Publications internes 
 
 
Table des matières

 

Le   Chevalier Kadosh, les ténèbres et la mort.

 

         Du ténébreux Nerval aux froides ténèbres du voisin cimetière baudelairien, du néant vaste et noir à la bouche d’ombre hugolienne, j’ai souvent entrepris seul ou de concert des voyages au bout de la nuit, par affinités littéraires ou contraintes pédagogiques.

         J’ai franchi la porte basse en octobre 1987 parce que j’étais dans les ténèbres et que j’aspirais à la lumière… mais je ne l’ai su qu’après.

         J’ai depuis été confronté à cette thématique récurrente des ténèbres et de la lumière, de grade en grade et d’exhortation en exhortation. Et pourtant, la symbolique temporelle du 30°, double inversé et complémentaire de celle du 4°, ne laisse pas de m’étonner. Comme j’ai bien conscience que le Chevalier Kadosh n’a rien d’un exorciste et qu’il ne s’oppose pas aux maléfices des forces du mal à coups de « vade retro Satanas », j’ai tenté de réfléchir sur les ténèbres qui les favorisent puisque mon travail de sentinelle m’invite à y plonger le regard. Les réflexions qui suivent sont donc personnelles et n’engagent que leur auteur.

         Elles auraient pu être influencées par les boues noires de Baudelaire quand il affirme (Les Fleurs du Mal, Au lecteur,vers 15-16) :

« Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,

Sans horreur, à travers les ténèbres qui puent. »

Mais je n’ai guère le goût des paradis artificiels pour échapper à la fêlure constitutive de l’être humain.

         Je ne suis pas sûr non plus d’être suffisamment armé pour répondre au défi de Heidegger quand il écrit : « Le Déclin… cache des richesses inexhumées, c’est la promesse d’un trésor qui n’attend plus qu’une recherche à sa mesure. » J’essaierai cependant de dépasser le pessimisme stérile de Victor Hugo quand il « traverse, pensif, la vie impénétrable » et qu’il déclare (Où donc est la clarté ? Cieux, où donc est la flamme ? Toute la lyre) :

« Et, le soir, j’ai toujours, sous le roc des ténèbres,

Tas monstrueux de brume où nul regard ne luit,

Vu retomber le jour, Sisyphe de la nuit. »

        

        

Le Chevalier Kadosh : un homme de ce monde

         Curieuse destinée que celle du mot chevalier en français! Je risque quelques compléments sémantiques aux rappels historiques du livret du 30° pour souligner les obligations du maçon qu’on élève à ce grade.

         Le mot caballarius , d’origine latine et militaire, désigne un simple soldat de cavalerie, voire un homme de corvée. Changement complet en ancien français où le caballarius est devenu chevalier et l’homme de corvée le type unique du combattant bardé de valeurs morales et sociales.

         Dans la Chanson de Roland, le mot répond à l’idéal moral du bon chevalier (V. 359,1673,2067) dont le « vasselage » s’allie à la sagesse du prud’homme (V. 24-26). Socialement, le chevalier est un noble du même rang que le baron (V. 2415).

         Ce mot va poser des problèmes dès le moyen âge. A la langue  militaire car il ne suffisait pas de chevaucher pour être « chevalier ». Aux traducteurs chargés de rendre en français les mots latins eques et miles.

         Dès le XIV° siècle, la langue militaire utilisera hommes d’armes ou gens d’armes pour les combattants à cheval, sans ambiance morale ou sociale et c’est finalement cavalier qui va l’emporter jusque tard dans le XVII° siècle, aux sens mondain, matériel et militaire, avant de passer de mode lui aussi.

         Indépendamment des légendes templières, c’est donc bien exclusivement pour sa charge morale et sociale que le mot est investi en maçonnerie. Comme le précise Albert Jonchery, ici encore il faut prendre en compte « l’effet social d’une aspiration vers le haut, dont le port de l’épée, accordé bientôt à tous, est le signe le plus sûr ». « Elitiste, une telle entreprise l’est, à n’en point douter, mais (et là est l’exception), dans un esprit d’ouverture » (Puissance du symbolique, p. 447-448). Après tout, à une époque où fleurissaient aussi les chevaliers d’industrie, aspirer à être exalté chevalier kadosh était-il condamnable ?

         Mais, bien plus que le symbolisme et la symbolique du grade que lui délivrent à l’envi les ouvrages idoines, l’urgence pour le chevalier kadosh est de maîtriser toujours plus cette puissance du symbolique qui régit le monde profane.

         D’après la racine sémitique, Kadosh renverrait à l’idée de sacré, de sainteté, de séparation. Mais séparé de qui et de quoi ? Faut-il appliquer au Kadosh l’interprétation que Plutarque donnait d’Osiris, comme s’il était formé de la suite osios+hieros, saint + sacré, la sainteté renvoyant au ciel et à l’intelligible alors que le sacré relève du monde séparé et terrifiant de la terre. Anubis et Hermanubis, lumière et ténèbres. Mieux que Socrate, ce mort-vivant de la fin du Phédon, dont l’âme admise dans la paix définitive des Intelligibles l’emporte par sa sainteté (osiôs), le Chevalier Kadosh aurait aussi à voir avec la terre sacrale. Il ne sacrifie pas à Asclépios pour vaincre la sensualité et échapper ainsi à la peur des ombres et des puissances infernales. Il est sans peur et sans reproche et doit gagner son poste de veille dès que la nuit commence pour s’opposer aux maléfices des puissances du mal qui se répandent sur la terre à la faveur des ténèbres. Je me garde de commenter le caractère dramatisant de la formulation, je la prends au 30° degré ! N’empêche que « ténèbres » et « maléfices » sont fortement connotés !

