Résumé
L’histoire maçonnique espagnole est singulière. Plus qu’ailleurs elle est rythmée, souvent tragiquement, par la conjoncture et les changements de régimes politiques. Elle est étouffée par l’Inquisition au XVIIIe siècle. Sous le Premier Empire, elle est essentiellement une Maçonnerie étrangère composée de Français. La restauration des Bourbons signifie une nouvelle mise en sommeil. A son réveil, la Franc-maçonnerie participe activement à la vie politique espagnole, et son influence dépasse de loin ses effectifs.
Abstract
The Spanish Masonic history is atypical. More than elsewhere it is rythmed, often tragically, by the political situation and the changes of régimes. It is choked by the Holy Inquisition during the 18th century. Under the Napolenian Empire, it is primarily a foreign Masonry made up of French. The restoration of the Bourbons means a new collapse. When it rises again, the Freemasonry takes an active part in the Spanish political life, and its influence exceeds its manpower by far.
Index
- Mots clés :
- Espagne, obédiences, politique, Premier Empire
Plan
Texte intégral
Panorama général
1 L’occupation de Gibraltar et celle -partielle- de l’île de Minorque par les Anglais au xviiie siècle permirent d’y établir quelques loges interdites par l’Inquisition et le Roi sur le territoire espagnol. Puis, après l’invasion de Napoléon Bonaparte, plusieurs loges militaires françaises feront leur apparition, surtout en Catalogne. Des loges de prisonniers français s’implanteront également à Minorque (lazaret de Mahón), à Palma de Majorque (château de Bellver) et à Cabrera.
2 Quant aux loges clandestines, douze sont connues entre 1837 et 1868, notamment à Barcelone, à Mahón et à Palma. À partir de 1869 et jusqu’à la fin du siècle, les loges se développent tout au long de la côte méditerranéenne espagnole, y compris aux Baléares et dans les présides d’Afrique du Nord : Ceuta, Melilla, Tétouan et Oran. On en dénombre plus de 370 appartenant à 14 obédiences.
3 Au xxe siècle, d’après les informations dont nous disposons, 125 loges sont dénombrées dont 4 en Turquie ; elles disparaîtront pendant la guerre civile de 1936 et la dictature franquiste. Après la mort de Franco et le rétablissement de la démocratie en Espagne, la franc-maçonnerie se développe à nouveau ; elle compte actuellement environ 70 loges relevant de la Grande Loge d’Espagne, 28 de la Grande Loge Symbolique Espagnole et un petit nombre appartenant à des obédiences minoritaires.
4 Cette Franc-maçonnerie, tant au xixe siècle qu’au premier tiers du xxe, est surtout composée des classes moyennes et de petite bourgeoisie, parfois à la limite des classes populaires : employés, fonctionnaires, commerçants, industriels, membres des professions libérales, militaires, artisans...
5 L’idéologie de ces francs-maçons, au moins jusqu’en 1936, se caractérisait en général par un anticléricalisme prononcé, un attachement à la République garante de la liberté et des droits de l’homme, un laïcisme excessif surtout dans le domaine de l’éducation, des affinités avec la libre pensée en divers domaines, un intérêt pour les questions sociales et la présence des femmes dans les loges masculines, un souci des problèmes liés aux colonies d’Afrique du Nord et, enfin, la défense de la tolérance, de la fraternité et de la liberté comme conditions essentielles de la coexistence, de la civilisation et de la dignité humaines
xviiie siècle : 1728-1800
6 Après la paix d’Utrecht (1713), qui mit fin à la Guerre de la Succession d’Espagne, les Anglais se sont installés à Gibraltar et à Minorque ; quelques années plus tard, ils y fonderont les premières loges anglaises en territoire espagnol. À Gibraltar, la loge St. John of Jerusalem eut sa première tenue le 5 octobre 1729.1 Cette loge figure dans les Masonic Records de Lane2 sous le nom de Gibraltar Lodge, avec le n° 51.3 Dans l’un des catalogues remis à la Grande Loge d’Angleterre, on trouve les noms de vingt membres sur une liste envoyée en 1730 par la Gibraltar Lodge. Tous étaient anglais et la moitié d’entre eux appartenaient à l’armée britannique ; le titre de “militaire” donné à leur loge est donc pleinement justifié. En 1742, une première loge indépendante de la Grande Loge d’Angleterre fait son apparition dans le Rocher : la Lodge N° 128 I.C., d’obédience irlandaise, établie au 39e Régiment d’Infanterie. En 1758, ce même régiment recevra une nouvelle autorisation irlandaise avec le N° 290 I.C.4 L’année 1752 mérite une mention particuliére dans l’histoire maçonnique de Gibraltar en raison de la nomination du colonel James Commerford, ingénieur en chef,à la dignité de Grand Maître Provincial.5
7 En 1772, il y avait à Gibraltar trois loges modernes (Gibraltar Lodge n. 51 ; Lodge of Inhabitants n. 285 ; loge nº456, au Régiment d’Infanterie) et une loge ancienne (n°148. au 2e Bataillon d’Artillerie Royale). Il faut encore y ajouter une loge écossaise (nº58 S.C., au 12e Régiment du Duc de Norfolk) et six loges irlandaises (n°11 I.C., au Régiment Royal Écossais ; n°244 I.C., au 2e Régiment d’Infanterie ; n°290 I.C., au 39e Régiment d’Infanterie ; n°359 I.C., au 75e Régiment d’Infanterie ; n°240 I.C., au 56e Régiment d’Infanterie ; n°466 I.C., au 58e Régiment d’Infanterie).6
8 L’harmonie qui régnait entre ces diverses obédiences fut ébranlée pour la première fois le 27 décembre 1772, jour de la Saint-Jean, lors de la rencontre, dans une procession qui se dirigeait vers l’église, des loges “modernes” de Gibraltar et de l’“ancienne” nº148, arrivée cette même année et subordonnée à un corps d’armée rival.7
9 À Minorque, les loges maçonniques suivirent les vicissitudes de la guerre et les occupations successives des troupes anglaises et françaises. L’Angleterre occupa l’île de 1711 à 1756 ; les Français s’en emparèrent ensuite jusqu’en 1763, année où elle fut à nouveau occupée par les Anglais. Cette seconde occupation anglaise durera jusqu’en 1782 ; l’Espagne reprendra ensuite Minorque, mais pour peu de temps car, de 1782 à 1802, le drapeau anglais flottera une fois de plus sur l’île.
