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Les grèves de juin 1936 au Maroc (N° 171)

Albert Ayache
 
 

En juin 1936, le Maroc (1 ) connut des mouvements ouvriers de quelque ampleur. Ils se produisirent là où, par la suite du développement industriel, des concentrations ouvrières se trouvaient réalisées, dans les mines de phosphates de Khouribga et de Louis-Gentil, et à Casablanca, déjà capitale économique du pays.

Ces événements peuvent apparaître comme un pâle reflet de ceux qui, dans le même temps, agitaient la France et le reste de l'Afrique du Nord. Mais replacés dans l'histoire naissante du mouvement ouvrier au Maroc, leur importance se révèle considérable. Des revendications depuis longtemps exprimées furent enfin satisfaites. Pour la première fois des travailleurs marocains, hier encore des ruraux, se livraient, entraînés par l'exemple de leurs compagnons français, à des cessations concertées de travail.

I. La situation en 1936

La crise économique. - La crise mondiale avait rapidement ébranlé l'économie traditionnelle des Marocains: paysans appauvris par l'effondrement des prix des céréales fondamentales, blé, orge, mais (2), tandis que de mauvaises récoltes (3) compromettaient l'équilibre alimentaire; artisans ruinés par la fermeture de débouchés extérieurs traditionnels, Egypte, Algérie et Sénégal; et par la concurrence sur le marché national de produits étrangers; petits boutiquiers partageant la misérable condition de leurs clients de la campagne et de la ville.

L'économie "coloniale" fut alors inégalement touchée. La colonisation rurale, inconsidérément endettée, fut surprise par la chute des prix agricoles, surtout ceux du blé tendre (4). En 1935, sa dette hypothécaire avait été évaluée à 450 millions de francs (5), soit à peu près 26 milliards de francs actuels. Elle exigeait l'intervention du Protectorat pour la sauver du naufrage.

Essentiellement exportatrice, par là étroitement tributaire du marché mondial, l'industrie minière fut touchée dès 1931, année où l'exportation des phosphates, élément important de l'équilibre financier du Protectorat, diminua brutalement de moitié sur l'année précédente: 1930, 1.700.000 tonnes; 1931, 900.000 tonnes. Dans de nombreuses mines l'exploitation fut arrêtée. Une reprise, très lente, se dessina après 1934.

Par contre les injections de capitaux que constituaient les dépenses militaires pour l'achèvement de la "pacification" et les emprunts émis sur le marché français pour l'exécution de grands travaux (391 millions de francs en 1931, 1 milliard en 1932, 400 millions en 1933, 350 millions en 1934 (6) amortirent dans d'autres secteurs les effets de la crise. La construction des ports, des barrages, des routes, des voies ferrées et des gares, des centrales thermiques ou hydrauliques, des bâtiments administratifs avait pu continuer, de même l'édification de villas et d'immeubles dans les quartiers européens des agglomérations. Mais la pacification prit fin en 1934; les programmes étaient en voie d'achèvement et les sommes dépensées en 1936 furent, en valeur nominale, près de quatre fois inférieures à celles de 1931. Les chantiers, dans les campagnes et les villes, fermaient. La valeur totale des constructions, de 583 millions de francs en 1930, ne dépassait pas 108 millions en 1936. Toutes les activités annexes étaient, à leur tour, affectées par ce ralentissement: commerce des bois, des fers, du ciment (7), fabrication des matériaux de construction et des charpentes métalliques, entreprises de plomberie, de décoration et de peinture, de menuiserie et d'ameublement. Sur 242 faillites et liquidations judiciaires en 1935, 23 entrepreneurs de travaux publics, 11 plombiers, 14 entreprises de menuiserie et d'ameublement représentent près de 20% du total.

Les chiffres du commerce extérieur, ceux du compte d'opération permettent de saisir l'ampleur de cette crise généralisée. La valeur globale du commerce extérieur marocain-3.800 millions en 1929- diminuait chaque année pour atteindre son point le plus bas en 1936 avec 1.931.986.000 francs. Le déficit du compte d'opération était le plus grave que le Maroc ait connu jusque- là.