         On pourrait à l’instar de Gilbert Durand (Les structures anthropologiques de l’imaginaire) évoquer cet archétype négativement valorisé des ténèbres, le fameux « choc noir » des dépressifs, essence du phénomène d’angoisse. Bachelard (Terre et repos) affirme « qu’une seule tache noire, infiniment complexe, dès qu’elle est rêvée dans ses profondeurs, suffit à nous mettre en situation de ténèbres ». L’approche du crépuscule plonge toujours l’homme dans cette situation morale. Dans le Talmud, Adam et Eve voient « avec terreur la nuit couvrir l’horizon et l’horreur de la mort envahir les cœurs tremblants ». Lucrèce nous décrit nos ancêtres, le jour et le soleil disparus, allant «  par les campagnes les chercher à grands cris, errant pleins d’épouvante à travers les ombres de la nuit ». Donnée première de l’imagination des ténèbres, de cette heure « où les animaux maléfiques et les monstres infernaux s’emparent des corps et des âmes ». Donnée première des calendriers nocturnes, des fêtes nocturnes de la St-Jean, de ce temps noir irrationnel et sans pitié. Peur infantile du noir et assimilation des ténèbres au chaos, ténèbres dévorantes et agitées, impures et assourdissantes. Quand la nuit commence, nous sommes précisément entre chien et loup. Peur du noir à tel point que l’antisémitisme en particulier et le racisme en général n’auraient d’autre source que cette hostilité pour les types ethniques sombres…

         Les ténèbres que découvre le Chevalier Kadosh renvoient donc à cette ancestrale valorisation négative de la noirceur : haine du corbeau et de l’obscurantisme, inconscient ténébreux et aveugle qui s’oppose à l’œil de la conscience, monstres aquatiques et chtoniens en tout genre que doit terrasser l’archange ou le héros. Mais peut-on s’en tenir à une figuration aussi claire des ténèbres ou faut-il n’y voir qu’un habillage commode ?

Sous le voile des ténèbres

         De Lucrèce à Pascal, des philosophes ont ressassé que la nature est aussi indifférente au voilement et au dévoilement qu’au vide. Si toute notre vie se débat dans les ténèbres comme l’écrit Lucrèce (De Natura Rerum, II,54), c’est que nous sommes semblables « aux enfants qui tremblent et s’effraient de tout dans les ténèbres aveugles » (II, 59). Il s’agit donc bien des ténèbres humaines de l’ignorance et de la superstition, sources d’oppression et d’injustice. Il faut savoir, comprendre, agir, au lieu de se complaire au voile des apparences et de s’obstiner dans le refus passionné de savoir, dont le racisme est l’un des avatars.

         Les certitudes qui nous enferment et nous endorment, et d’abord les nôtres, telles sont les ténèbres que nous avons à surveiller. De notre Constitution aux grades conférés par communication au futur Kadosh, les incitations à cet impératif abondent. Serons-nous de cette multitude des sectateurs d’Hésiode qui « parlent et agissent comme des dormeurs » (Héraclite, fragment 73) ? « Hésiode qui ne sait même pas que Jour et Nuit c’est Un » (Héraclite, fragment 57). Pour les hommes éveillés en revanche, ce refus des prêts-à-porter idéologiques, cette lumineuse incertitude qui fait sens sont inlassablement à travailler car s’il est sûr que la lumière du jour chasse les forces du mal, il est non moins sûr que partout et toujours, la nuit commence. On notera le tour inchoatif de l’expression : nous sommes à la naissance du phénomène, mais c’est précisément ce qui requiert la vigilance. On peut aussi imaginer que c’est de cette alchimie de l’œuvre au noir, de cette plongée dans la putréfaction pour organiser le chaos, que la vie l’emportera sur la mort quand les étoiles pâliront.

         Soumis aux ténèbres, le Chevalier Kadosh aura besoin de toutes les vertus et de tous les arts de l’Echelle mystérieuse pour s’opposer aux maléfices des forces du mal, des pièges du fanatisme au voile de Maïa et au règne de Circé… Et comme un chevalier a un devoir de fidélité à son serment, le T\F\P\G\M\ lui rappelle : « Vous avez promis de lutter avec l’arme de lumière et de justice, votre épée, que vous brandirez contre les forces de la nuit qui ne pourront rien contre elle… » Escalibor maçonnique ? Combats des hommes des Lumières pour écraser l’infâme, lutter contre l’obscurantisme, les superstitions et l’absolutisme ? Combat contre les idées reçues qui impliquent l’oubli de la pensée, l’affaiblissement de la foi et l’abaissement de la dignité ?