10 Pendant la première période de cette occupation anglaise, lord Byron, Grand Maître de 1747 à 1751, nomme le lieutenant-colonel James Adolphus Dughton Grand Maître Provincial de Minorque ; durant cette même période, trois loges militaires furent établies sur l’île et resteront actives jusqu’en 1756, date de l’occupation française ; elles ne seront cependant effacées des registres maçonniques qu’en 1767.8
11 Durant l’occupation française de Minorque, de 1756 à 1763, aucune loge n’a vraisemblablement été fondée.9 Les Anglais, lors de leur seconde occupation (1763-1782), établiront une première loge (Ancient Lodge n. 72) avec le 11e Régiment après la paix de 1763. Les registres d’Atholl signalent l’existence de deux autres loges fondées à “Port Mahon”, en 1766 et 1770. Elles disparaîtront en 1782, suite au départ des occupants. Entre 1772 et 1782, une Provincial Lodge fut constituée à Minorque.10
12 Au xviiie siècle, contrairement à ce qui s’est passé dans une grande partie de l’Europe, le rôle de la franc-maçonnerie en Espagne a été insignifiant, voire nul ; l’Inquisition (en 1738) et l’autorité royale (en 1751) l’ont interdite et condamnée, l’empêchant ainsi de se développer. Il semble bien qu’aucune loge espagnole n’ait existé à cette époque en Méditerranée. Dans un discours prononcé le 15 juillet 1787 lors de la cérémonie d’installation de la loge Les Pyrénées, à l’Orient de Bagnères-de-Bigorre, le Vénérable Cratère expliquait ainsi les raisons de cette absence :
« Il est cependant des peuples, M... F..., le croiriez-vous? Oui, il en est, je le dis à leur honte, du sein desquels la Maçonnerie est proscrite par des lois qui tiennent de la superstition et de la barbarie. Le fanatisme enfant de l’ignorance se couvre parmi eux du manteau de la religion et se sert de ce prétexte sacré pour persécuter nos frères ; ils regardent des hommes qui se signalent tous les jours par des actes de justice et d’humanité comme des ennemis de l’État et de la religion (...). Les lois parmi ces peuples les condamnent comme tels, et les cachots sont à peine suffisants pour expier les crimes de ces prétendus coupables ».11
13 Et, pour ne laisser planer aucun doute sur le pays auquel il faisait allusion, il ajoutait dans une note :
« Le F... Soubies, ancien garde du corps du Roi d’Espagne, oncle de notre Secrétaire actuel12 et mort depuis peu dans cet Orient, était resté pendant trois mois dans les prisons de l’Inquisition à Madrid, pour avoir été déféré à ce tribunal comme franc-maçon. Il ne dut sa délivrance qu’à la protection de l’Ambassadeur de France qui interviendra vivement pour lui ».13
14 Plus que d’une présence organisée et suivie de la franc-maçonnerie en Espagne, il faudrait parler d’une présence sporadique et insignifiante de certaines loges sans importance ni continuité, ou encore du passage de francs-maçons étrangers qui n’ont pas échappé à la surveillance et au contrôle de l’Inquisition. Divers documents, souvent des autodélations volontaires, conservés dans ses archives, nous font découvrir la présence de plusieurs francs-maçons à Barcelone, entre 1750 et 1756 : Belges, Français, Anglais, Irlandais, Hollandais, Suisses... ainsi que des militaires au service du roi d’Espagne et des commerçants ; il y a également des Catalans, dont deux prêtres. Apprenant que la franc-maçonnerie était interdite en Espagne, la plupart d’entre eux, initiés à l’étranger, s’autodénoncèrent volontairement à l’Inquisition. L’un d’eux,14 par exemple, citait comme raison de son affiliation à la franc-maçonnerie “le lien d’amitié que les francs-maçons avaient entre eux” et le fait “d’avoir trouvé des amis partout dans le monde, comme il l’avait constaté pendant ses voyages, sans jamais avoir remarqué chez eux quoi que ce soit de mauvais”.15
xixe siècle : 1800-1813
15 Lorsque les troupes de Napoléon envahissent l’Espagne, la franc-maçonnerie bonapartiste, protégée par le nouveau roi, Joseph Bonaparte, y fait son apparition ; l’Inquisition est abolie par le roi et, pour la première fois dans l’histoire d’Espagne, un gouvernement reconnaît et rend légale la franc-maçonnerie. Entre 1800 et 1813, il y aura dans le pays deux francs-maçonneries bonapartistes : l’une, militaire, relevant du Grand Orient de France, et l’autre, civile, à Madrid, placée sous la juridiction d’une Grande Loge Nationale d’Espagne ; ses membres étaient des afrancesados, c’est-à-dire des “collaborateurs” au service de l’Empereur. Près de la Méditerranée, notamment en Catalogne, deux loges bonapartistes militaires furent établies à Barcelone, une troisième à Gérone et une quatrième à Figueras ; elles se composaient exclusivement de Français et de membres de l’armée impériale.16 Les caractéristiques de ces loges étaient très proches de celles fondées au Pays Basque, en Aragon, en Cantabre, etc.
16 Cette Franc-maçonnerie bonapartiste, dans sa double version française et espagnole, est très attachée au libéralisme et à l’idée bien connue que la révolution et ses conséquences étaient pour les cléricaux et les conservateurs espagnols une hérésie politique et surtout religieuse ; alors que pour les francs-maçons espagnols et pour les Français résidant en Espagne, la maçonnerie était considérée comme la formule libérale et libérante dont le pays avait besoin.
17 La Franc-maçonnerie bonapartiste apparaît ainsi comme l’antithèse de l’Inquisition et du despotisme religieux, et ses membres comme les fils de la lumière et de la vérité ; ils sont ennemis de l’intolérance, de la superstition, de l’ignorance et du fanatisme sous toutes leurs formes. Les discours, les règlements et les chants maçonniques de l’époque révèlent la mentalité des militants de cette double Franc-maçonnerie dont le Grand Maître n’était autre que le roi Joseph Bonaparte.17
18 Les premiers échos qui nous sont parvenus de ces francs-maçons ont trait à une demande de Constitutions, datant du 1er mai 1809, par les membres de la loge Le Triomphe de l’Amitié. En l’occurrence, il s’agissait d’un groupe de francs-maçons français appartenant à plusieurs loges de Marseille (La Parfaite Sincérité, La Réunion des Amis Choisis et L’Aimable Sagesse), de Toulon (Les Amis Réunis d’Égypte), d’Avignon (Les Amis Sincères), de Perpignan (La Parfaite Union) et à la loge militaire Les Élus de Minerve, à l’Orient du 37e Régiment de Ligne ; ils avaient décidé de former ensemble, à Barcelone, une loge placée sous la protection de la loge Napoléon du 7e Régiment de Ligne, qui avait une garnison dans cette ville. Le colonel du régiment, qui était aussi le Vénérable de la loge, leur donna son approbation et fit des démarches auprès du Grand Orient en faveur de cette nouvelle loge.