Chômage et bidonvilles. - Les répercussions sociales furent d'une extrême gravité. A partir de 1930, les ruraux affluèrent sur les chantiers de travaux publics ou dans les centres urbains, créèrent les bidonvilles, ces bourgs de baraques, huttes de chaume et tentes, où ils s'entassaient dans des conditions de promiscuité et d'hygiène effrayantes. La bourgade de Kénitra-Port Lyautey vit sa population marocaine passer de 500 personnes en 1912 à 15.334 en 1936. A Rabat, les douars Doum et Debagh abritaient plus d'un cinquième de la population musulmane de la ville. A Casablanca, sur 180.000 Marocains, près de la moitié, 70.000 à 80.000, vivaient dans ces agglomérations dont les plus importantes étaient déjà Ben Msik et les Carrières Centrales.

En 1935, les arrivées de ruraux avaient cessé; un reflux aurait été possible vers les tribus d'origine si les émigrants avaient disposé de l argent nécessaire. Mais ils atteignaient ce degré de misère que la précieuse enquête de MM. Baron, Hulot et Paye "sur la condition économique et les niveaux de vie des travailleurs indigènes au douar Doum" (8) permet d'évoquer. En dehors d'une centaine d'épiciers, de bouchers, de porteurs d'eau, de marchands d'oeufs et de poules, d'artisans et d'une dizaine d'employés d'administration, la population du douar Doum (9) était constituée, dans sa grande majorité, de manoeuvres travaillant sur les chantiers. Leur emploi est irrégulier, leurs enfants sont porteurs au marché, vendeurs de journaux, les femmes cherchent du travail dans les familles européennes pour faire le ménage ou des lessives. "Il est pénible, écrivent les auteurs, de constater l'énorme proportion de chômeurs que renferme le douar Doum. D'après les renseignements recueillis, il semblerait qu'un quart ou un tiers de la population seulement pourrait compter sur des gains réguliers. Le reste travaille un jour ou deux par semaine. Quelques uns tâchent de se procurer un peu d'argent en débitant des branches dont on fait des petits fagots. Un grand nombre d'enfants, même de femmes, vont mendier à la ville européenne".

Pour les auteurs, la population du douar "vit en moyenne sur une base qui ne dépasse pas 3 francs par jours et par famille (10). Or les loyers sont excessifs (9 à 20 francs par mois), les denrées plus chères qu'en Médina à cause du transport. Dans l'ensemble la population, vêtue de haillons, est gravement sous-alimentée (11).

Pour tous les travailleurs, la durée de la journée de travail est de dix heures au minimum. Le chômage partiel est la règle générale, le chômage complet frappant plus sévèrement les Marocains que les Européens. Enfin, tous les salaires n'ont cessé de baisser depuis 1931: 25/30 francs contre 45/60 francs; la rémunération du manoeuvre aurait au moins diminué trois fois: 3 francs contre 7/12 francs. Dans le même temps, l'indice officiel du coût de la vie à Casablanca est passé de 490 à 340 (indice 100 en 1914), ne baissant que de 30,6%, révélant ainsi l'étendue respective de l'appauvrissement des salariés européens et marocains.

Avec le chômage, d'autres maux surgissent. L'usage généralisé des amendes dépouillait souvent les Marocains d'une partie (quand ce n'était pas de la totalité) de leurs gains; l'absence de carte du travail favorisait les contestations patronales; des travailleurs étaient contraints de se pourvoir en vivres dans les économats et cantines des entreprises. Le Maroc Socialiste publiait dans son numéro du 16 février 1935, le "tableau des amendes infligées aux indigènes par le directeur de l'OCP". Pour une infraction, le tarif le plus communément appliqué est de 5 francs, "somme considérable, lorsque l'on sait que les ouvriers travaillaient à la tâche et que leur salaire est de 0 F 50 par berline d'environ 1 tonne". Le Petit Casablancais, hebdomadaire violemment hostile aux grévistes, constatait cependant: "Il est certain que ces grèves ont révélé des faits scandaleux. Beaucoup d'ouvriers, surtout des indigènes, étaient trop mal payés. Deux causes principales: la possibilité de sous-traiter, les amendes. Celles-ci tout à fait illégales. . ., réduisant parfois de moitié le salaire du malheureux. C'est la façon la plus courante pour le sous-traitant d'exécuter les travaux qu'il a entrepris à bas prix".