         Dans son Morceau allégorique, Rousseau évoque le culte d’un peuple à une statue voilée, ce qui permet à chacun de placer l’idole de son cœur sous le voile mystérieux. Du coup, nul ne voit « le monstrueux mélange du meurtre et de la prostitution » qui se déroule autour de l’autel jusqu’au jour où un vieillard (A-t-il un siècle et plus ?) « découvrit d’une main hardie la statue et l’exposa sans voile à tous les regards ». Que découvre-t-on alors ? « On voyait peintes sur son visage l’extase avec la fureur ; sous ses pieds étouffait l’humanité, mais ses yeux étaient tendrement tournés vers le ciel ». Le fanatisme voile son vrai visage. La philosophie des Lumières a opposé à ce voile mystérieux le déploiement de la raison et de l’esprit critique.

         Mais le regard du Kadosh à son poste de veille est-il suffisamment affranchi du voile de Maïa pour discerner les pires cruautés sous les beautés les plus fécondes. La Nature est ainsi la puissance terrifiante qui offre et qui enlève la vie. Et Hélène, dont le nom signifie « rapt » n’est-elle pas la femme enlevée qui enlève, suscitant la guerre et la mort ?

         Et Nietzsche va plus loin quand il prétend que la vie est le fond créateur qui jette le voile sur tout. La volonté de puissance prendrait ainsi le masque de la volonté de vérité, de l’art, de la morale, cette Circé de l’humanité… Dans la Nature, dans l’Homme, dans la Société, les forces du Mal luttent contre celles du Bien et la part d’ombre cache un monde inconnu et terrible. Ah ! puissance du symbolique ! Freud, Lacan et A. Jonchery nous invitent à visiter ces ténèbres insoupçonnées…

Les boues noires de la mort

         Si l’œil initié du veilleur qu’est le chevalier Kadosh peut scruter les ténèbres, il verra que pour l’homme, le moteur des forces du Mal c’est la mort. L’homme est le seul animal qui sache qu’il doit mourir un jour. Quand la peur de la mort le saisit, elle l’aliène aux forces qui l’écrasent. Lui faisant saisir des situations sans issue, elle l’introduit vraiment au royaume d’Hadès. On trouve alors dans la colère une arme de choix contre la peur et l’oppression, une armure qui insuffle le mépris du danger. Lorsque les ténèbres de la nuit enlèvent aux hommes cette sécurité qui leur sera rendue quand paraîtra le soleil, l’agression divise ceux qui étaient unis, la guerre universelle peut naître… De mépris en irritation et de menace en révolte, la violence nous saisit. Mais ces ténèbres sont à distinguer des ténèbres de  Paul (Epître aux Romains (1-18-23)) où la colère de Dieu plonge les impies dont l’orgueil prétend l’égaler ou le connaître par des moyens strictement humains. Ainsi, pour la religion, Dieu punit-il l’impiété de l’homme qui veut usurper sa divinité car – et la maçonnerie privilégie trop souvent une lecture religieuse de  la  formule du prologue de l’Evangile de Jean - : « Et la Lumière luit dans les ténèbres, Et les Ténèbres ne l’ont pas saisie. » Le Chevalier Kadosh quant à lui sait que notre force est en nous, qu’il peut agir sur les ténèbres de la colère ou de la peur face à une nature qui écrase ou à un Dieu qui asservit. Mythique Babel ! Mythique colère de Dieu qui punit les hommes de prétendre l’égaler et le connaître du haut des sept étages de la tour plutôt que de rester ses créatures soumises! Savoir, comprendre, agir : par un juste retournement des choses, le Kadosh ne s’élève point vers la Connaissance pour se faire un nom et concurrencer un Dieu hypothétique mais pour mieux retourner parmi ses frères humains et travailler à l’avènement d’une humanité meilleure et plus éclairée. Il essaie d’être sa propre Pentecôte…

         Ténèbres de l’homme. Ténèbres du mépris où je réifie l’autre. Ténèbres de la vengeance où l’autre prouve qu’il réduit à son tour celui qui le menaçait à un cadavre. Loi du talion… Plongés dans les ténèbres de l’ignorance et de l’ambition, assoiffés de pouvoir, les mauvais compagnons tuent Hiram. Assoiffé de vengeance, Johaben exécute Abiram endormi avec le poignard qu’il trouve à terre près de lui. Qu’est-ce qu’un profane ? Un homme régi par la loi du talion et le meurtre du père ou du frère, un homme affolé par la peur de la mort et qui croit s’en affranchir par la mort et l’asservissement d’autrui. La décollation de Louis XVI répète et venge le meurtre de Jacques de Molay. Avant lui, Jean-Baptiste ; après le roi, Robespierre… Pour la coupure réelle ou symbolique, je ne tranche pas entre Girard et Lévi-Strauss.

         On ne saura jamais ce que Caïn dit à Abel avant de le tuer. Il n’avait rien à lui dire ; il avait fait une croix dessus : seule la mort pouvait parler car le premier homme voulait déjà avoir le dernier mot. Qui est déjà mort, qui n’en finit pas de mourir dans le désir de l’Autre ? Où vibrent les limites du refoulement et de la négation ? Qui est « gentil » et qui ne l’est pas ? Le premier meurtre était raciste.

