitime de s’interroger sur la façon de présenter et d’étudier ces deux « séries » dans un tel ordre. Mais les recoupements seront inévitables. Il faut bien éclairer notre pensée. Trop souvent, ce fut présenté comme un tout indissociable : beaucoup de Frères n’y trouvèrent pas leur compte, mais plutôt un malaise. D’où la nécessité d’une analyse aussi lucide que possible.

De toute façon, cette manière de voir, ainsi que tout ce qui est dit, n’engage que l’auteur de ces lignes.

 

La Parole perdue : ce n’est pas le premier grade qui fasse allusion à quelque chose qui a été perdu, et qu’il faut retrouver en traversant bien des épreuves. Vieux thème des fables de notre enfance, mythe humain par excellence…

Sans entrer dans une étude de ce qu’elle  pourrait être, disons que c’est la parole qui « le fait homme », et, en même temps, le « condamne au sens ». L’homme se pose-t-il la question de savoir d’où elle vient, Dieu(x), Sage(s),… ? Mais il a tout autant besoin de point d’appui, de certitudes. Or, depuis notre première initiation, nous avons pu mesurer la fragilité des choses. Quoi de plus humain que de s’accrocher d’abord au discours – et il peut y en avoir plusieurs - sur le passé qui portait en lui – croit-on - les conditions de la paix et de l’alliance Homme/Cosmos ? Et même si cela peut rebuter certains, même si cela évoque (à tort) la nostalgie du Paradis perdu, retrouver la Parole (perdue  au milieu de toutes les destructions ou à cause d’elles), c’est peut-être tenir pour rassurantes quelques certitudes qui traduisent la condition humaine.

On veut la retrouver, non pas pour s’accrocher à ce qui a été, mais pour l’utiliser, pour préparer l’avenir, car tout Maçon sent bien qu’il s’agit là d’une loi capable de fonder l’ordre communautaire, dès lors qu’elle sera reçue. Mais nous n’échapperons pas au choix du débat : faudra-t-il réfléchir sur le contenu ou sur le processus ?

C’est cela qui a été perdu !

Plutôt que regret de l’Âge d’Or, attente du Messie ou d’un Sauveur suprême – trois hypothèses totalement différentes -, c’est l’espérance que l’ordre règnera demain par l’effort de tous. Mais ce dernier est censé naître du chaos, non d’un ordre antérieur détruit ou détérioré par une cause quelconque. N’oublions jamais la devise Ordo ab chao

De même qu’Hiram meurt sans cesse, la Parole est retrouvée et perdue aussitôt ; car elle  incite à l’effort nécessaire à la compréhension de la destinée humaine.

 

INRI, le mot qui jaillit du coffret peut surprendre. Pensons en cet instant aux Maîtres du Grand Orient découvrant, il y a quelques années encore, ce message sans la moindre préparation…

L’étude des rituels montre qu’il y a eu évolution : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs au début, puis Igne Natura Renovatur Integra (passons sur des interprétations plus ou moins surprenantes). Actuellement, le rituel fait allusion aux deux.

Questions : quelle valeur initiatique accorder à la première ? Ne parlons pas de la valeur historique. Nous sommes dans le mythe dès le début, sans même le réaliser. Qu’apporte cette inscription dans le parcours du Maçon, quel message, quel signifiant, quel symbolisme, pour aller du général au particulier ?

 Quelle réponse ?

 La seconde a beaucoup plus de valeur, semble-t-il. Et puis, elle fait allusion à l’Alchimie (cela suscite toujours de l’intérêt, et même des absurdités…) ; on pense au feu purificateur de notre entrée en Maçonnerie, bien qu’un feu maçonnique ne puisse exister. Mais cela va-t-il plus loin ? Cherchons-nous la Lumière du Feu éclairant les ténèbres, ou les flammes destructrices d’une nature soudain impuissante ? Tous les feux sont-ils purificateurs ? Les flambeaux sur les plateaux de nos Officiers sont un début de réponse.

