La saga des francs-maçons à la Réunion

Georges Odo: l'Histoire en noir et blanc

par Guillemette Bourdin, publié le 30/03/2006 - mis à jour le 19/10/2006 15:54

 
Implantée vers 1775 par les colons, la maçonnerie réunionnaise va connaître, outre les soubresauts imposés par l'Histoire, toutes les étapes qui ont mené à l'abolition de l'esclavage. Viendront ensuite les questions d'intégration et d'égalité des droits... Des thèmes qui ont toujours leur place au sein des loges
Georges Odo est né au Maroc, où il a vécu cinquante-trois ans. Professeur d'histoire à la retraite, ce franc-maçon de 73 ans a consacré trois ouvrages à la franc-maçonnerie, Les Francs-Maçons au Maroc sous la IIIe République (Edimaf, 1999), La Franc-Maçonnerie en Afrique (Edimaf, 2000) et La Franc-Maçonnerie dans les colonies, 1738-1960 (Edimaf, 2001).

A quand remonte l'apparition de la franc-maçonnerie à la Réunion?

On y relève la présence de francs-maçons dès 1735. Mais la première loge, nommée la Parfaite Harmonie, ne s'implante durablement à Saint-Denis qu'en 1775. Soit trente-sept ans après la création de la première loge coloniale, située en Martinique. Une apparition précoce aux Antilles qui s'explique par le succès du commerce triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et les îles, mais aussi par l'engouement que connaît la franc-maçonnerie dans la société du XVIIIe siècle. A la Réunion, dite alors «île Bourbon», les colons sont moins nombreux et cette installation se réalise donc plus tardivement.

Qui sont ces premiers francs-maçons?

Ce sont des gens «aventureux» et qui se déplacent beaucoup, ce qui est assez caractéristique de cette époque. Des commerçants, des propriétaires de plantations ou des militaires gradés, tous issus de la grande bourgeoisie ou de la noblesse. Certaines loges sont même créées par des officiers à bord des navires. C'est le cas, par exemple, de la loge les Zélés de l'union parfaite des volontaires de l'Union fondée en 1779 par l'équipage du vaisseau Union avant son départ de la Réunion. Sélectionnés en fonction de leurs moyens et de leur position sociale, les francs-maçons se regroupent entre grands Blancs, excluant même les petits Blancs et les mulâtres. Exception faite du chevalier de Saint-George (lire ci-dessous).

Quelles sont leurs activités?

En l'absence de salons, très prisés à cette époque, les ateliers deviennent des espaces de fraternité où les maçons parlent du pays et font face à l'isolement. Ce sont des lieux d'échange où sont évoquées les idées des Lumières venues de métropole. L'autre activité des frères, ce sont des actes de bienfaisance envers les personnes en difficulté, et pas seulement des francs-maçons.

Comment ont-ils vécu la Révolution loin de la métropole?

En direct! Les tensions sont très vives à ce moment-là, car les esclaves commencent à se révolter au nom des idées de la Révolution française. A cela s'ajoute une occupation anglaise en Martinique. Dans un tel contexte, de nombreuses loges sont mises en sommeil, des temples incendiés, des maçons tués. Certains choisissent l'exil, aux Etats-Unis, à Cuba ou encore à Trinidad, où ils vont créer des loges. C'est le cas, notamment, d'Alexandre de Grasse-Tilly, contraint de quitter Saint-Domingue en 1793 pour Charleston. De retour à Paris, il fonde en 1804 la Grande Loge générale écossaise, bientôt rivale du Grand Orient de France, et réussit à faire imposer le «rite écossais ancien et accepté». Un rite composé de 33 grades, toujours en vigueur actuellement.

Que se passe-t-il quand Napoléon arrive au pouvoir?

Les loges vont rouvrir progressivement, en métropole comme dans les colonies, car Napoléon a décidé de protéger la franc-maçonnerie. Mais c'est pour mieux contrôler les élites. Lui n'a jamais été maçon, en tout cas nous n'en avons pas la preuve. En revanche, tout son entourage l'était. Son frère Joseph, par exemple, prend la direction du Grand Orient de France dès 1804. Les loges, prudentes, propagent alors les idées de l'Empereur, sous la responsabilité des hauts représentants du pouvoir napoléonien. Les colonies, plus lointaines, sont particulièrement concernées. Plus question, par exemple, de contester l'esclavage, aboli pendant la Révolution, puisque Napoléon décide de le rétablir en 1802. Joséphine de Beauharnais, issue d'une famille de planteurs martiniquais, n'est pas étrangère à cette décision.

