Pour tous les humanistes de la RDC,
d’Afrique et d’ailleurs, la colonisation restera une
œuvre abjecte : elle a institué le code de l’indigénat
et ipso facto l’infériorité des indigènes. Elle a
humilié, torturé, imposé les travaux forcés et chosifié
les colonisés en plus de piller les richesses de leurs
pays. Durant la colonisation, nos parents ont surtout
connu le travail forcé pour construire les routes et
voies de chemins de fer et le recrutement de la
main-d’œuvre s’est souvent apparenté à une chasse à
l’homme. Ces infrastructures étaient construites pour
satisfaire aux besoins des entreprises belges. Le
discours non protocolaire prononcé, le 30 juin 1960, par
le premier ministre Patrice Emery Lumumba reflète
parfaitement bien la situation des colonisés :«
(…) Car cette indépendance du Congo, si elle est
proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique,
pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul
congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier
cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise
(…),une lutte indispensable pour mettre fin à
l’humiliant esclavage qui nous était imposé par la force
(…). Nous avons connu le travail harassant, exigé en
échange de salaires qui ne nous permettaient ni de
manger, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni
d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons
connu les ironies, les insultes, les coups que nous
devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions
nègres. Qui oubliera qu’à un noir on disait « tu », non
certes comme à un ami, mais parce que le « vous »
honorable était réservé aux seuls Blancs ? Nous avons
connu que nos terres furent spoliées au nom de textes
prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le
droit du plus fort. Nous avons connu que la loi n’était
jamais la même selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un
Noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine
pour les autres. Nous avons connu les souffrances
atroces des relégués pour opinions politiques ou
croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie,
leur sort était vraiment pire que la mort elle-même.
Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des
maisons magnifiques pour les blancs et des paillottes
croulantes pour les Noirs, qu’n Noir n’était admis ni
dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les
magasins dits européens ; qu’un Noir voyageait à même la
coque des péniches, aux pieds du blanc dans sa cabine de
luxe." ».
Les témoignages en faveur de l’action
d’Auguste Buisseret ont déjà été exprimés par d’éminents
intellectuels comme l’Antillais René Maran (1887-1960),
un des fondateurs de la négritude : « Il
est pour le Congo-Belge, ce que Victor Schœlcher a été
en France pour les colonies françaises ». Pour
mémoire, René Maran est notamment l’auteur du
Batouala, premier roman nègre, dans
lequel il décrit les excès du colonialisme et pour
lequel il obtint le prix Goncourt en 1921. Même opinion
exprimée par le Professeur J.M.K. Mutamba Makombo : « Auguste
Buisseret mérite à Kinshasa une avenue, et même une
statue dont l’emplacement serait à proximité de
l’Athénée de la Gombe (…)Dans la colonie, Buisseret fut
l’homme politique le plus controversé. Décrié et honni
par les Missions catholiques, il était porté au pinacle
par les évolués gagnés aux idées libérales. Le ministre
fut gratifié par les uns et les autres de titres
flatteurs : « ami sincère des Congolais », «
bienfaiteur des Noirs », « libérateur des Noirs »,
« négrophile » in « Les Congolais et
l’implantation de l’école laïque (1920-1954) »,
www.congoforum.be.
Quand Auguste
Buisseret s’attaquait à l’essence même de la
colonisation
Né à Beauraing le 16 août 1888, décédé à
Liège le 15 avril 1965, avocat de formation Auguste
Buisseret fut un homme politique belge de premier plan
de 1940 à 1963. Il fut successivement Sénateur de Liège
1939-1946, destitué le 4 juin 1941 par le régime nazi ;
Ministre de l’Instruction Publique (1945,1945-1946),
Ministre de l’Intérieur (1946–1947), Vice Président du
Sénat (1947– 1949), Ministre des Travaux Publics
(1949-1950) ; Ministre des colonies (1954-1958) et enfin
Bourgmestre de la ville de Liège (1958-1963). 1954, sa
première année de sa présence à la tête du ministère des
colonies, est même considéré comme un tournant dans
l’histoire de la colonisation par le professeur Isidore
N’daywel, un des meilleurs spécialistes de l’Histoire du
Congo : « Le mur colonial s’était
lézardé. Cela se ressentit davantage à partir de 1954 »
(Histoire du Zaïre. De l’héritage ancien à l’âge
contemporain, éd, Duculot, 1997).