19 La documentation présentée par Le Triomphe de l’Amitié fut également ratifiée par quelques loges marseillaises, notamment La Parfaite Sincérité, compte tenu de “l’état de blocus de Barcelone” et, surtout, du fait qu’il s’agissait “de la création d’un atelier maçonnique dans un pays fermé aux sectateurs de la Vraie Lumière et peu disposé à jouir des bienfaits de leur institution”.18 Cependant, ces démarches allaient s’avérer plus lentes que prévu ; en effet, deux ans plus tard, en août 1811, les membres de la nouvelle loge barcelonaise n’avaient pas encore reçu les Constitutions souhaitées. Le Vénérable en fonction adressera alors de Barcelone une lettre qui trahit son amertume du fait d’avoir à renouveler la demande de la loge ; “la maçonnerie, dira-t-il, languit dans ce pays, tandis qu’elle pourrait coopérer à restaurer l’opinion publique et à faire des prosélytes en faveur du nouvel ordre des choses”.19
20 À peu près dans cette même période, une autre loge naissait à Barcelone sous le titre : Les Amis Fidèles de Napoléon. Le rapport de la loge Napoléon lui fut également favorable, à en juger par les paroles du Vénérable qui, dans une lettre du 17 avril 1810 adressée au Grand Orient de France, s’exprimait ainsi en sa qualité de chancelier général :
“L’attachement que je porte au Grand Orient, mon dévouement à tous les RR. FF. qui le composent et, en même temps, la satisfaction que j’éprouve de pouvoir contribuer à la propagation des principes maçonniques dans un pays que notre Auguste Monarque enlève en ce moment à l’erreur et au fanatisme, doivent vous être garants que je ne négligerai rien pour accélérer la régularisation de la R.L. des Amis Fidèles de Napoléon et vous mettre en mesure de leur accorder les constitutions qu’elle désire”.20
21 Mais, cette fois également, les démarches qui conduisaient à la régularisation mettront longtemps à aboutir ; l’inauguration de la loge Les Amis Fidèles de Napoléon n’aura lieu en effet que le 12 novembre 1812.
22 À la différence des autres loges bonapartistes, les membres des Amis Fidèles de Napoléon appartenaient en majorité au Régiment de Nassau, ce qui explique que l’un des discours prononcés lors de l’inauguration de la loge ait été consacré à vanter l’histoire militaire de ce Régiment. Une fois encore, l’orateur fait allusion à la situation antérieure de l’Espagne :
“Le bon exemple militaire n’était pas le seul bien que vous deviez faire sur les bords de la mer Méditerranée. Il vous était aussi réservé d’allumer le flambeau de la raison chez un peuple esclave des mensonges, idole des préjugés et aveugle par le fanatisme. Vous venez de poser les inébranlables colonnes de la philosophie sur les ruines de l’erreur et de l’Inquisition...”21
23 Nous disposons des tableaux de la loge Les Amis Fidèles de Napoléon dans les années 1809-1812. D’après ces registres, le nombre de membres allemands et suisses est assez élevé ; on le comprend aisément, puisque la plupart d’entre eux étaient des militaires du Régiment de Nassau.
24 À Gérone, le premier indice de la présence de cette franc-maçonnerie date du 26 avril 1811. Ce jour-là, un groupe de “Maçons appartenant à des loges régulières françaises” se sont réunis “dans un lieu très éclairé où règnent la paix et le silence”. Ils décidèrent “qu’il était temps que le titre maçonnique ne soit plus négligé dans cette contrée, que l’ordre devait nécessairement y bâtir un temple”. Au moment de choisir un titre pour cette loge naissante, le Vénérable prononça “le nom du plus chéri des monarques et, sur grandes acclamations répétées, a délibéré que son titre distinctif serait désormais la loge de Napoléon le Grand”. Puis, “des vivats ont été tirés avec force en souvenir de Napoléon, de la famille impériale, du Grand Maître, du Grand Orient de France et de tous les maçons répandus sur la surface de la terre”. 22
25 À l’exception du lieutenant-colonel Josep Pujol, Espagnol né à Bessalú,23 tous les autres étaient français, originaires de villes proches de la frontière (Perpignan, Tarbes, Bayonne, Bordeaux, etc.), comme c’était souvent le cas dans la plupart des loges bonapartistes établies en Espagne. Les membres de cette loge appartenaient à ce que l’on pourrait appeler les “corps auxiliaires” de l’armée française, avec une majorité de fonctionnaires des hôpitaux militaires (chirurgiens et pharmaciens) et d’inspecteurs des douanes ainsi que le directeur des Postes, des commissaires de police, etc.
26 Les documents de régularisation de cette loge ne sont, semble-t-il, jamais arrivés, car les événements allaient précipiter le départ des Français.
27 Les membres de la loge Les Amis de la Réunion auront plus de chance ; en effet, leurs démarches commencées à Figueras en vue de la régularisation aboutiront rapidement et, en moins d’un an, on pourra procéder à l’installation solennelle de la loge. Le dossier s’ouvrait par une lettre du 1er octobre 1812 et la date d’inauguration était fixée pour le 12 février 1813 ; mais en raison de la guerre, on dut attendre jusqu’au 24 juin, jour de la Saint-Jean, pour installer la loge.
28 Selon le tableau envoyé à Paris le 15 août 1812, deux officiers honoraires figurent en tête de liste : le général baron François Palmarole, commandant général du fort de Figueras et officier de la Légion d’Honneur (nommé à Paris pour installer la loge) et le général baron Simon Lefebvre, également officier de la Légion d’Honneur, commandant général de la zone. Parmi les dix-sept membres restants, il n’y avait qu’un Espagnol, Lluis Martín, l’Hospitalier de la loge, docteur en médecine, né à Figueras le 11 novembre 1780 ; il avait donc, à l’époque, 32 ans. Tous les autres étaient français.24
29 D’après Quoy-Bodin, dans Le militaire en maçonnerie,25 les maçons français étaient convaincus que l’implantation de loges sur les territoires occupés constituait une forme subtile de pacifisme ; elles créaient en effet une sorte de terrain neutre où occupants (les officiers français) et occupés (principalement les responsables de l’administration locale) pouvaient facilement se rencontrer.