Dans sa réunion du 2 juin, la Chambre Syndicale des Entreprises françaises du Maroc, dont les adhérents souffraient de la concurrence des sous-traitants et réclamaient des réformes dans les modalités d'adjudication, dénonçait ces abus et les prix trop bas offerts parles administrations du Protectorat pour l'exécution des travaux publics, "prix qui ne peuvent être acceptés qu'en comprimant le coût déjà extrêmement réduit de la main-d'oeuvre"; la Chambre Syndicale ajoutait: "La théorie de l'offre et de la demande a vécu, si elle doit avoir pour résultat final la misère des ouvriers inorganisés et impuissants à se défendre. Nous avons discuté avec le Service du Travail et de la Prévoyance sociale, un dahir imposant à tous les travailleurs de l'entreprise un minimum de salaire. Pourquoi faut-il des mois pour le faire sortir des cartons, alors que les textes ont été préparés 7. . . Nous avons accepté également la carte de travail pour éviter les abus répétés des employeurs à l~égard surtout des indigènes qu'ils frustrent de salaires dérisoires. Où en sommes-nous ?. . . ( 12 )"

Revendications sociales. Essais d'organisation syndicale.-En fait, les travailleurs, européens et marocains, n'avaient pas les moyens de discuter avec leurs employeurs, les syndicats n'étaient pas autorisés. Des "amicales", des "associations" professionnelles" avaient bien été constituées entre Européens, après autorisation résidentielle", dans les secteurs public et privé. Leurs représentants n'étaient pas reconnus par les chefs d'entreprises, sauf quelques directions de Protectorat. Puis en 1929, une Union départementale de la C.G.T. avait été fondée. Différentes associations déjà autorisées s'y affilièrent. Fixée à Casablanca, animée par des instituteurs et quelques fonctionnaires, tolérée par les autorités résidentielles, elle eut des contacts avec les services officiels, notamment le Service du Travail et de la Prévoyance sociale.

Parmi les revendications renouvelées au cours de ses congrès annuels figuraient la reconnaissance du droit syndical, la lutte contre le chômage, l'attribution de secours, le contrôle de l'immigration, l'application de la loi de huit heures qui aurait permis d'élargir le marché du travail. Elle réclamait aussi des mesures législatives pour fixer le salaire minimum, les modalités de paiement des salaires, I'attribution d'une carte de travail, la suppression du système des amendes.

Les revendications d'ordre général élaborées par l'Union départementale étaient souvent présentées devant les autorités du Protectorat et l'opinion publique au cours des sessions du Conseil du gouvernement par des délégués du IIIème Collège. Les discussions étaient violentes; lors de la séance du 27 juin 1934, les délégués socialistes quittèrent l'assemblée avec éclat, puis envoyèrent au Résident Général, M. Ponsot, une protestation où ils "constatent la carence du Gouvernement qui a promis formellement depuis l 927 et spécialement en l 932, I'application au Maroc de la loi de huit heures et celle du salaire minimum qui en découle.. . Ils estiment que l'étude a suffisamment duré et protestent énergiquement contre le renvoi systématique de cette amélioration sociale de nature à réduire le chômage. . .". En conclusion, "ils refusent leur collaboration momentanée et l 'autorité morale qu' ils tiennent de le mandats à ce gouvernement".

Rédigée quatre mois après, le 27 novembre l 934, la réponse du Résident annonçait de "nouvelles consultations" en ce qui concerne la loi de huit heure et I 'examen par le Conseil Supérieur du Travail de quatre projets de dahir "pour garantir les salaires des travailleurs". . .

La dépression économique, le marasme des affaires, le chômage avivait les colères. M. Ponsot, pris à partie par les colons et les délégués du IIIème Collège qui, ensemble, demandaient l'accroissement des pouvoirs du Conseil du gouvernement, fut rappelé et remplacé par M. Peyrouton, Résident général à Tunis (21 mars 1936).