Que s’est-il passé en 1954 ? En effet,
les élections qui eurent lieu en Belgique, le 11 avril,
avaient amené au pouvoir une coalition gouvernementale
libéraux-socialistes (la chambre comprenant 86 députés
socialistes et 25 libéraux). Le nouveau premier ministre
belge, le socialiste Achille van Acker, confia le
ministère des colonies au chef des libéraux : Auguste
Buisseret. Le cabinet du ministre fut composé de
francs-maçons, partisans de l’émergence d’une élite
laïque congolaise. Notons que depuis sa création, en
octobre 1908, le portefeuille du ministre des colonies a
été occupé par 23 ministres chrétiens conservateurs et 6
ministres non-chrétiens. Parmi ces derniers, ils eurent
deux francs-maçons : l’anversois R. Godding (1946-1947)
et le liégeois A. Buisseret (1954-1958). Tous deux
membres éminents et influents du parti libéral.
Buisseret avait
encouragé le colonat
Ne soyons pas naïfs, Auguste Buisseret,
ministre du gouvernement belge était là pour servir et
défendre les intérêts de son pays, notamment
l’exploitation économique du Congo qui pouvait avoir un
impact exceptionnel sur l’essor économique de la
Belgique. Dès lors, comme ses prédécesseurs et comme ses
successeurs au ministère de la colonie, il a encouragé
le colonat par de multiples mesures, notamment en
rendant attractif son statut social et professionnel.
Quand il prend le portefeuille des colonies en 1954, il
y avait près de 7.200 colons, en quittant le ministère
en 1958, il y en avait près de 9.600, soit une expansion
de près de 33%. À noter que les quatre années
précédentes, 1950-1954, le nombre des colons est passé
de 4.800 à 7.200, soit une progression de 50%.
Tableau unique :
Colonat en 1958 par catégorie socio-professionnelle.
Cette observation vient ainsi nous
rappeler que la vie d’un Homme est à l’image du pavé
mosaïque avec parfois quelques zones d’ombre et ces
zones de Lumière. Resterait alors à relever des faits
illustrant l’engagement sincère d’Auguste Buisseret en
faveur de l’émancipation du Congo-belge. Deux exemples
peuvent illustrer nos propos. Deux faits majeurs :
Primo, dès la fin de la seconde guerre
mondiale, à sa nomination au ministère des colonies,
Auguste Buisseret et le député bruxellois Charles
Janssens (échevin de l’instruction publique d’Ixelles),
s’inspirant de ce qui est présenté comme un large esprit
maçonnique de tolérance qui caractérisait l’engagement
philosophique de plusieurs membres du parti libéral, ont
créé au sein du parti libéral une commission coloniale.
En décembre 1950, les deux personnalités affirmèrent
notamment que « la politique coloniale
de la Belgique doit d’une part, exclure toute forme de
discrimination entre colons et indigènes et d’autre
part, tendre vers une amélioration constante des
conditions de vie des populations indigènes, ainsi qu’à
leur développement intellectuel et moral ». En avril
1951, Buisseret crée au sein de son parti une
sous-commission pour l’étude des problèmes
d’enseignement au Congo. Cette sous-commission prévoyait
la création d’établissements laïcs interraciaux tant au
bénéfice des coloniaux que des indigènes.
Secundo, vice-président du sénat belge
en 1947 et également président de la commission
sénatoriale pour les colonies, Auguste Buisseret publie,
la même année, une enquête fouillée sur les problèmes
scolaires au Congo qui constitue un réquisitoire sans
concession contre son propre pays. On peut alors y
lire : les imperfections dans
l’organisation scolaire ; un enseignement
ségrégationniste au détriment des noirs ; les
réalisations dans l’enseignement pour les autochtones ne
sont pas à la mesure des besoins sans cesse croissants
du pays ; les enseignements post-primaires et
post-secondaires ne touchent qu’une minorité de la
population ; l’instruction des filles est négligée ;
l’enseignement est trop appuyé sur la mémoire et pas
assez sur le jugement et l’esprit critique ;
l’adéquation entre la théorie et la pratique
inexistante ; absence d’enseignement officiel de
caractère laïc pour les Africains, etc.
Auguste Buisseret était considéré, en
1954, comme le meilleur spécialiste des questions
coloniales. C’est, sans doute, pour cette raison qu’il
avait été choisi, le 23 avril de la même année, comme
ministre des colonies par le premier-ministre Van Acker,
afin de mener à bien les nouvelles orientations du
nouveau gouvernement. Pendant quatre ans, toute la
politique menée par le ministre des colonies sera axée
sur la création « d’une communauté
belgo-congolaise d’hommes égaux en droits et animés de
sentiments fraternels ».
Laïcisation du
système scolaire congolais et création de l’Université
officielle du Congo belge et du Ruanda-Urundi (actuelle
Université de Lubumbashi).