30 Malgré tout, en Espagne, la diffusion de la franc-maçonnerie vue comme une entreprise humanitaire ayant pour but d’en finir avec les derniers vestiges du fanatisme et de la superstition, fut un échec. “L’Espagne fut l’ultime assaut et l’ultime illusion de l’œuvre maçonnique de régénération à la française de l’Europe napoléonienne”. Toujours d’après cet auteur, dans L’armée et la Franc-maçonnerie :
« Les maçons français ont sous-estimé la profondeur de l’enracinement historique des préjugés religieux. Ils ont bien défini la mentalité espagnole, mais ne l’ont pas sondée dans ses soubassements. Ils ont dissocié les institutions et les hommes, rendant celles-là responsables des mentalités qui les avaient engendrées. Cette mentalité nourrie par un farouche esprit d’indépendance patriotique, d’une part, et d’intransigeance religieuse, d’autre part, les maçons français ont cru pouvoir la transformer en quelques années et convertir les esprits à une vision plus sereine des choses. C’était une erreur psychologique grave et ce fut un échec stratégique encore plus grave ».26
31 Cet échec et la guerre d’Espagne elle-même annoncent le déclin de la puissance napoléonienne et de la franc-maçonnerie militaire d’occupation ; en effet, dès 1813, elle ne sera plus qu’un témoignage vivant - et méconnu - de ce qui était arrivé dans les pontons et les camps de prisonniers français à Cadix, à Vitoria et, notamment, en Méditerranée : île de Cabrera, Port Mahón à Minorque, château de Bellver à Majorque27 ; ou dans les camps de prisonniers espagnols en France : Bourges, Agen, Saint-Lô et Châlons-sur-Marne. En Espagne, ces loges de prisonniers adoptèrent des titres aussi significatifs que Les Captifs de Babylone et La Parfaite Amitié, à Cabrera, L’Heureux Hasard, au château de Bellver (Palma de Majorque), et Les Francs-maçons Captifs, au lazaret du port de Mahón (Minorque). Toutes ces loges cherchaient réconfort, détente et soutien mutuel à une époque où la Croix-Rouge, les organisations humanitaires et les ONG n’existaient pas encore. En Espagne, elles ont apporté aux prisonniers des trois armées (espagnole, française et anglaise) un soulagement de leur peine et les secours de cette fraternité des fils de la grande famille des francs-maçons par-dessus les frontières, les nations et les idéologies.
32 La majorité des officiers furent confinés au château de Bellver, où ils fondèrent la loge L’Heureux Hasard qui comptait de 70 à 80 membres. Mentionnons, parmi les plus illustres, le colonel Eslon (Vénérable), le capitaine de frégate Fradin (premier Surveillant), le colonel Mary, suisse (second Surveillant), le capitaine de navire Bourdet (Orateur), le général de chevalerie Prive (Orateur adjoint) et le sous-lieutenant Maussac (Secrétaire).28
33 Cette première franc-maçonnerie installée en Méditerranée au xviiie et dans les premières années du xixe n’était donc pas à proprement parler espagnole, mais anglaise et française, tant par sa composition que par sa dépendance vis-à-vis d’obédiences étrangères.
1814-1868
34 Après l’expulsion des Français et le retour de Ferdinand VII, en 1814, la franc-maçonnerie est à nouveau interdite et persécutée par l’Inquisition restauré par le roi. Entre 1814 et 1833, date de sa mort, le roi lui-même promulgua jusqu’à quatorze édits condamnant la franc-maçonnerie et les réunions de francs-maçons. Sa fille lui succédera et maintiendra l’interdiction ; cependant, quelques loges semblent avoir subsisté clandestinement, d’après la documentation conservée à Londres, à Paris et à Lisbonne ainsi que celle de l’Inquisition et les rapports de police. Cette période n’a pas été étudiée en profondeur ; les documents disponibles sont rares et imprécis, sans parler des mythes et des légendes qui ajoutent encore à la confusion.
35 Nous avons quelques renseignements sur quatre loges d’obédience française installées, l’une à Mahón (Minorque), Virtud e Ilustración, et les trois autres à Barcelone : La Sabiduría (1847-1852), Triunfo de la Amistad (1849) et San Juan de España (1852-1853).
36 La loge La Sabiduría ne reçut ses Constitutions que le 19 juin 1849. Son installation aura lieu le 3 mars 1850, mais la persécution de la franc-maçonnerie par les autorités espagnoles l’obligera à se mettre en sommeil dès 1852 ; elle reprendra ses travaux en 1871. La loge San Juan de España, dans le quartier de Gracia, à Barcelone, fut dénoncée à la police dont le chef, Serra Monclús, procéda à des arrestations le 18 avril 1853 ; tous ses membres furent mis en prison, puis jugés le 27 juin. Considérant que cette loge était une société secrète non autorisée par les lois espagnoles, la cour condamna : Aurelio Eybert, le Vénérable, à sept ans d’emprisonnement correctionnel majeur ; Carlos Marchand, Andrés Bianchi, Hipólito Letrillard, José Girardort, José Duprá, Luis Parison, Manuel Losada, N. Ramonel, Juan Prat, José Mas et José Coulet, à quatre ans. Tous ces condamnés seront graciés peu de temps après par la reine Isabelle II.29
1868-1899
37 L’histoire de la franc-maçonnerie espagnole proprement dite commence en 1868, suite au soulèvement de Cadix en septembre de cette même année qui se traduira par l’expulsion de la reine Isabelle II et l’instauration d’un régime de libertés ; cela facilitera rapidement l’introduction de diverses obédiences maçonniques en Espagne. La première de ces obédiences à avoir implanté des loges fut le Grand Orient Lusitain Uni (Gran Oriente Lusitano Unido), avec 83 loges espagnoles dépendant de Lisbonne. 40 d’entre elles se trouvaient sur le littoral méditerranéen : 3 aux Baléares (dont 2 à Minorque -à Ciudadela et à Mahón- et 1 à Palma de Majorque), 13 en Catalogne (pratiquement toutes à Barcelone), 3 à Valence, 1 à Murcie et 10 en Andalousie méditerranéenne (1 à Almería et 9 à Málaga).