Tension politique.-Ces colères s'aggravaient de passions politiques qui opposaient, comme en France, droite et gauche, Croix de Feu et Front Populaire ( 13 ). L'opposition marocaine urbaine, conduite par de jeunes intellectuels groupés dans le Comité d'Action Marocaine et qui s'était affirmé avec vigueur après la promulgation du dahir Berbère, se manifestait uniquement sur le plan des idées.

La tension grandit avec l'arrivée de M. Peyrouton à Casablanca le 5 mai1936. Accueilli avec faveur par les milieux grands colons qui savaient avec quelle vigueur en Tunisie il avait frappé le Destour, parti nationaliste tunisien et les Français libéraux, partisans de réformes, le nouveau Résident général se heurta à l'hostilité des organisations du Front Populaire qui réclamèrent son départ immédiat (14).

La victoire électorale du Front Populaire en France, en avril l 936, l'ampleur des grèves, la formation du ministère Blum le 5 juin, les accords Matignon le 7 juin entre les représentants du Patronat et de la CGT, déterminèrent au Maroc les travailleurs du secteur privé et les mineurs à agir pour obtenir une partie au moins des avantages obtenus par la classe ouvrière française. Il connaissaient par ailleurs l'hostilité résolue du nouveau Résident à la reconnaissance du droit syndical (15).

De plus, pour éviter l'opposition ouverte, redoutée, des membres du IIIème Collège à propos des questions économiques et sociales, le Résident décida de borner les séances du Conseil du gouvernement aux seules discussions budgétaires et, par l'arrêté du 5 juin, créa le Comité permanent de Défense économique, chargé de l'établissement "d'un programme de sauvetage". Outre les représentants de l'administration, des Chambres françaises d'agriculture, du commerce et de l'industrie, de délégués du même Collège, ce Comité comprenait les représentants directs des sociétés minières, des chemins de fer, des compagnies de navigation, des banques. Quatre membres marocains étaient désignés par le Commissaire Résident général. Il n'était pas prévu de représentation ouvrière. Cependant le Comité avait dans ses attributions l'étude des problèmes relatifs à la vie économique et à la main-d'oeuvre (art. 4).

II.-Les gréves

Le l l juin, le mouvement commençait à Casablanca dans l'usine de la Compagnie Sucrière Marocaine (COSUMA) et dans l'entreprise de peinture Cueilleron. Le 12, des grèves éclataient à Khouribga, le 13 à Louis-Gentil. Les autorités intervinrent rapidement: le 13 au soir, les conflits étaient réglés aux "Phosphates" et à la "Sucrière". Néanmoins l'agitation déclenchée s'étendit dans Casablanca où elle dura jusqu'au 6 juillet. Dans le reste du pays, les seules villes touchées furent Fès, entre le 16 et le 23 juin, et Rabat où une dizaine d'ouvriers débrayaient le 18 juin.

Compagnie Sucrière et Phosphates (11-13 juin 1936).-La Compagnie Sucrière Marocaine, avec ses 750 ouvriers et employés, constituait l'usine-pilote de la jeune industrie coloniale. La décision des travailleurs de constituer un syndicat sous l'apparence d une Association professionnelle, seule forme d'organisation ouvrière tolérée par la Résidence, l'hostilité de la Direction qui redoutait l'admission des Marocains, le licenciement de deux ouvriers considérés comme animateurs, furent à l'origine du conflit. Le 9 juin, le bureau provisoire de l'Association professionnelle était constitué, un cahier de revendications rédigé et présenté le 10. La Direction refusait de le discuter, contestait aux délégués le droit de représenter les travailleurs de l'usine. Dans la nuit du 10, à la Bourse du Travail, en présence du secrétaire général de l'Union départementale, une grève avec occupation des locaux fut décidée. Elle devint effective le jeudi 11, à 6 heures du matin, au moment de la relève des équipes de nuit; tous ensemble, les 600 ouvriers marocains et européens restèrent dans l'usine. Le Comité de grève, apprenant que les autorités régionales avaient décidé de faire évacuer l'usine, demanda aux ouvriers marocains de ne pas rester et fit connaître qu'en cas d'intervention militaire ou policière, il ne répondait plus du matériel.