         Telle est cette souillure vitale des forces du mal que nous portons en nous et qui, dans l’éclipse de la Conscience, enfante tous les excès de pouvoir. Même à Auschwitz, notera Primo Levi : « chacun est le Caïn de son frère, […] chacun de nous […] a supplanté son prochain et vit à sa place » (Les Naufragés et les recapés).

         Le Kadosh quant à lui a regagné son poste de veille dès que la nuit commence. Il est cette Conscience éclairée en alerte face aux émotions, aux passions, aux croyances et aux maux qu’elles entraînent. Mais, exit la loi du talion. Ce n’est pas qu’il pardonne aux tyrans comme l’Eglise pardonne aux pécheurs, mais il sait bien comme Montesquieu que trop souvent « tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie ». Dans son combat spirituel contre toutes les formes de tyrannie, les armes morales remplacent le poignard du sicaire et ne l’anime que le service du Bien, le souci de restaurer la liberté et la justice.

         Quand les corps sociaux se désagrègent, le macabre, les religions de la solitude et les philosophies « organicistes » triomphent, masquant le désarroi inconscient. La pensée de la mort va de pair avec l’individualisme et l’émiettement de l’organisation sociale. Alors surgissent les Empires, l’anarchie, les guerres et les tyrannies.

         La religion est alors tentée d’utiliser fallacieusement la symbolique des ténèbres pour imposer l’espérance chrétienne par la soumission absolue à la puissance divine. L’émotion se pétrifie dans la représentation réaliste de la mort hideuse et menaçante, qui plaque la vie sur la mort et la mort sur la vie, exhibe le désordre lié au péché, se représente l’enfer et la honte de Lucifer vaincu, c’est-à-dire du génie humain abandonné par la grâce et la foi. Peindre le chaos des ténèbres pour que la peur de la mort devienne ferment de sagesse éternelle dans l’attente contrite et asservie d’un hypothétique au-delà est à l’exact opposé de la morale de la vie, de l’action et de la responsabilité qui est celle du Chevalier Kadosh.

         Quand le spectre de la décomposition hante les civilisations, le cadavre devient objet de rites et de soins compliqués. Aujourd’hui on le congèle… En l’an 1300, le pape Boniface VII dut formellement interdire aux chrétiens de séparer par cuisson les os et les chairs des morts, et d’enterrer celles-ci en conservant ceux-là en grande pompe ! Mac Benah ! La chair quitte les os !

         C’est la peur de la mort qui rend l’homme égoïste, soucieux seulement de sa préservation et ne mesurant ses efforts qu’à l’utilité individuelle qu’ils peuvent lui rapporter. Il devient sourd et aveugle à l’existence de ses semblables, sauf à l’exploiter pour hypertrophier son Moi.

         Lutte effrénée pour la survie, peur de la mort, angoisse qui la fixe intempestivement face à des dangers fantasmatiques : impossibilité d’agir. Cercle infernal ! Il faut en revenir à la leçon d’Epicure, soustraire la vie à la mort, tirer la philosophie de son ténébreux silence quand elle répète que nous sommes pour la mort et que notre destination c’est l’angoisse. A force de prêcher sur la nuit, les mauvais prophètes finissent par tuer la clarté du jour.

         Le tragique de l’homme est que son ego le pousse à être, que tous ses désirs mimétiques recouvrent son désir d’être. Sa conscience le découvre sans cesse dans sa finitude. Dans son attitude égocentrique, il cherche compulsivement à avoir pour être. Il incline à ce vampirisme de l’avoir des possédés de l’avoir que Sartre appelle les salauds. Posséder les mots, les secrets, les pouvoirs, telle est l’ambition des mauvais compagnons qui sont les hommes de l’avoir, c’est-à-dire des êtres-pour-la-mort. Les mauvais compagnons se font désigner le désirable par des modèles qui sont pour eux des pierres d’achoppement et des pièges qui font boiter, littéralement des scandales, où ils reviennent sans cesse heurter. Modèles passionnément mimés, passionnément haïs. Violence du désordre et désordre de la violence. Voilà les ténèbres de l’ego et de la libido ; voilà pourquoi le Kadosh doit savoir se méfier de lui-même s’il veut tendre à la Sagesse. Ou alors c’est qu’il accepte les ténèbres intérieures de la rivalité mimétique qui nous dévore, qui aboutit toujours à l’hostilité de tous contre un seul quand il faut garantir la survie du royaume.

         Logique du bouc émissaire et rites sacrificiels, tout procède de là. Allégoriquement, les ombres infernales et le noir coursier du royaume d’Hadès, ce n’est pas seulement les autres, c’est chacun de nous. Et comme l’écrivait Malherbe « Et si l’enfer est fable au centre de la terre, il est vrai dans mon cœur ».