 

Reste l’allusion à Jésus.

C’est ici que le Maçon doit faire la différence entre l’histoire écrite par les hommes et le mythe, autrement dit entre Jésus et le Christ.

Ne pas le faire apporte une sanction immédiate : malaise, incompréhension, crispation,  critique du Rite, accusation de « spiritualité » ou même de « spiritualisme » - il serait intéressant de faire définir  de tels mots par ceux qui les lancent -, transformation plus ou moins consciente de tenues en réunions liturgiques,… Car chacun a sa propre culture, sa sensibilité au discours. Et chaque Atelier a ses habitudes…

Jésus passe pour le Christ. Le premier est un individu dont on ne sait pratiquement rien, si ce n’est qu’il est mort dans certaines conditions. Le second est une figure théologique, c’est ce que d’autres hommes ont fait de Jésus – en supposant qu’ils aient su qui il était -dans un but fort précis.

Que fait le rituel ? En premier lieu, nous lisons que l’épreuve n’est pas châtiment, mais souffrance injustifiée, exaltation, délivrance. Il veut faire comprendre que l’épreuve la plus dure est celle qui fortifie le mieux ; qu’après les destructions, les injustices, les incompréhensions, l’espoir est toujours vivant. À ce propos, il est absolument indispensable, pour illustrer cet aspect,  que les réceptions au 18e degré se fassent dans deux Temples bien décorés, un noir et un rouge.

En second lieu, que les hommes doivent se connaître, se reconnaître, s’aimer, vivre en paix. Que c’est la seule issue du parcours entrepris dans le Cabinet de Réflexion, la sortie par le haut. Mais il nous avertit aussi que cette réconciliation sera pénible, fragile (penser au 15e grade, et à tous les autres) et qu’elle imposera des sacrifices. Nos Frères du XVIIIe siècle ont pris l’exemple de Jésus ! Pour ceux qui, actuellement refuseraient non le mythe, mais le choix on peut avancer celui du Héros.

Le Héros affronte la foule ignorante et folle, il surmonte la peur dans l’ordre des rapports de force. Il risque sa vie. Si le Héros se heurte à l’ordre social pour y faire triompher les valeurs spirituelles sur les exigences communes ou vulgaires, il devient un Saint (mais ce sens est dangereux : il peut nous faire sortir du mythe, ce que nous refusons de faire depuis le début). De toute façon, Héros et Saint sont des images inspirant chacun de nous et qui nous élèvent dans la recherche de notre propre identité.

C’est bien sûr une étape sur la voie initiatique, mais quelle étape ! Encore devrait-elle ne pas être séparée des grades capitulaires formant un ensemble. Par exemple, l’importance du 18 degré peut-elle être appréciée dans toute sa grandeur sans une parfaite étude et pourquoi pas une pratique des grades intermédiaires, en particulier du 15e ?

 Pour certains, le rituel parle là du passage de l’Ancienne Loi à la Nouvelle. Le Très Sage parle bien de volonté de puissance pour le second Temple, détruit lui aussi ; le troisième, bâti dans nos cœurs où il sera, en principe, à l’abri de l’effondrement, sera voué à l’Autorité et à la Justice tempérée par l’Amour. Passage de la peur de Dieu à l’union avec Dieu ? De la sujétion à la liberté ? De la protection du groupe à l’indépendance avec ses exigences, ses sacrifices à accomplir ? De l’hétéronomie à l’autonomie ? On peut laisser courir sa sensibilité…

Mais rien ne sera comme avant ! Et on comprend pourquoi ce degré fut considéré comme le sommet de l’initiation.

 

C’est au cours du repas rituel que se fait la seconde allusion à Jésus. Passons rapidement sur l’évocation du Jeudi Saint, que celle de l’Équinoxe de printemps remplace très bien. Le réveil de la Nature est le thème premier et associe la cérémonie de l’agneau. Là encore, la mention de l’Éternel peut et a fait dresser des oreilles.