Le samedi 13, le Résident générait vint à Casablanca pour arbitrer le conflit; il n'admit pas la présence dans la délégation ouvrière du secrétaire de l'U.D.; il demanda par téléphone au Cabinet du président Blum l'autorisation de l'expulser, ce qui lui fut refusé. L'arbitrage aboutit à l'établissement d'un accord signé par les parties: Direction de la COSUMA, Association Professionnelle, et "contresignée, pour authentification et mise à exécution par le Résident général"(16).

Convention d'importance: en échange du "respect de la propriété par l'Association Professionnelle" (art. 1), la COSUMA reconnaissait le droit de grève, les délégués ouvriers (art. 2), acceptait le paiement des journées de grève, I'augmentation générale des salaires et du taux des heures supplémentaires, celle des allocations familiales "pour le personnel européen seulement" (art. 11), le droit à quinze jours de congés payés après un an de présence (art. 7). Les articles 8 à 13 sur les salaires méritent d'être analysés de près. Une distinction y est faite entre les salaires européens auxquels se rapportent les articles 8 à 12, et les salaires des ouvriers indigènes (art. 13). Le salaire minimum de l'ouvrier européen non spécialisé est porté à 5 francs l'heure, celui de l'ouvrier spécialisé à 6 francs, soit un salaire journalier de 40 à 48 francs. Pour les ouvriers indigènes, le salaire quotidien de base est de 9 francs. pour les professionnels il s'élève à 20 francs: l'augmentation est de 35% contre 20% pour les Européens.

L'intervention du Résident Général fut dictée sans doute par le souci de mettre rapidement fin à une grève inquiétante puisqu'elle entraînait les Marocains avec les Européens, et contagieuse puisque le vendredi 12 juin les mineurs de Khouribga cessaient le travail. Après le rejet d'un cahier de revendication présenté à la Direction, les ouvriers des Phosphates commençaient leur action à 21h30 par "I'occupation de la Centrale électrique, point stratégique qui commandait tout le centre, puis le garage, les ateliers et le dépôt" (17). Le lendemain, cernés par des forces de police et des unités de la Légion étrangère ils évacuèrent les locaux sur les conseils des représentants de l'Union des Syndicats arrivés dans la matinée. Dans l'après-midi du samedi, les travailleurs de louis-Gentil se joignaient au mouvements qui prenait fin dans les deux centres sur l'assurance que la Résidence acceptait de discuter le cahier de revendications dont les points essentiels étaient la reconnaissance de l'Association Professionnelle, I'établissement d'un statut du personnel et la loi de huit heures. Ces grèves des Phosphates (12-13 juin), brèves, avaient été suivies à louis-Gentil par l'unanimité du personnel européen et marocain, à Khouribga par tous les travailleurs marocains et une partie des Européens, au total 4.000 travailleurs.

Le mouvement de Casablanca.-Donc, ce samedi 13 au soir les grèves dans les entreprises les plus importantes du Protectorat avaient pris fin. Mais I'exemple de la Sucrière et des Phosphates allait être suivi. Le mouvement commencé dans le secteur privé à Casablanca le 11 juin, s'étendait le 12 et le 13 et se généralisait le lundi 15 et le mardi 16 dans les entreprises de peinture, les constructions métalliques, les chantiers du bâtiment (au nombre de 70), I'ameublement, la petite métallurgie, les ateliers de réparation des compagnies de transport. "tout le monde se mit en grève et les cahiers de revendication ne furent établis qu'après. On demandait l'application des huit heures, le relèvement des salaires, la fixation d'un salaire minimum, la reconnaissance du droit syndical, etc., ainsi que les différents avantages particuliers à chaque profession (suppression du travail à la tache, indemnité de panier dans le bâtiment, etc.)(18)".

La grève dans les services du nettoiement de Casablanca où ne travaillaient que des Marocains, fut immédiatement brisée. Des "mesures spéciales" furent prises (19). Le chef des services municipaux procéda au licenciement des 240 balayeurs et fit comparaître les 17 chefs d'équipe devant le tribunal du Pacha qui leur infligea des peines de trois à six mois de prison (20).