         Il y a fort longtemps, Protagoras a joué à l’individu un vilain tour : il l’a fait prisonnier de lui-même. Et depuis, nous projetons nos tumultueuses possibilités dans un désir faustien. Mais nous demeurons emmurés dans notre finitude et la mort exclut le possible. Dans le refus du sentiment et de la raison, dans le refus de reconnaître et de respecter la personne dans la présence de l’autre, l’homme de l’avoir souffle, s’étend, se travaille comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Hélas ! la chétive pécore « S’enfla si bien qu’elle creva. »

         Le Chevalier Kadosh n’est ni un Œdipe aux pieds enflés qui croit savoir ni un Lyncée aveuglé par ses techniques opératoires. Modeste égrégore qui a peu à peu appris à se déprendre de soi-même, il scrute dans sa part d’ombre cette puissance du symbolique qui nous mène et nous malmène. Il n’a que les désirs de faire et d’achever. Face au sommeil de la Raison qui le guette, il conjugue les vertus essentielles au déploiement des forces du Bien.

         Sans cette distanciation du regard maçonnique sur les rites, les mythes et les symboles qui sont là pour donner à penser comment tout ça – le symbolique – fonctionne depuis toujours pour l’homme, les symboles, les mythes et les rites risquent d’aveugler et d’endormir : c’est même leur raison d’être. Et pourtant, nous sommes prévenus : il ne faut point prendre les mots pour les idées, Adonaï n’est qu’un vain symbole et, bien entendu, il faut renoncer à la tentation de prononcer le tétragramme, de substituer le mot à la chose ou la chose au mot, bref d’hypostasier l’inconnu dans l’aveuglement d’un bel élan mystique…

         Faire des symboles autre chose que des outils et de l’initiation maçonnique autre chose qu’une méthode pour comprendre les plans connexes du réel et  de l’imaginaire, c’est ne pas quitter les séductions des ténèbres profanes. Mais l’homme est ainsi fait qu’il doit rêver son être pour le faire. Voilà pourquoi il lui est vital de s’entendre conter des histoires, victime immémoriale des serpents à sornettes.

         Ténèbres que cette histoire qu’au temps mortel visible succédera un temps invisible, éternel et heureux. L’échelle du Chevalier Kadosh est à l’opposé de cette échappatoire. C’est bien ici et maintenant qu’il veille; c’est bien ici et maintenant qu’il doit réparer l’injustice et combattre l’oppression. Il n’est pas en attente d’un temps futur, d’une grande parousie, tourné vers son salut parce qu’il se laisserait bercer par le texte de l’ Épître aux Corinthiens qui assène : « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? » (I,21).

         Les siècles s’écroulent, dit l’Apocalypse, et Épicure oppose que le monde demeure.

L’Amour et le Travail : des antidotes aux ténèbres

         Mais si les ténèbres c’est précisément ce chaos à ordonner, la mission du Chevalier Kadosh rejoint l’exhortation de Rilke quand il écrit : « Plus d’attente d’un au-delà, plus d’inutiles regards perdus, rien que le désir de ne pas profaner la mort, et de servir humainement les choses de la terre, afin de n’être plus inconnus à nos propres mains. »

         A de rares moments, l’intuition nous fait ressentir cette double orientation primitive vers la nature comme travail et vers l’humanité comme amour d’une vie qui échappe à l’aiguillon de la mort. Notre travail ne saurait dégénérer en exploitation, en égoïsme, en orgueil et en colère tant que nous l’accomplissons avec amour, et notre amour ne saurait s’aliéner en passion, en plaisir et en agitation tant que nous le servons de notre travail. Ce double prolongement, par lequel la personne pose son essence hors de son être purement individuel, c’est la sortie des ténèbres. Si la signification de notre destinée, c’est de travailler pour nos semblables, comment pourrions-nous mourir ? Le désir du Kadosh n’est-il pas de faire et d’achever ? N’est-ce pas dans son œuvre qu’il se fait ? Est-il même autre chose que son œuvre ?

         Nous rejoignons ainsi la définition spinoziste de la sagesse : le sage ne médite pas la mort mais la vie. Tandis qu’à la faveur des ténèbres, le moi, les autres et le monde ne progressent qu’à leurs détriments réciproques, le Kadosh veille et combat pour sauvegarder la signification de ce travail et de cet amour dont il recherche l’accomplissement. Et si ce don suprême de soi doit rencontrer la mort, ce n’est point recherche d’une récompense supraterrestre mais simple conséquence de l’amour, simple exercice de la volonté qui sait bien qu’on ne peut libérer aucun désir sans en même temps sacrifier une foule de désirs concomitants. L’exigence morale doit donc être de mûrir l’humanité toujours adolescente qu’on porte en soi, loin des sépulcres blanchis du pharisaïsme éthique qui confond action et ostentation ou du pharisaïsme mystique qui substitue l’obéissance à l’initiative. Si le seul guide est la perfection, on ne saurait donc juger de la destinée humaine par rapport à une eschatologie transcendante mais par rapport à son degré d’accomplissement.

         Semblable au chevalier de Dürer, le Kadosh poursuit son chemin, la visière du casque relevée, le cœur sans peur et sans reproche ; et ni la mort ni le diable ni le sablier ne le détournent : il passe. Il voit toutes les entraves à son accomplissement : l’ignorance et les méchancetés, les violences et les guerres, les maladies, tout ce temps de perdition sans retour qui empêche l’harmonie de se réaliser ; il les heurte à tout moment dans ses efforts pour aimer ses semblables et améliorer l’univers.