38 Parallèlement, fut créé le Grand Orient d’Espagne (Gran Oriente de España), l’obédience maçonnique la plus importante en Espagne au xxe siècle. En effet, en seulement trente ans (1869-1899), elle comptera jusqu’à 496 loges dont 5 aux Baléares, 47 en Catalogne, 42 dans la région de Valence, 21 en Murcie-Carthagène et 39 en Andalousie méditerranéenne. Aux îles Baléares, 2 se trouvaient à Majorque et 3 à Minorque. En Catalogne, 21 avaient leur siège à Barcelone. À l’exception de trois loges à Lérida, donc dans la zone intérieure, les 44 restantes longeaient la Méditerranée. Il en était de même dans la région de Valence où, à l’exception de trois ou quatre loges dans les terres, la plupart se trouvaient près de la côte, notamment dans les capitales provinciales : 11 à Valence, 5 à Alicante et 2 à Castellón. La situation était identique en Murcie, surtout à Carthagène qui comptait 7 loges. Enfin, dans les provinces d’Almería, Málaga et Cadix, en Andalousie méditerranéenne, on en dénombre respectivement 13, 15 et 3 (ces dernières à La Línea, à San Roque et à Algésiras) ; la province de Grenade, quant à elle, comptait 7 loges, mais dans des zones éloignées de la côte. Au total, cela faisait 104 loges.
39 En ce qui concerne l’obédience du Grand Orient Régulier (Grande Oriente Regular), plus connue comme Grand Orient de Pérez (Grande Oriente de Pérez), qui s’était détachée du Grand Orient d’Espagne, nous ne disposons pas d’informations précises sur le nombre de ses loges. La seule liste actuellement disponible, tirée du Bulletin Officiel de ce Grand Orient, fait état de 77 loges, dont 17 sur le littoral méditerranéen : 4 aux Baléares, 10 en Catalogne, 1 à Valence et 2 à Málaga, en Andalousie.
40 Une autre obédience maçonnique importante dans l’Espagne du xixe siècle était le Grande Oriente Nacional de España (Grand Orient National d’Espagne). Il possédait 331 loges auxquelles il faut ajouter 101 Chapitres Rose-Croix, 16 Conseils Aréopagiques de Chevaliers Kadosh, 11 Tribunaux de Grands Juges Commandeurs du grade 31 et 5 Grands Consistoires du grade 32 ; donc au total, 464 ateliers ou “bureaux” maçonniques. En Catalogne, il y avait 12 loges dont 11 à Barcelone et 1 à Tortose ; aux Baléares, 1 à Palma de Majorque ; dans la région de Valence, toutes provinces confondues (Castellón, Valence et Alicante), 22 ; en Murcia, 7 ; et sur la côte méditerranéenne andalouse, 18 réparties dans les diverses provinces : Almería (4), Grenade (2), Málaga (6) et Cadix (6, dont 1 à San Roque, 2 à La línea, 2 à Algésiras et 1 à Tarifa, pointe qui divise la Méditerranée de l’Atlantique à l’extrémité méridionale de la péninsule Ibérique). Ajoutons encore la loge Luz de África nº293, à l’Orient d’Oran (Algérie). Cela fait un total de 61 loges.
41 D’après la documentation dont nous disposons, le Gran Oriente Ibérico (Grand Orient Ibérique), une autre obédience majeure, possédait 13 loges sur la côte catalane (dont 10 à Barcelone), 11 dans la région de Valence, 4 sur la côte andalouse (dont 10 à Málaga) et 1 à Ceuta, sur le littoral africain : 39 loges au total.
42 Le Gran Oriente Español (Grand Orient Espagnol), quant à lui, fut fondé en 1889. En dix ans (1889-1899), il aura 268 loges dont 153 en métropole et les autres sur les territoires d’outre-mer, surtout à Cuba (41 loges), aux Philippines (25) et à Porto Rico (24). Il possédait également 3 loges en République Dominicaine, 10 aux États-Unis, 7 au Maroc et 5 en Argentine. Pour ce qui est de la Méditerranée, 8 loges étaient situées sur l’île de Minorque, 26 en Catalogne (dont 9 à Barcelone), 17 dans la région de Valence, 7 en Murcie et 9 en Andalousie ; en outre, les places militaires de Melilla et de Tétouan, de l’autre côté du détroit de Gibraltar, avaient une loge chacune. Au total : 69 loges.
43 La dernière des obédiences importantes au XIXe siècle est la Gran Logia Simbólica Española de Memphis y Mizraim (“Grande Loge Symbolique Espagnole de Memphis et Mizraïm”), également fondée en 1889. Dix ans après, elle comptait 192 loges dont 2 aux Baléares, 10 sur le littoral méditerranéen catalan, 9 sur les côtes de Valence, 4 en Murcie et 7 en Andalousie, soit 32 loges “méditerranéennes”.
44 Parmi les obédiences minoritaires, mentionnons la Gran Logia Regional de Andalucía (Grand Loge Régionale d’Andalousie), la Gran Logia Simbólica Regional Catalana (Grande Loge Symbolique Régionale Catalane), la Gran Logia Provincial de Málaga (Grande Loge Provinciale de Málaga), la Gran Logia Provincial de Murcia (Grande Loge Provinciale de Murcie), etc. Il y avait aussi quelques loges indépendantes ou autonomes et d’autres qui dépendaient du Grand Orient de France ou du Suprême Conseil de France, soit 46 loges le long de la côte méditerranéenne.
45 En somme, depuis 1868 jusqu’à la fin du siècle, les loges espagnoles en Méditerranée sont au nombre de 408, soit presque un quart de toutes celles qui sont établies en Espagne. Il faut cependant noter que l’on compte un total de 1750 loges entre 1868 et 1899 ; il y en avait probablement moins, certaines d’entre elles ayant été comptabilisées plusieurs fois du fait de leur passage d’une obédience à l’autre. D’ailleurs, plusieurs de ces loges n’ont eu qu’une vie éphémère, quasiment “anecdotique” ; l’importance et l’influence de la Franc-maçonnerie ne peuvent donc être seulement évaluées d’après le nombre de loges ; d’autres facteurs -sociaux, politiques, structurels, voire purement circonstanciels- sont à prendre en compte et demandent des études plus détaillées de chaque loge, de chaque ville et de chaque région, quel qu’ait été, à un moment donné, le nombre de loges.
46 Dans leur répartition par obédiences, pendant la seconde moitié du xixe siècle, les loges espagnoles, en métropole, sont situées de manière très définie ; elles abondent surtout dans les régions méditerranéennes : Andalousie, Levant (Valence, Alicante et Murcia), Catalogne (ville de Barcelone et province de Gérone) et Baléares.30 Il s’agit donc de l’Espagne périphérique, industrialisée et portuaire, plus marquée par un esprit républicain libre-penseur et socialiste que l’“autre” Espagne, celle de l’intérieur, plus agraire et conservatrice.31
47 Dans la composition socioprofessionnelle de cette franc-maçonnerie méditerranéenne au xixe siècle, les classes moyennes prédominent, de la petite bourgeoisie ou “mésocratie”, frôlant parfois les classes inférieures, aux employés, fonctionnaires, commerçants, industriels, membres des professions libérales, militaires, marins, artisans...