Les 18 et 19 juin, le mouvement avait atteint son point culminant. Casablanca comptait environ 2.000 grévistes: 2.118 dont 672 Européens, et 1.446 Marocains, d'après les "fiches de ravitaillement" du Comité de grève de l'Union départementale; 1.853 selon les indications de L'Afrique Française (21). A quoi s'ajoutaient le personnel des autobus, les chauffeurs de taxi, les manoeuvres employés au déchargement des wagons à Fès et une dizaine d'ouvriers à la Générale Automobile de Rabat. Les chantiers, ateliers, bureaux et usines étaient occupés par les grévistes. La solidarité fut organisée par les familles, les commerçants du quartiers, mais le rôle déterminant fut joué par l'Union départementale, aidée du Secours rouge, qui collectèrent de l'argent et des vivres, ravitaillèrent les entreprises, renouvelèrent l'approvisionnement. Tout se déroula dans le calme, aucun incident ne fut signalé, bien que les autorités aient résolu d'obliger les Marocains à l'évacuation des lieux de travail.

Les dahirs du 18 juin 1936.-Sous cette pression, la Résidence tira de ses cartons les projets depuis si longtemps discutés et publia dans le Bulletin Officiel du Maroc du 19 juin 1936 trois dahirs datés du 18 juin, qui traitaient de la durée de la journée de travail, du salaire minimum, du mode de paiement des salaires, ainsi que des amendes et des économats.

Ainsi était établi au Maroc, pour tout ouvrier, de l'un ou l'autre sexe et de tout âge, le principe de la journée de huit heures, tel qu'il a été fixé en France par la loi du 23 avril 1919. Des arrêtés viziriels, pris après avis des commissions tripartites (administration, patronat, salariés) devaient déterminer dans chaque profession modalités et délais d'application; la diminution des heures de travail ne pouvait en aucun cas entraîner la réduction des salaires. "Le salaire minimum des ouvriers et employés de l'un et l'autre sexe ne pouvait être inférieur à 4 francs par journée de travail". Le paiement des salaires était réglementé conformément aux dispositions du Code du Travail français. Il devait être effectué en monnaie légale, en dehors des jours de repos légaux et aux moins deux fois par mois. Obligation était faite aux employeurs de délivrer aux ouvriers et employés, au moment de l'embauche, une carte de travail. Les amendes étaient interdites, sauf pour infraction à la discipline et aux règles de sécurité; leur taux maximum ne pouvait dépasser un quart du salaire journalier. Sauf autorisation de l'administration, l 'entreprise ne pouvait avoir d'économat où les salariés se fourniraient.

Ces dispositions qui répondaient aux voeux présentés depuis de longues années par les organisations ouvrières, n'apportaient aucune satisfaction immédiate aux grévistes. Le dahir sur la journée de huit heures était en fait la déclaration d'intention. D'autre part, le salaire minimum de 4 francs n'intéressait que les manoeuvres terrassiers marocains, tous les autres ouvriers recevant des salaires supérieurs.

La fin des grèves.-Le mouvement de grève ne s'apaisa donc pas fallut de longues et difficiles négociations- la majoration des salaires constituant la pierre d'achoppement pour arriver à des accords particuliers entre patrons et ouvriers. A Fès, le personnel des autobus reprit le travail le 23 juin. A Casablanca, à partir du 25, de nombreux contrats furent signés dans la métallurgie et l'automobile: Auto-Hall, France-Auto, Générale Automobile Marocaine (G.A.M.), sur certains chantiers du bâtiment et dans une marbrerie. Mais le conflit se prolongea dans les grands ateliers de construction mécanique et sur les chantiers du bâtiment les plus importants, dans une chocolaterie occupée par des femmes, dans deux entreprises de peinture, donc dans les entreprises qui les premières avaient "débrayé".