Les deux ministres libéraux et
francs-maçons Auguste Buisseret et R. Godding vont se
distinguer particulièrement en matière d’éducation en
cassant le monopole de l’enseignement missionnaire dans
la colonie. Le ministre R. Godding introduit en 1946 les
premières écoles officielles laïques au Congo, mais
réservées uniquement aux petits blancs. La reforme
Godding mit d’abord fin au système ambigu dit « des
écoles officielles congréganistes ». Des écoles créées
par l’État mais dirigées par des missions catholiques :
les Frères des Écoles Chrétiennes à Léopoldville
(Kinshasa), Boma et Coquilhatville (Mbandaka), les
Frères Maristes à Stanleyville (Kisangani) et Buta, les
Frères de la Charité à Lusambo et Kabinda, Les Pères
Salésiens à Elisabethville (Lubumbashi). Par la suite,
la reforme a reconnu les écoles protestantes et leur
ouvrit l’accès aux subventions étatiques.
La reforme majeure intervient avec
l’arrivée du ministre A. Buisseret. Celui-ci signa les 8
et 18 décembre 1954 deux circulaires de laïcisation de
l’enseignement au Congo donnant lieu à l’admission des
petits noirs aux écoles officielles et à tous les
établissements scolaires réservés jusque-là uniquement
aux blancs ; la diminution des subventions accordées par
l’État aux écoles catholiques ; l’éligibilité des écoles
protestantes aux subventions étatiques et la promotion
des écoles laïques.
La nouvelle politique scolaire inaugurée
par Buisseret a déclenché tant en Belgique qu’au Congo
« la guerre scolaire », c’est à dire une lutte
extrêmement vive entre catholiques d’un coté et
progressistes libéraux et socialistes de l’autre. Au
Congo, cette « guerre scolaire » va opposer les
anti-Buisseret, soutenus par l’Église catholique, et les
pro-Buisseret, soutenus par les libéraux et socialistes
belges.
Les anti-Buisseret se sont regroupés au
sein de l’association d’anciens élèves des Pères et des
Frères chrétiens. Cette association dirigée par l’Abbé
Joseph Malula, va recruter des syndicalistes, des
employés et des journalistes chrétiens. Il s’agissait de
Bolikango, Jean-Pierre Dericoyard, Eugène Kabamba, José
Lobeya, Basile Mabusa, Jacques Massa, Pierre Mbaya,
Antoine-Marie Mobe, Etienne Ngandu, Evariste Ngandu,
Antoine Gwenza, Albert Nkuli, Louis Nyemba, Louis Sansa,
etc. Le slogan choc de cette association fut « École
Laïque = École des enfants du diable qui refusent Dieu ».
Les pro-Buisseret se sont regroupés au
sein de l’association « Les amis de l’enseignement
Laïc » dirigée par le franc-maçon congolais Sylvestre
Mundigayi. Les membres venaient de plusieurs horizons :
francs-maçons, protestants, sympathisants des cercles
libéraux et des amicales socialistes. On peut citer
parmi ces membres, Cyrille Adoula, Joseph Ekofo,
Godefroy Munongo, Samuel Kamba, Antoine-Roger Bolamba,
Arthur Pinzi, Alphonse Nguvulu, Daniel Kanza, Bitshoki,
Elengesa, Moïse Tshombé, PE Lumumba, etc. Ils avaient
pour slogan « École Laïque = École de la
liberté de conscience ».
Auguste Buisseret, c’est aussi l’homme
de l’enseignement supérieur au Congo. Enseignement
primaire, enseignement secondaire, enseignement
technique, la pyramide scolaire congolaise se dressait,
mais il lui manquait plus que le sommet, c’est à dire
l’enseignement supérieur. Par décret du 26 octobre 1955,
il crée l’Université officielle du Congo belge et du
Ruanda-Urundi à Elisabthville (actuelle Université de
Lubumbashi). Cette nouvelle Université laïque fut créée,
avec l’aide de francs-maçons belges, pour constituer le
pendant officiel de l’Université catholique de
Louvanium, créée une année plutôt par l’Université
catholique de Louvain. Vu la préparation insuffisante
donnée, jusqu’en 1954, aux autochtones. Le ministre crée
également, à Léopoldville, Elisabthville et Astrida, des
institutions pré-universitaires permettant aux futurs
étudiants noirs de rattraper leur retard avant d’entrer
à l’université.