Il existe deux versions du rituel du repas, avec extinction et rallumage des Lumières. Il semble que la seconde ait été rédigée pour faire « passer » le caractère trop marqué de la première. L’extinction des Lumières, entrant dans le cadre de la destruction du Temple et du retour des ténèbres, peut évoquer la Passion de Jésus. C’est un fait. Il y est le « continuateur » d’Hiram ; comme lui, il a voulu réaliser une œuvre nouvelle et difficile, et il a échoué par la faute de fanatiques, d’ignorants, de superstitieux (et peut-être d’ambitieux). Parle-t-on à un seul moment du « Ressuscité » ? Non ! Le rallumage des Lumières, symbole de l’espoir qui revient, parle bien du Fils de l’Homme. Dans une énumération de vertus, le rituel cite l’héritage du « Mort » !

Qu’ajouter, si ce n’est que les Frères ne voulant pas utiliser la version A, ou même refusant d’en entendre parler, ont certainement tort : ils se privent d’une très riche réflexion, d’une occasion de réfléchir sur le symbolisme et le symbolique, d’étudier l’enjeu des mythes. Le caractère pompeux de certaines tournures ne doit pas être un obstacle.

Pour la version B, l’emploi du pluriel semble permet d’ignorer le caractère christique. La seconde partie est nettement sécularisée.  Ce rituel est-il plus éclairant ?

Une fois encore, rester dans le mythe, résister à la crispation due au récit, c’est ce que le rituel demande au Chevalier Rose-Croix. Le repas est partie intégrante de la cérémonie de réception ; il est regrettable qu’il soit négligé ou même refusé.

 

Avec la seconde séquence, nous entrons dans ce que nous pourrions appeler la partie vive du grade. Tout autant initiatique que l’autre, elle incite le Maçon à aller de l’avant.

Les Chapitres pratiquant le 15e degré avec un rituel et une cérémonie de réception, ont bien raison. Le Grand Élu, abandonnant la crypte et remontant du puits va vers la ville c’est-à-dire la collectivité : il ne sait pas ce qui l’attend. Esclavage, pillage, trahison, jalousies, vols, attentats, tout est là.

Les hommes sont rebelles, les Temples sont détruits, les outils dispersés. Les ténèbres règnent sur ce paysage désolant. Ce n’est pourtant pas la première fois qu’une telle situation se présente. La Terre, le noir, le voile, le deuil sont des épreuves déjà subies. Mais cette fois, la situation est gravissime. Le ton du rituel est désespéré ; le texte dit aux Frères de faire comme s’ils attendaient quelque chose d’exceptionnel. Pourquoi reconstruire un Temple, il sera détruit lui aussi, comme les autres, et pour les mêmes raisons. Que faire alors ?

Le Très Sage propose de retrouver la Parole, ou une Parole, seule capable de rétablir l’ordre social et l’espoir. Nous revenons ainsi à la société réelle, après avoir assisté à la destruction symbolique de la nôtre (le grade soi-disant christique revêt alors toute sa dimension socio-politique). La Maçonnerie a-t-elle renoncé à son but initial, de construire, ou passe-t-elle à un autre niveau ? Le passage, la transition sont évidents. Les outils sont désormais inutiles, le Temple sera reconstruit dans le cœur des hommes, mais la solution sociale doit être au cœur de toutes les pensées.

Ce nouvel édifice, que l’on ne peut pas qualifier d’intérieur, n’a plus besoin d’être défendu : plus de truelle. L’épée est conservée dans un autre but, pour plus tard, quand il faudra défendre l’Ordre et faire régner la Justice. Car il y aura toujours des hommes rebelles, même à l’amour que l’on offre.

 

Ce nouveau chantier, plus que jamais mythique ou symbolique, n’obéit plus aux lois des constructeurs, plutôt à celles des guetteurs et des défenseurs. Il sera très long, peut-être ne sera-t-il jamais achevé. Mais le Maçon a déjà connu un Temple vainement achevé, image d’une technique retrouvée mais inutile, car les temps avaient changé (celui du 12e degré).