Après de fiévreuses entrevues, l'accord dans le bâtiment fut réalisé le jeudi 2 juillet entre la Chambre Syndicale des Entrepreneurs français au Maroc et les délégués des chantiers. Le samedi 4 juillet, en présence du Résident général, une convention fut conclue entre patrons et ouvriers de la métallurgie, et le lundi 6 la reprise du travail était généralisé à Casablanca. Nous ne connaissons pas encore la convention passée dans la métallurgie, mais les clauses les plus importantes concernaient probablement la reconnaissance des délégués ouvriers, l'application de la "loi de huit heures", la majoration des salaires. La convention du bâtiment, par contre, reçut une large diffusion et sa lecture est fort instructive; reconnaissance par le patronat d'une personalité ouvrière avec laquelle il consent à prendre des contacts: "L'entrepreneur sous-signé, lit-on, à l'article 1er, s'engage à reconnaître dans le domaine corporatif la collaboration de ses ouvriers pour concourir à assurer la discipline, l'hygiène et l'application des règlements sur ses chantiers"; durée de la journée de travail ramenée à huit heures à compter du 1er novembre (art. 2); suppression des "tâcherons" (art. 3), et des heures supplémentaires, sauf circonstances exceptionnelles (art. 4). Les salaires étaient majorés et les dispositions des dahirs du 18 juin introduites dans l'accord: l'entrepreneur s'engageait "à appliquer à tous les salaires une majoration de 10%, étant entendu qu'aucun salaire ne pourra être inférieur pour les ouvriers européens à 30 francs, indigènes à 10 francs, manoeuvres indigènes à 4 francs. Il est rappelé qu'au moment de l'application de la semaine de quarante-huit heures, les salaires journaliers ne pourront subir aucune réduction" (art. 5). Enfin, il s'engageait "à effectuer la paye des chantiers pendant les heures normales de travail" (art.6) et "à ne prendre aucune sanction contre les ouvriers pour faits de grève" (art.7).

III.-Conclusion

Ainsi les changements survenus dans les rapports sociaux et politiques en France favorisèrent l'action ouvrière au Maroc et lui permirent d'obtenir des garanties élémentaires-loi de huit heures carte de travail, modalités de paiements des salaires-qui, généralement appliquées aux Européens, furent souvent tournées quand il s'agissait des Marocains. Les salaires et traitements furent, semble-t-il, augmentés de 10 à 30%,-sans que ces augmentations aient été générales. Il ne fut pas question du droit syndical. Conformément à la thèse résidentielle, les associations professionnelles ou les délégués ouvriers d'entreprises furent seuls reconnus. Si les représentants de l'Union Départementale de la CGT furent co-signataires de quelques accords particuliers, ils furent résolument écartés des accords d'ensemble (sucrerie, bâtiment, métallurgie), par les chambres patronales, le Contrôleur civil chef de la région de Casablanca et le Résident général qui agissaient de concert. Le dahir reconnaissant le droit syndical-aux seuls Européens-sera promulgué en décembre 1936 sur décision de Paris, après le départ de M. Peyrouton remplacé par le général Noguès.

Le fait impressionnant fut la participation des ouvriers marocains aux grèves. Ils s'y engagèrent le plus souvent avec leurs compagnons de travail européens. Mais sur certains chantiers du bâtiment, dans le Service du nettoiement de la ville de Casablanca, sur les quais de déchargement de la gare de Fès, ils agirent seuls. Leur intervention fut diversement appréciée. "Les masses marocaines prenant vigoureusement l'offensive, ont montré que le prolétariat, que la lutte de classe, existent au Maroc comme partout", écrivait dans un article intitulé "Les enseignements de la lutte gréviste" la Fédération Socialiste du Maroc (22). Trois jours plus tôt, I'hebdomadaire Le Petit Casablancais s'indignait: Et tous ces indigènes à qui vous avez appris la révolte, ne venez pas de leur donner une arme terrible ? Cette arme, pouvez-vous dire contre ils s'en serviront ?. . .". L'Afrique Française, de même: "Il ne faut pas oublier en effet que la collusion des grévistes européens et indigènes revêtait un caractère d'autant plus inquiétant que la pacification est très récente et que nombre de travailleurs venus du Sud n'avaient abandonné le "baroud" que depuis peu de mois".

Ainsi, pendant vingt-cinq jours, le Maroc nouveau avait vécu sa première crise sociale. Crise au contraire fructueuse, puisque les résultats sont importants, et surtout riche d'enseignements pour les travailleurs et leurs organisations professionnelles. . . Ces grèves de 1936 sont un moment remarquable de l'histoire du Maroc.