48 En ce qui concerne l’idéologie, la plupart de ces francs-maçons se caractérisent par un anticléricalisme prononcé, un républicanisme politique défenseur de la liberté et des droits de l’homme, un laïcisme à outrance surtout dans l’éducation, une tendance à la libre-pensée dans certains domaines, un intérêt pour les questions sociales, pour la présence des femmes dans les loges masculines, pour les affaires coloniales et nord-africaines et, plus généralement, un souci de tolérance, de fraternité et de liberté comme bases de la coexistence, de la civilisation et de la dignité humaine.
49 D’un point de vue plus “pratique”, il faut bien reconnaître chez certains leaders francs-maçons un désir de se mettre sans cesse en vedette, ce qui a largement contribué à la présence simultanée de multiples obédiences “fraternellement” rivales. L’échec rapide de la plupart des expériences faites dans le domaine de l’éducation est assez révélateur. Quant au radicalisme de la presse maçonnique, intolérante à souhait dans ses expressions et ses contenus, elle ne cède en rien à la presse catholique de l’époque dans ses manipulations de la vérité et ses attaques contre la Franc-maçonnerie. À titre d’exemple, il suffit de mentionner trois de ces journaux maçonniques : La Antorcha Valentina (de Valence), La Humanidad (d’Alicante) et La Razón (de Castellón). Les différences d’opinion entre philosophisme et symbolisme, surtout en matière de politique et de religion, sont permanentes et, semble-t-il, irréconciliables. En tout cas, tant les apologistes que les détracteurs de la franc-maçonnerie ont élevé à la catégorie de mythe une association qui, de fait, était beaucoup moins importante.
1900-1923
50 L’indépendance des Philippines en 1896, puis celle de Cuba en 1898, eurent de fâcheuses conséquences pour la franc-maçonnerie espagnole, accusée d’être à l’origine de la crise coloniale de cette fin de siècle. Aussi, ses travaux seront-ils interrompus le 21 août 1896, lorsque le gouverneur de Madrid, accompagné des forces de l’ordre, saisit les archives du Grand Orient Espagnol - l’obédience alors la plus nombreuse - et celles de l’Association Hispano-Philippine, étroitement liée au Grand Orient. Plusieurs responsables de la franc-maçonnerie sont arrêtés et conduits devant les tribunaux. Le dernier numéro (n°114, du 20 septembre 1896) du Boletín Oficial del Gran Oriente Español rend minutieusement compte de ces événements. Peu après, la franc-maçonnerie espagnole, dans ses différents courants, se dissolvait elle-même pour éviter le pire. Le Grand Orient Espagnol ne renaîtra officiellement qu’en 1900, à l’occasion du Congrès Maçonnique International de Paris (31 août - 2 septembre).
51 De 1901 à 1923, année d’une réorganisation autonome et fédérale du Grand Orient Espagnol, celui-ci accueille 187 loges ; ce nombre est nettement inférieur à celui des 248 loges fondées dans la dernière décennie du xixe siècle.
52 Dix de ces nouvelles loges sont établies en Catalogne (dont 8 à Barcelone), 3 dans la région de Valence et 4 sur le littoral méditerranéen de l’Andalousie. Curieusement, la plupart des loges affiliées au Grand Orient Espagnol pendant cette période sont à l’étranger : 19 en Argentine, 42 aux États-Unis, 29 aux Philippines (devenues indépendantes), 11 au Maroc (surtout à Tanger et à Casablanca, mais aussi à Marrakech et à Mogador), 20 à Porto Rico et 4 en Turquie (2 à Salonique, 1 à Andrinople et 1 à Constantinople). Ainsi, on compte de l’autre côté de la Méditerranée 4 loges espagnoles ou, pour mieux dire, dépendantes du Grand Orient Espagnol, soit au total 21 loges dans le pourtour méditerranéen.32
53 La Grande Loge Catalano-Baléare (Gran Logia Catalano-Balear), quant à elle, deviendra, au xxe siècle, la Grande Loge Espagnole (Gran Logia Española) ; suite à un accord avec le Grand Orient Espagnol, elle aura la possibilité de s’étendre sur l’ensemble du territoire. De 1900 à 1939, le nombre de ses loges est estimé à 155 : 2 d’entre elles se trouvent aux Iles Baléares (respectivement à Palma de Majorque et à Ibiza), 56 en Catalogne (dont 24 à Barcelone), 5 dans la région de Valence, 6 dans celle de Murcia-Cartagène et 16 en Andalousie méditerranéenne.33
54 La réforme autonomiste du Grand Orient Espagnol fera suite à la Conférence Internationale des Suprêmes Conseils Confédérés Réunis d’août 1922. Lors de cette assemblée, les Suprêmes Conseils des Juridictions Nord et Sud des États-Unis protestèrent contre l’implantation sur leurs territoires d’un nombre excessif de loges relevant du Grand Orient Espagnol ; ces loges dépendaient d’une Grande Loge Régionale des États-Unis directement placée sous l’obédience du Grand Orient Espagnol. Ainsi, le 23 août, celui-ci se vit contraint à publier un décret dissolvant ipso facto cette Grande Loge Régionale ; depuis 1893, elle travaillait sous les auspices de l’Espagne dans les États de Pennsylvanie, de New York et de Californie.34
55 La proclamation de la dictature de Primo de Rivera donne le signal d’une nouvelle série de persécutions officielles de la franc-maçonnerie espagnole ; la situation légale de l’Ordre devient alors extrêmement complexe et difficile ; de nombreux francs-maçons, même parmi les hauts dignitaires, seront plusieurs fois arrêtés et mis en prison.
56 Après sa réforme autonomiste, le Grand Orient Espagnol se réorganise en neuf Grandes Loges Régionales : Centre (ayant son siège à Madrid), Nord-Ouest (Gijón), Levant (Valence), Midi (Séville), Sud-Est (Cartagène), Maroc (Tanger), Hispano-Américaine (San Juan de Porto Rico), Archipel des Philippines (Manille). Les loges établies en Turquie, en Argentine et en République Dominicaine restaient provisoirement sous la juridiction directe du Suprême Conseil du grade 33. On peut constater que quatre des six Grandes Loges péninsulaires avaient leur siège dans la zone méditerranéenne.