La patience, le courage, la persévérance s’appellent ici l’Espérance. Pas celle jamais satisfaite, qui renaît chaque fois qu’elle a obtenu l’objet de son désir, ce dernier devenant dérisoire, mais celle qui s’inscrit dans le temps ; la recherche qui se détache de l’objet et qui ne prend en compte que le chemin et les efforts produits.

 

Trop souvent, le Chevalier Rose-Croix est assimilé à un homme prêchant l’amour, voulant l’imposer (comme si on pouvait aimer sur ordre !) ; un non-violent en quelque sorte. Rien de plus faux, c’est un Chevalier, il est armé, mais son combat a changé. Ce dernier se rapproche beaucoup du caractère fondamental de l’initiation maçonnique. Mis en face de la nécessité de l’effort, de la purification par la lutte et les épreuves, de l’intelligence et de l’amour que réclame toute existence, le Rose-Croix réagit comme un homme qui a vu toutes les destructions, qui a survécu et qui n’a pas perdu espoir.

Dans une confrontation désormais dialectique de l’être et du monde, de la pensée et de l’action, de l’arme et de l’idée, s’opère une maturation affective qui fait repousser tout esprit de domination, de possession de soi par une quelconque force, de renoncement.

Le Rose-Croix se conquiert, se libère car il est persuadé de la perfectibilité de l’Homme ; n’est-ce pas l’idée maîtresse du Siècle des Lumières, la base de la Maçonnerie ?. Cette conviction sera sa foi.

 

Puis survient finalement le but – ou l’argument - du degré, ce qui est annoncé et préparé par tous les symboles, mythes et épreuves que nous avons évoqués en partie.

La situation est nette : il faut la cessation de ces désordres à répétition, il importe que l’unité de l’homme se fasse, par la reconnaissance du lien social. En un mot, l’harmonie doit régner.

Mais nous avons le choc de personnalités et de volontés : cette domination sur soi, acquise par l’homme au fil des épreuves et de combien d’efforts, va se heurter à la liberté des autres. La conséquence est évidente : l’amour ne se décrète pas parce que l’on vient d’accéder au 18e, mais il coule de source, devient évident et lumineux par l’accession au 18e. Et surtout, il sera effectif quand  et s’il sera reçu.

Pour la première fois, le Maçon rencontre des Frères qui n’ont pas travaillé sur le même chantier que lui, qui n’ont pas subi la même discipline.

À ce propos, accordons tous nos soins au brassage dans les Ateliers du Grand Collège du R\E\A\A\ La structure pyramidale et décentralisée n’a pas d’autre portée. Ce qui était un problème administratif devient un fait initiatique.

Animés du même désir de paix que lui, ils ont néanmoins réalisé leur propre évolution ; mais il faudra vivre ensemble.

Le Maçon rencontre les Autres et désormais, ses rapports avec eux seront l’objet de sa réflexion. Il n’a plus affaire à des Compagnons de chantier, d’explorations de cryptes, de combat, mais à des hommes à qui il faut consentir ce qu’il a exigé pour lui : la connaissance de soi et sa manifestation, c’est-à-dire découvrir ce qu’il y a de positif en nous, le faire émerger de notre moi en dépit de ce qui est négatif.

Et justement, l’Autre est instrument de cette connaissance de soi, selon des règles connues de puis longtemps, plus ou moins bien rappelées, mais qui prennent aujourd’hui leur forme la plus évoluée. Elles tiennent en peu de lignes : je n’ai pas à juger l’autre ; il est un miroir me renvoyant l’image de moi-même et me permettant ainsi de me rectifier ; la part de lumière qui est en lui m’ouvre tous les espoirs pour ma propre compréhension.

C’est de l’amour teinté de tolérance. Pour le Rose-Croix, il s’agit de la Charité.