         A son poste de veille, il ne prétend pas dissiper les ténèbres mais il essaie d’enrayer ce qui s’y trame insidieusement. Dans sa volonté d’accorder la mort au libre essor de l’homme, de rendre naturelle la mort qu’introduisent  artificiellement la violence et la haine, ce qui lui importe, ce n’est ni la mort, ni les séparations dont elle nous afflige, ni les figures horribles qui l’accompagnent, mais seulement la santé, la liberté et la dignité de l’homme, l’épanouissement de l’amour et l’harmonie du cosmos. Mais rien, pas même la mort, ne reste extérieur à son action.

         Il pourrait déclarer comme Feuerbach : « Ne chassez pas la mort du monde ; chassez-en les maux, les maux qu’on peut supprimer, les maux qui n’ont leur cause qu’en la paresse, la méchanceté et l’ignorance de l’homme ; et précisément ces maux sont les plus formidables. La mort naturelle, la mort qui est le résultat du plein développement de la vie, n’est pas un mal, mais bien la mort qui est une suite de la misère, du vice, du crime, de l’ignorance, de la brutalité. C’est cette mort-là que vous devez chasser de la terre ou que vous devez du moins chercher à limiter le plus possible. »

Les ténèbres : des voies pour l’inaction

         Mais de cette action contre ces maléfices, les ténèbres de la peur de la mort nous détournent en pervertissant la Raison. Dans l’angoisse et les passions, l’homme paie la rançon de son humanité et de la puissance qu’elle lui fournit de diriger son regard et d’en étendre démesurément le champ. L’angoisse devant la fuite du temps ignore l’amour et enténèbre dans la peur ou la colère, la servitude ou la domination. En nous aliénant à un objet tout en le dépouillant de sa propre liberté, la passion totalitaire et destructrice enténèbre l’action dans la contemplation et dénature l’amour. Ainsi, le Chevalier Kadosh ne confondra-t-il point l’amour de la vérité avec la vaine curiosité. S’il a vaincu la peur d’affronter l’obscurité du puits, il a aussi vaincu l’incoercible voyeurisme des deux jeunes mages devant la onzième porte. Mais le Kadosh, sans peur et sans reproche nous dit le rituel, ose affronter les ténèbres parce qu’il connaît ses limites et qu’il a pris conscience, comme le rappelait un F\, que « l’Absolu n’existe pas. L’Infini, par définition, est très lointain. Par contre, le devoir est permanent… ».

         Mais les ténèbres sont là, assoupissant et détournant du devoir. Ténèbres de la passion qui tend à la solitude, l’injustice et la catastrophe en estimant une valeur au détriment des autres. Ténèbres de la magie où l’homme renonce à voir les objets pour ajouter foi à leur présence hallucinatoire. La science, qui avait arraché le monde aux démons pour le restituer à la réalité, emmure à nouveau les esprits dans la magie d’un monde virtuel. Ténèbres des prétendues vertus quand elles sont des peurs ignorantes d’elles-mêmes. Ténèbres des vertus stoïques quand elles réduisent le courage à l’ataraxie. Ténèbres de la tolérance quand elle s’abâtardit en laxisme, dans l’impuissance où elle se trouve à promouvoir la justice et à lutter contre le mal. Ténèbres de la vertu stoïque qui glisse à l’indifférence sceptique lorsque nous sommes tenus d’agir. Ténèbres du scepticisme quand il fait du doute le paravent de l’inaction.

         Ténèbres du dualisme depuis les mystères orphiques chaque fois que le corps est présenté comme le lieu de la mort spirituelle de l’âme.

         Ténèbres de la religion quand elle inocule l’évidence spirituelle du péché,  interdisant toute régénération à une volonté infectée de sa présence. Le moi et le monde sont à ce point séparés et divisés intérieurement, que jamais il ne faut espérer que notre seule force puisse rassembler ce qui est épars.

         Ténèbres de toutes les entreprises de manipulation politiques, économiques, médiatiques et religieuses quand elles bercent nos illusions et nos rancoeurs de leurs discours si séduisants. Car séduire, c’est toujours emmener à l’écart, séparer pour corrompre…

         Ombre et lumière sont les deux éternelles voies du monde. Le grand Soir n’est donc pas pour demain. D’abord parce que le propre de la condition humaine est cette discordance entre l’appareil psychique, qui fonctionne selon le principe de plaisir, et le principe de réalité. Les interdits ne pourront nous ouvrir à la réalité et constituer notre seconde nature qu’en brisant cet appareil : c’est le malaise dans la civilisation. Ensuite parce qu’il y a dans la psyché elle-même un élément interne qui empêche l’entière satisfaction. On peut donc tout avoir, mais sous une forme aseptisée. D’où les pulsions dont les objets sont de purs semblants qui matérialisent la courbure de l’espace du désir.