57 La Grande Loge Espagnole s’était principalement implantée, elle aussi, dans cette même zone. À l’origine - comme le fait remarquer Pere Sánchez Ferré35 -, La Grande Loge Symbolique Régionale Catalane (fondée en 1886) avait rassemblé des francs-maçons aux idées républicaines ; ils militaient pour la libre-pensée et méprisaient le Rite Écossais Ancien et Accepté en raison de ses tendances monarchistes ; en outre, ce rite était contrôlé par Sagasta et les leaders libéraux. La plupart des fondateurs de la Grande Loge Régionale Catalane avaient été initiés ou étaient inscrits dans des loges du Rite Français (ou Moderne) ; elles travaillaient souvent sous les auspices du Grand Orient Lusitain Uni, qui ne contrôlait pas les activités politiques de ses loges espagnoles.
58 Aux yeux des fédéraux républicains fondateurs de l’obédience catalane, le Rite Moderne était plus démocratique et laïque ; ils avaient d’ailleurs adopté le positivisme scientifique comme philosophie de leur obédience. Dans le domaine politique, ils revendiquaient un “État catalan au sein de la Fédération Ibérique” et avaient fait du catalan leur langue officielle.36
59 La Grande Loge Régionale Catalane était née en défendant l’indépendance du Symbolisme face au Philosophisme (ou grades supérieurs). Autrement dit, ses membres réclamaient une totale liberté d’action politique et refusaient de se soumettre au contrôle des Chapitres, des Chambres Kadosch et des Grands Orients. D’après Litrán (fédéral, franc-maçon et libre-penseur), la franc-maçonnerie n’était utile que si elle pouvait contribuer à “démonarchiser le ciel” pour “républicaniser la terre”. En définitive, les principes politiques de la Grande Loge Catalano-Baléare, devenue par la suite la Grande Loge Espagnole, reposaient sur ces trois piliers : républicanisme, anticléricalisme et libre-pensée.
60 Lors de l’Assemblée de la Grande Loge Espagnole en mai 1925, il fut décidé, entre autres, de défendre les principes démocratiques et laïques, de séculariser la société, de rétablir la présence obligatoire du jury pour toutes les causes et d’abolir la peine de mort.37
61 Quant aux loges séfarades de Turquie, qui relevaient du Grand Orient Espagnol, elles furent constituées dans l’une des périodes les plus critiques de l’Empire Ottoman : celle de la dernière année du gouvernement despotique d’Abdül-Hamid II et de la révolution des Jeunes Turcs (1908-1909). La vie des loges espagnoles en Turquie est donc étroitement liée à ces événements. Selon le professeur Eduardo Enríquez del Àrbol,38 les francs-maçons séfarades de Salonique se considéraient comme le ferment de la révolution libérale et constitutionnelle ; beaucoup étaient directement impliqués dans les événements politiques de l’Empire Ottoman du fait de leur appartenance au Comité “Union et Progrès” ou au groupe des Jeunes Turcs. Certains d’entre eux occuperont des postes importants dans le Gouvernement turc et au Parlement après la déposition du sultan Abdül-Hamid, en avril 1909. Les francs-maçons séfarades rejoindront aussi la “Ligue de l’Entente et de la Paix” ; ils se montreront partisans de l’égalité de la femme et de l’abolition de la peine de mort et tenteront de fonder dans l’Empire Ottoman une organisation semblable à la “Croix-Rouge” des pays occidentaux. La guerre italo-turque et les guerres balkaniques de 1912 et de 1913 empêcheront le développement de cette franc-maçonnerie. Salonique sera réintégrée à la Grèce ; mais la loge Perseverancia, implantée dans cette ville, maintiendra jusqu’en 1927 ses liens avec l’Espagne.
1923-1939
62 D’après les registres du Grand Orient Espagnol pour la période 1924-1936, c’est-à-dire jusqu’au début de la guerre civile qui mettra fin à l’existence de la franc-maçonnerie en Espagne, la Régionale du Nord-Est (Catalogne) comptait alors - abstraction faite des triangles - 33 loges ; la Régionale du Levant (Castellón, Valence, Alicante et Baléares), 13 ; la Régionale du Sud-Est (notamment Murcia et Cartagène), 8 ; et la Régionale du Midi, dans la zone méditerranéenne, au moins 24 dont 1 à Melilla, 2 à Ceuta et 2 à Gibraltar. Quant à la Grande Loge Régionale du Maroc, présente également à Fez, à Tanger et à Casablanca, elle avait 5 loges sur la côte méditerranéenne (3 à Tétouan, 1 à Alhucemas et 1 à Nador). Enfin, trois autres loges relevant du Grand Conseil Fédéral Symbolique se trouvaient respectivement à Salonique (Grèce), à Murcia et à Ceuta.
63 Si nous ajoutons à ces listes celles de la Grande Loge Espagnole, déjà mentionnées, nous avons dans ce premier tiers du xxe siècle, après la crise de la fin du xixe et les difficultés ultérieures sous la dictature de Primo de Rivera, un total de 86 loges méditerranéennes ; situation très éloignée de celle qui existait au premier tiers du siècle précédent, avec 406 loges. Tout compte fait, de 1869 à 1939, la présence de l’Ordre en Méditerranée, avec près de 492 loges, restait fort importante.
64 En ce qui concerne l’idéologie de ces loges dans la période mentionnée du xxe siècle, c’est-à-dire jusqu’au putsch du général Franco, elle se radicalisera de plus en plus au fil des années, aussi bien dans la Grande Loge Espagnole que dans le Grand Orient Espagnol.