Buisseret abolit
les lois ségrégationnistes dès 1954
Du discours à la pratique, Auguste
Buisseret s’est efforcé d’éliminer progressivement toute
discrimination raciale des institutions, notamment en
révisant une bonne partie de l’arsenal législatif
ségrégationniste. Trois décrets peuvent illustrer la
nouvelle politique du nouveau ministre :
- Dans un décret du 23 octobre 1954,
les hôtels-restaurants, magasins et autres lieux
publics de la capitale Léopoldville (actuel
Kinshasa) reçurent l’injonction de recevoir les
clients noirs autochtones à égalité avec les Blancs.
Les tenanciers récalcitrants s’exposaient au retrait
de leur licence ;
- Le décret du 01 juillet 1955 étend
l’injonction à l’ensemble du territoire congolais.
C’est ainsi que le célèbre Aéro-Bar d’Elisabethville
vit sa licence résiliée par le gouverneur de la
province après deux avertissements ;
- Le décret du 2 décembre 1957
s’adressa à la presse et particulièrement aux cinq
importantes publications. Ce décret assure la
répression de tout acte de nature à provoquer ou à
entretenir la haine raciale ou ethnique au
Congo-belge.
Bien évidemment, toutes ces lois
ségrégationnistes avaient crée une inégalité sociale
criante entre Blancs et Noirs, Buisseret va tenter de
réduire le fossé. Pour cela, le décret du 30 juin 1954
étend le système de congés payés aux travailleurs noirs,
la création d’un contrat de travail unique applicable
aux Noirs et aux Blancs et égalité en matière
d’accidents de travail et de maladies professionnelles.
Par ailleurs un autre décret, celui du 06 juin 1956,
étend les régimes de pensions de vieillesse et
d’allocations d’invalidité aux travailleurs indigènes.
Ce ministre, qui remet en cause ces
fondements de la colonisation, avait d’ailleurs annoncé
les couleurs à la Chambre des représentants dès sa prise
de fonctions : « Le respect de l’homme
noir est à la fois l’aspect le plus noble de notre œuvre
civilisatrice et le fondement le plus solide de cette
communauté belgo-congolaise dont la réalisation est
l’objectif essentiel de notre politique. (…) L’essentiel
de notre effort consiste à réaliser une association des
intérêts, des esprits et des cœurs, appelée à évoluer
librement vers la structure politique qui répondra le
mieux aux besoins et aux aspirations d’hommes égaux en
droit et animés de sentiments fraternels ».
Et que penser de ce passage énigmatique
du livre de Jean-Claude Willarme,
Patrice Lumumba. La crise congolaise revisitée, éd
Karthala, je cite : « …même si certains
Européens le jugent orgueilleux, voire arrogant…Lumumba
va s’efforcer de maintenir des contacts avec des
Européens « éclairés » de la hiérarchie coloniale…Il
fait une rencontre décisive en 1954 : il reçoit à son
domicile privé, en novembre, le nouveau ministre des
colonies, A. Buisseret, de passage à Stanleyville. Les
deux hommes sont sur la même longueur d’ondes :
Buisseret, le libéral, l’homme aux idées neuves, le
défenseur de la laïcité, tombe sous le charme de Lumumba
très loquace, convaincant… ». Sans vouloir attribuer
à Auguste Buisseret la paternité de la carrière
politique de Lumumba, on voit bien, à travers ce
passage, le rôle que joue le ministre dans l’éclosion de
la carrière politique du futur premier ministre
congolais. Rappelons que c’est grâce à Buisseret que
Lumumba, révoqué de l’administration des postes pour
« vol », fut gracié et embauché comme directeur
commercial de la Brasserie Polar à sa sortie de prison
en juin 1957.
Par ailleurs,
Buisseret a favorisé l’émergence de trois
contre-pouvoirs :
- Pouvoir
syndical en publiant deux décrets
instituant la liberté syndicale au Congo-belge. Les
premières organisations syndicales seront dirigées
par ses frères francs-maçons congolais : Cyrille
Adoula et Alphonse Nguvulu pour la FGTB (Fédération
générale des Travailleurs de Belgique) ; Arthur
Pinzi et Damien Kandolo pour APIC (Association du
Personnel Indigène du Congo) ;
- Pouvoir
politique en favorisant la création de
premiers cercles de réflexion. Patrice Lumumba fit
ses premières armes politiques au sein du parti
libéral d’Auguste Buisseret en devenant le
vice-président du cercle libéral d’études et
d’agrément de la capitale.
- Pouvoir
médiatique en créant un climat propice à la
liberté d’expression pour l’éclosion de la presse
indigène.
Évoquer tous ces faits aujourd’hui est
une façon de continuer une reconstitution la plus large
et la plus intégrale possible de l’histoire de la
décolonisation de la République Démocratique du Congo.|
François Mambi *
* [1]
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