         Enfin parce que l’homme est un être régi par des fictions symboliques qui  n’existent nulle part mais dont les effets sont bien réels. Les valeurs légales, religieuses, morales, qui confèrent l’identité symbolique à l’organisation d’une communauté donnée sont des fictions. L’Etat, la patrie, l’entreprise, le parti ne sont jamais que des personnes « morales ». Mais à cause de ces fictions, des milliers d’hommes meurent à la guerre, perdent leur emploi, jeûnent ou défilent…

         Nous sommes ainsi dès l’origine prisonniers de cette réalité symbolique coupée du contact immédiat avec le vivant et dont l’initiation maçonnique nous libère progressivement. Et ce que nous appelons « culture » est bien le règne de la mort sur la vie.

Des dilemmes à surmonter

         Mais alors, où est le Bien puisque nos prétendues valeurs ne sont que des fictions, des formes vides ? On sait depuis la Réforme et les guerres de religion qu’il est impossible d’organiser la coopération sociale sur une définition unique et commune du bien. Inutile de s’accrocher à telle ou telle conception morale, philosophique, encore moins religieuse, dans une société « caractérisée par des divisions profondes entre des conceptions du bien opposées et incommensurables ». Face aux ténèbres d’un problème sans fond, le Kadosh a certes ses armes pures, cette expérience totale de la vie humaine qu’est la voie initiatique, les principes qu’égrène le rituel, l’idéal d’Amour et de Justice, de Liberté et de Vérité mais, bien évidemment, on ne lui donne aucun mot d’ordre. Comme sa liberté de conscience, sa responsabilité est absolue. C’est que « la morale n’est pas berceuse mais ascèse ».

         Si encore son poste de veille pouvait se situer sur Sirius, son regard être extérieur et sa position celle de l’étranger ! Il pourrait alors refuser de partager le rite du sacrifice et du bouc émissaire dont le mécanisme aveugle ceux qui se trouvent à l’intérieur de la substance. Mais nul homme ne parle jamais de nulle part, n’est-ce pas ? Le Chevalier Kadosh est en situation. Condamner les holocaustes nazis tombe sous le sens. Mais qui a protesté en 1945 quand les autorités laissèrent tondre les femmes suspectées d’avoir couché avec les forces d’occupation, afin de substituer une violence symbolique à une violence réelle et d’éviter des boucheries sanglantes ? Quant à Papon, il court toujours. Que vaut-il mieux : la mort réelle ou symbolique d’un innocent pour en sauver mille ou la tuerie généralisée ?

         Alors : primauté du bien commun sur la Justice ou l’inverse ? Le Rationnel ou le Raisonnable ? Logique sacrificielle ou anti-sacrificielle ? Ethique utilitariste avec le risque de manipulations cyniques ou éthique kantienne ? Calcul des plaisirs ou impératif catégorique ? Les ténèbres de cet inextricable écheveau n’ont toujours pas été dissipées par la philosophie. On peut bien sûr comme Rawls affubler le sujet éthique du voile de l’ignorance, le débarrasser de ses propres contingences et dire que le sujet éthique agit comme s’il ne savait pas d’où il parle… Mais c’est encore une fiction symbolique.

         Si le Chevalier Kadosh veut bien se souvenir que son combat est spirituel et que sa conscience est faite de connaissance et d’amour, son épée, l’arme de justice et de lumière qu’il doit mettre au service du Bien, ne peut lui tomber des mains.

         Ce fil d’Ariane, c’est celui qui entrelace Raison et Sentiment, qui subordonne la Justice à l’Amour et le Bien à la Justice. Il esquisse la voie périlleuse à suivre pour affronter cette atmosphère obscure qui enveloppe l’homme et la société. Tels Lancelot traversant à mains nues le Pont- de- l’Épée, il nous faut sans relâche amener à la claire conscience ces forces de l’Imaginaire qui structure et régit le capital pensé de l’homo sapiens et que seul un esprit égaré dans les ténèbres pouvait réduire à « la folle du logis ».La vérité est au fond du puits, mais le puits est sans fond.

Ce chemin d’exigeante et lumineuse volonté opère en nous le passage de l’homme mythique à l’homme éthique qui sait, comme Kant, que la définition du Bien est toujours seconde à l’expérience du Mal radical. C’est une logique radicalement différente de celle qui réduit la morale à une spéculation boursière.

Le Chevalier Kadosh : un anti-Pascal

         Je voudrais pour conclure insister sur un dernier point. L’initiation maçonnique nous met continûment en présence de ces rites et de ces mythes qui nous gouvernent, elle en bricole ou crée même au besoin par souci d’efficacité.

         Dans un article daté de juin 1944 (Le judaïsme et les mythes politiques modernes), Ernst Cassirer évoque leur puissance redoutable. Pour lui, le mythe n’est jamais qu’une interprétation des rites car ce qu’un peuple fait par rapport à ses dieux est l’indice le plus sûr de ce qu’il pense. De plus, ce n’est pas parce qu’ils ont du succès que nous aimons certains mythes mais c’est parce qu’ils expriment nos tendances profondes qu’ils ont du succès. Pour Cassirer, nous rencontrons le concept de bouc émissaire dans toutes les mythologies et « la pensée mythique conçoit toujours le monde comme une lutte entre des pouvoirs divins et des pouvoirs démoniaques, entre la lumière et les ténèbres ». Sauf que vérité en-deça des Pyrénées et erreur au-delà, la lumière de mon côté et les ténèbres de l’autre...