65 Dans la Grande Loge Espagnole, les courants politiques majoritaires allaient de l’Esquerra Republicana de Catalunya (“Gauche Républicaine de Catalogne”) et des séparatistes de l’Estat Català (“État Catalan”) aux socialistes, voire aux communistes et aux anarchistes. Certaines de ses loges, notamment Adelante et Ruiz Zorrilla, de Barcelone, se distinguèrent par des initiatives unilatérales comme la diffusion des déclarations de principes adressées au Cortès Constituantes pour que leurs postulats deviennent des lois. Dans cette obédience, contrairement aux autres où cette pratique était interdite, les loges avaient l’habitude de s’adresser de leur propre chef aux hommes politiques et aux gouvernements nationaux, locaux ou régionaux pour leur proposer des réformes ou des lignes d’action. De temps en temps, ces frères trop politisés étaient rappelés à l’ordre, mais c’était peine perdue. Toutefois, malgré les déclarations tonitruantes de la Grande Loge Espagnole et de ses ateliers, ce sera le Grand Orient Espagnol qui aura le plus d’influence sur la politique de la iie République. Il réussira, entre autres, à placer six francs-maçons comme ministres dans le premier Gouvernement provisoire de 1931 ; un an plus tard, ils seront sept et, dans les années suivantes, dix autres s’ajouteront à la liste. Par ailleurs, l’importance du travail des francs-maçons dans la rédaction de la Constitution ne fait pas de doute, compte tenu de la présence dans la Commission Parlementaire Constitutionnelle de neuf d’entre eux, y compris son président, Luis Jiménez de Asúa, son vice-président et deux secrétaires.39 Un autre fait est révélateur de cette influence : en 1931, le Parlement espagnol comptait jusqu’à 150 francs-maçons parmi les députés, alors que l’Ordre avait à cette époque moins de 5000 membres.
66 En 1936, le Front Populaire, soutenu dès le début par la Grande Loge Espagnole et le Grand Orient Espagnol, remporte une victoire retentissante aux élections ; mais tout finira brusquement avec le pronunciamiento du général Franco. Persécutée et anéantie par le nouveau régime,40 la Franc-maçonnerie espagnole ne renaîtra de ses cendres qu’en 1975, après la mort du dictateur.
1939-2005
67 En 1938, pendant la guerre civile, on établit à Marseille, sous la juridiction du Grand Orient de France, une loge espagnole nommée Esperanza ; elle sera réorganisée en 1947. D’autres loges de langue espagnole seront fondées dans les régions méditerranéennes après la victoire de Franco : en France, Exilio, (à Montpellier), relevant de la Grande Loge de France ; República Española (à Perpignan) ; et Unión (à Marseille) ; au Maghreb : Fénix, Continuidad, Ulises (toutes trois à Oran) et Hispano (à Alger).41
68 En 1976, après le retour du Grand Orient Espagnol de son exil mexicain et sa division en deux obédiences (Grand Orient Espagnol et Grand Orient Espagnol Uni), des loges furent établies dans toute l’Espagne, spécialement dans les régions méditerranéennes : Baléares (Palma de Majorque), Catalogne (Barcelone et Gérone), Levant (Castellón, Valence, Alicante, Elche), Andalousie (Málaga et sa province). Une nouvelle division, celle du Grand Orient Espagnol Uni, donnera naissance à la Grande Loge Symbolique Espagnole. Aujourd’hui, cette obédience, devenue mixte et ayant une femme pour Grand Maître, compte “en théorie” 62 loges dont 28 se trouvent dans la zone méditerranéenne ; l’une d’elles est à Perpignan. Pratiquement, environ la moitié sont actives.
69 Parallèlement, on créait, en France, le district dit “de Catalogne”, intégré dans la province d’Occitanie de la Grande Loge Nationale Française de Neuilly ; dans une perspective “napoléonienne” de la division territoriale, la Catalogne fut incorporée de manière unilatérale à la juridiction maçonnique de Toulouse, au mépris de la territorialité maçonnique espagnole. Telle est l’origine de celle que l’on appellera plus tard la Grande Loge d’Espagne, fondée en 1982 et reconnue par l’Angleterre en 1987. Cette obédience est aujourd’hui la plus développée et la mieux implantée en Espagne, malgré les crises et les scissions qu’elle a à son tour connues. Sur ses 135 loges enregistrées (beaucoup moins sont actuellement actives), 61 se trouvent sur le littoral méditerranéen.
70 Pour compléter ce panorama de la Franc-maçonnerie dans le bassin méditerranéen, il faut encore ajouter le Derecho Humano, la Grande Loge Féminine Espagnole (nouvellement créée) ; certaines autres relèvent directement du Grand Orient de France ou de la Grande Loge de France ou sont indépendantes ; d’autres font partie du Grand Orient et de la Grande Loge de Catalogne (obédiences minoritaires) ; enfin, il existe tel ou tel groupuscule comme la Grande Loge Fédérée de Catalogne ou la Grande Loge Opérative Latine et Américaine.
71 La Franc-maçonnerie espagnole d’aujourd’hui reste dans le sillage de celle des xixe et xxe siècles pour ce qui est du nombre de loges établies sur le littoral méditerranéen, dans des zones portuaires plutôt libérales, industrialisées, ouvertes à la tradition républicaine et au nationalisme... Mais elle a pris une nouvelle dimension en raison d’un phénomène tout récent : la présence de nombreux retraités étrangers (notamment anglais, allemands, hollandais, français et danois) qui ont leur résidence aux Baléares, sur la Costa del Azahar, la Costa del Sol, etc. Les loges, avec ces nouveaux francs-maçons, se sont donc diversifiées, non seulement par la langue utilisée pendant leurs travaux (selon la nationalité de leurs membres), mais aussi par le rite adopté (Écossais Ancien et Accepté, Émulation, Rectifié, Suédois, Schroeder, Hollandais, York).
72 L’impact social et politique de ce phénomène est beaucoup moins visible, ce qui n’a pas empêché la droite antimaçonnique traditionnelle de mener, dans certains médias, une violente campagne contre ces loges. Leurs membres ont donc commencé à réagir ; ils sont de plus en plus présents à des manifestations culturelles, conférences, etc., allant jusqu’à organiser eux-mêmes des journées “portes ouvertes” (par exemple, à Barcelone) ; ils permettent ainsi au public de visiter leurs temples et leurs sièges maçonniques. Il faut aussi noter la célébration à Barcelone, en 1996, des premières obsèques catholiques d’un Grand Maître, Don Luis Salat y Gusils, dans la basilique de Nuestra Señora del Mar ; ou encore la réunion, à Madrid, de la Ve Conférence Mondiale des Grandes Loges, avec la présence de 500 représentants de ces obédiences et de 85 Grands Maîtres venus des quatre coins de la planète. Tous ces événements ont bénéficié d’une large couverture médiatique.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
José A. Ferrer Benimelli, « La Franc-maçonnerie espagnole en Méditerranée (XVIIIe-XXIe siècles) », Cahiers de la Méditerranée, vol. 72, La Franc-Maçonnerie en Méditerranée (XVIIIe - XXe siècle), 2006, [En ligne], mis en ligne le 17 septembre 2007. URL : http://cdlm.revues.org/document1158.html. Consulté le 02 juin 2008.
Auteur
José A. Ferrer Benimelli
Université de Saragosse