 

Dernier volet, la Cène (du latin cena, repas du soir, et du grec koiné, repas en commun). Donc, pas de crispation sur un repas célèbre, son nom, le pain, le vin.

Cette cérémonie riche, lourde de sens, n’a jamais suscité de railleries, sauf de la part d’ignorants. La question de savoir si c’est la cène catholique, luthérienne, calviniste n’a aucune valeur. Une fois de plus, sachons que nous sommes dans le mythe et sa symbolisation.

C’est d’abord le partage du repas frugal avant de se quitter. Pratique universellement suivie dans toutes les Loges maçonniques, mais au Chapitre, elle rappelle la Chaîne d’Union, ce qui contribue à l’enrichir symboliquement.

Puis la canne du pèlerin, attribut essentiel du Rose-Croix, car un jour, c’est elle qui marquera le 18e degré. Il doit aller répandre la Parole Perdue, mais surtout les vérités qu’il a acquises. En fait de vérité, c’est un message d’amour devant faire tomber toutes les barrières. Comment ce message sera-t-il reçu par les hommes ? Le R\E\A\A\a prévu beaucoup de réponses éventuelles et toujours personnelles, elles font l’objet des grades suivants.

Mais aussi et surtout : Donnez à boire à ceux qui ont soif, donnez à manger à ceux qui ont faim. C’est aller au-delà du partage. C’est offrir, mais c’est aussi répondre au besoin d’écoute, de tolérance, de solidarité,  de justice, de vérité, d’amour qui monte de partout, émanant de ceux qui souffrent dans leur esprit et dans leur chair, pour reprendre un rituel de notre Loge symbolique.

Le Chevalier Rose-Croix parle de don.

 

Finalement, disons plutôt pour nous résumer (car il est impossible de conclure sur un tel degré, ce serait limiter l’horizon), ce qui est présenté comme une étape dans une progression matérialisée par un rituel qui a résisté au temps et générateur d’une émotion indéniable, n’est en fait que la poursuite d’un itinéraire intérieur. L’erreur, le crime contre l’esprit, serait de ne voir en elle qu’une étape ambiguë, un passage à oublier bien vite. Une telle attitude produirait une « lacune » dans le parcours initiatique (encore que certains s’en remettront facilement), mais ce serait surtout une occasion perdue de réfléchir à un message qui dépasse de beaucoup le mythe choisi lors de la rédaction du rituel. Pour parler comme les profanes, ce serait un gâchis.

Le Maçon devrait réaliser qu’il est arrivé à un point crucial : il faut s’élever au-dessus de toutes les idées, les croyances, les préjugés. Sortir par le haut, comme Icare, un autre mythe qui ne devrait pas laisser les Maçons indifférents.

Il faut aller au-delà de tous les au-delà (Rituel du Grand Élu de la Voûte sacrée).

Pour en terminer, posons une question : devant un rituel hérité d’une période précise, qui dérange et bloque certains Frères ne voulant pas réfléchir, ou qui ne font pas l’effort de sécularisation, qui répugnent à utiliser des textes qu’ils jugent dépassés, ou qui ne veulent pas avoir l’air d’être rétrogrades, que faut-il faire ?

Le changer, et entrer dans la spirale ininterrompue des corrections, innovations pour avoir à la fin un texte traduisant le dogmatisme du moment ?

Le garder intact, l’appliquer à la lettre, en faire des re-lectures, et gagner ainsi, par des efforts sa liberté de penser et d’être soi-même ? Après tout, qu’est-ce que la modernité d’un rite (c’est « l’intérêt » du jour) ? Si c’était le fait que des phrases écrites au XVIIIe siècle, illustrant des mythes éternels à l’aide de symboles issus de notre culture profonde puissent nous éclairer sur les situations actuelles et surtout nous permettre d’exercer notre esprit critique et ainsi de trouver une voie ?

 

 

                                                                                          Jean-Pierre DONZAC