 

Justement, quelle est la position des francs-maçons sur l'esclavage ?

La question est soulevée en France dès 1788 par la Société des amis des Noirs, face aux propriétaires de plantations, qui, eux, vont constituer le club Massiac, du nom de l'hôtel parisien où ils se réunissent. Le courant antiesclavagiste, bien que minoritaire dans la société française, va perdurer au sein de la franc-maçonnerie et peu à peu se renforcer. Pour enfin s'imposer, cinquante ans plus tard. En 1834, la Société pour l'abolition de l'esclavage est mieux acceptée que la défunte Société des amis des Noirs. Il faut préciser que les îles sont alors jugées moins intéressantes d'un point de vue économique, en partie parce que l'essor de la betterave diminue l'intérêt de la canne à sucre, et donc de l'esclavage. Apôtre de l'abolition de l'esclavage, le maçon Victor Sch?lcher (lire l'article page VIII) parvient à réaliser son projet, le 27 avril 1848, alors qu'il est sous-secrétaire d'Etat à la Marine et aux Colonies dans le gouvernement provisoire de la IIe République.

A quel moment le décret du 27 avril 1848 est-il proclamé à la Réunion?

C'est le franc-maçon Joseph Sarda-Garriga, nommé commissaire général de la République de la Réunion par Victor Sch?lcher, qui décrète l'abolition de l'esclavage le 20 décembre 1848.

Que deviennent alors les anciens esclaves?

C'est une question qui va soulever des interrogations fondamentales. D'autant plus qu'un second domaine colonial va s'étendre vers l'Afrique et l'Indochine. Trois solutions se présentent: l'assimilation, l'indépendance ou l'association. La plupart des maçons, soucieux de servir un idéal de civilisation occidentale humaniste, choisissent l'assimilation des colonisés. Par européocentrisme - sentiment de supériorité largement répandu chez les Occidentaux - ils désirent faire bénéficier les autres peuples du «progrès». Mais certaines populations, attachées à leur culture et leurs traditions, tiennent à les conserver. Le choc de la Première Guerre mondiale fait prendre conscience aux francs-maçons de cette réalité. Ils vont donc, pour la plupart, s'orienter vers un autre principe, celui de l'association, sorte de compromis entre l'assimilation et l'indépendance. L'Union française, dont l'esprit avait été défini par le maçon Félix Eboué, concrétisera ce choix après la Seconde Guerre mondiale. Finalement, la plupart des territoires obtiendront leur indépendance à partir des années 1950-1960.

Et à la Réunion?

Ce problème ne se pose pas car, une fois l'esclavage aboli, les colonisés vont s'intégrer progressivement. Contrairement aux habitants des colonies plus récentes, qui optent pour l'indépendance, les Réunionnais, qu'ils soient d'Afrique, d'Asie ou d'Europe, se veulent français. Dans les ateliers maçonniques, la question centrale tourne alors autour de cette intégration et de l'égalité de leurs droits avec la métropole.

Cette intégration va-t-elle aussi concerner les loges maçonniques?

Oui, et c'est une nouveauté: un plus grand nombre de Métis et de Noirs vont entrer en maçonnerie. Mais les loges se heurtent à l'influence de l'Eglise catholique, et cela encore davantage vers la fin du XIXe siècle, époque où les idées républicaines commencent à se propager. Cette dernière, qui a très tôt diabolisé la franc-maçonnerie, va poursuivre ses attaques. Notamment à partir de 1877, date à laquelle le Grand Orient met fin pour ses membres à l'obligation de croire en Dieu, au nom de la liberté de conscience. Les nouvelles élites locales, souvent formées dans les écoles religieuses, ne vont donc pas se diriger facilement vers une franc-maçonnerie anticléricale. Et le recrutement au sein des loges va parfois s'en ressentir.

 

En 1940, c'est cette fois le régime de Vichy qui s'attaque aux maçons. Comment ces derniers vont-ils réagir outre-mer?

C'est vrai, une loi va interdire en août 1940 les réunions maçonniques, en métropole comme dans les colonies. Parmi celles-ci, certaines, comme les Antilles ou la Guyane, vont rester plus longtemps sous le contrôle de Vichy, tandis que d'autres passent rapidement à la France libre. C'est le cas, par exemple, de la Réunion, en 1942. A la suite de l'annulation de cette loi, en décembre 1943, la réouverture des loges va se faire progressivement. A ce moment-là, l'Union française se profile déjà à l'horizon.

Propos recueillis par Guillemette Bourdin

http://www.lexpress.fr/actualite/societe/georges-odo-l-histoire-en-noir-et-blanc_479792.html?p=2

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