         Or, pour Cassirer, à notre époque de triomphe de la technique, c’est l’invention d’une nouvelle technique du mythe, fait à volonté, maîtrisé, manufacturé, qui s’avéra décisive pour la victoire du nazisme. Alors que les dirigeants de la République de Weimar croyaient en marxistes convaincus que la vie politique et sociale est affaire de situation économique, de lutte contre l’inflation et le chômage, Hitler a inventé le mythe de la super-race allemande, réactivant la logique du bouc émissaire sur lequel tous les péchés et tous les maux peuvent être rejetés. Ce mythe politique moderne ne reconnaît « d’autre devoir que celui qui naît de la communauté de sang » ; il est diamétralement opposé à cet idéal de paix perpétuelle que promeut l’universalisme de la religion juive des prophètes.

         Si les coups ont porté sur Hitler et ses légions, aucun n’a pourtant sapé cette mentalité des mythes politiques modernes dont les agents occultes et autres tireurs de ficelles contemporains ourdissent les maléfices pour les niais qu’ils maintiennent dans les ténèbres.

         Le devoir du Chevalier Kadosh est sans doute aussi de contribuer à briser les mythes politiques modernes.

         Notre royaume est de ce monde et ce n’est sans doute pas le meilleur des mondes. Faut-il pour autant s’agenouiller et prier, croire comme Pascal que le vilain fond de l’homme n’est qu’une citerne ténébreuse et suintante, suivre aveuglément ce technicien du désespoir quand il s’écrie : « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure. » (Pensées, 171, Éd. Ph. Sellier) C’est cultiver avec lui la haine de soi et le dénigrement de la raison. C’est professer avec lui notre indignité et notre corruption qui ne trouveraient remède que dans la miséricorde de ce grand absent qui est toujours-déjà-mort.

         Mais pour le Chevalier Kadosh, dont le royaume est ici et maintenant, qui doit savoir, comprendre et agir, je ne suis pas convaincu que « la Voie, la Vérité et la Vie » (Jean, 14,6), pour paraphraser celui qui fait parler Jean qui fait parler Jésus, soient celles où veut les embourber Pascal.

         Il faut en revenir au constat de Jacques Monod judicieusement cité dans le rapport sur la question mise à l’étude des aréopages : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est inscrit nulle part. A lui de choisir entre le royaume et les ténèbres. » (Le hasard et la nécessité)

         Avec l’initiation maçonnique, nous avons opté pour le royaume et, par le rituel, nous venons nous mettre en scène, acteurs et analystes de notre propre avenir,  tournés vers la pensée et vers l’action. Le rituel maçonnique nous dit que l’homme est perfectible et c’est cette perfectibilité qui nous délivre de la peccabilité religieuse.

         Des quatre morts qu’Érasme évoque dans son Traité de préparation à la mort, le Chevalier Kadosh sait que viendra la mort physique, combat tout ce qui avilit et entraîne la mort spirituelle, laisse la mort éternelle aux croyances individuelles et n’a connu que la mort transformante de l’initiation maçonnique, celle qui ne disperse le partiel que pour rassembler le tout, celle qui ne dépend que du seul effort humain et de notre seule activité. Depuis son initiation, par involutions suivies d’évolutions, par régressions suivies de progressions, il s’est patiemment et laborieusement élevé… Et il le sait : il faut s’élever pour sortir des ténèbres.

         Et s’il vient à se lamenter, qu’il élève son regard vers l’étendard qui indique symboliquement que toujours le blanc prévaut sur le noir, comme la nuit doit faire place au jour.

Qu’il se méfie donc de tous les prophètes, et surtout des sectateurs du crépuscule, fût-il maçonnique ! Dans le bulletin n° 70 du GCDR, notre regretté F\ F.Viaud écrivait : « Ce sont ceux qui se lamentent, qui créent notre déchéance. Avec l’ambition de nous sauver, ils nous tirent vers l’enfer. Chaque fois que nous doutons de nous, nous exsanguinons l’Ordre. Proclamer la certitude du succès final. »

Quand la nuit commence, ce doit être notre seule certitude, la seule qui doive cheviller notre veille jusqu’au moment où les ténèbres se dissiperont. Et c’est forts de cette certitude que nous pourrons retourner dans le monde profane où notre mission s’intégrera dans le travail commun.

Voltaire ne disait point autre chose (Poème sur le désastre de Lisbonne) :

« Un jour tout sera bien, voilà notre espérance,

Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion. »

A nous donc d’assumer « l’insécurité radicale » de notre choix d’homme libre et de savoir comme Dante et Primo Levi qui le cite et comme le suggère notre échelle mystérieuse que nous n’avons « pas été faits pour vivre comme des brutes, Mais pour ensuivre et science et vertu ».

C’est à quoi je m’efforce maladroitement au milieu de mes propres ténèbres et en n’oubliant jamais qu’à l’instar du chevalier Lancelot au passage du Pont- de- l’Épée, je dois avoir le courage de m’abîmer les mains.                                  

 

C\K\S\ Jean-Pierre BOCQUET                         4.10.2006