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 S  l’histoire du mouvement syndical au Maroc : Vers l’Indépendance (1949-1956)

Les grèves de juin 1936 au Maroc" dans "Annales (économie, sociétés, civilisations)", juillet-septembre 1957, pp. 418-429.

I . Il s'agit de la "zone française" du Maroc. Le recensement de 1936 y dénombrait 6.245.000 habitants: 6.042.500 Marocains et 202.500 Européens. (Sur les incertitudes des recensements dans l'ancien Protectorat français, voir: Albert Ayache, Le Maroc, Paris 1956, p. 281 et suiv.)

2. Variation à Casablanca, de 1930 à 1935, des cours moyens du blé dur et de l'orge, céréales spécifiquement marocaines, et du blé tendre cultivé plus particulièrement par les Européens, d'après la courbe établie dans l 'Annuaire de Statistique Générale du Maroc, année 1936, p. 44:

 Prix du quintal en francs
 Années  1930 1931 1932 1933 1934  1935
 Blé dur 133,2 123,2 82,2 82 70 60
 Orge 60 46,7 42,3 33,3 30 23,3
Blé tendre 126,6 143,2 116,6 60 63,3 70
Maïs 64 58 58 55 50 40

3. Il y eut une seule bonne récolte, en 1934. Les récoltes des années 1931, 1932 et 1933 furent médiocres; celles de 1930 et 1935, très mauvaises (voir les courbes de production et de rendement dans l 'Annuaire Statistique..., 1936, p. 45).

4.Voir note 2.,p.418.

5. D'après Le Maroc. Encyclopédie maritime et coloniale, Paris. 1940 (p. 216). Cette indication n'existe plus dans l'édition de 1947.

6. L'application à ces sommes des coefficients pour la révision des bilans établis par le décret du 18 février 1952 (J.O. du 19, p. 2.050) permet d'en obtenir la valeur en francs 1952 soit pour 1931: 15.210

millions; pour l932: 45.400 millions; pour l933: 19.960 millions, pour l934: 18.130 millions.

7. Importation de ciment:

1930: 280.000 tonnes

1931: 210.000 tonnes

1935: 55.000 tonnes.

8 . Entrepri.se en décembre 1915, l'enquête fut publiée dans le Bulletin Economique du Maroc de juillet 1 936, p. 1 77 et suiv.

9. 3.151 personnes, recensement de 1936.

10. Les indications de salaire données dans l'enquête sont les suivantes:

Employé d'administration: 12 F par jour.

Ouvriers qualifiés: 7 à 12 F.

Maçons: 7 F.

Peintres: 10 F

Menuisiers: 10 à 12 F.

Manoeuvres des chantiers: 3 F.

Dans les entreprises municipales: 3 à 3 ,50 F.

L'Annuaire Statistique Général du Maroc donne pour le mois de janvier 1936 (année 1936, p. 40):

Maçons européens: 2 5 à 30 F.

Marocains: 14 à 20 F.

Terrassiers manoeuvres indigènes: 3 F.

Notons la différence considérables entre les chiffres relevés par les enquêteurs et ceux de la statistique officielle pour les salaires des maçons: 7 F et 14/20 F.-La différence aussi entre les salaires européens et marocains, le minimum du premier est toujours supérieur au maximum du second. Toutefois les taux de la journée du "manoeuvre indigène" concordent: 3 francs.

11. Ration journalière d'une famille-type composée d'un homme, d'une femme et de un ou deux enfants- à condition qu elle y consacre la presque totalité de son gain journalier (2 F 95 sur 3 F)- d après Baron Huot, Paye, p. 181:

0 F 25 à 0 F 30 de lben (petit lait): 1 litre ou 1 litre l/2.

1 F de thé et de sucre: 100 gr de thé environ, 200 gr de sucre.

0 F 25 d'huile: 8 à 10 centimes au plus.

1 F à 1 F20 de pain: 1 kg.

0 F 25 de beurre: 50 gr.

1 F 75 à 2 F de viande par semaine (1/5 kg),s oit 0 F3 0 par jour pour ceux qui ont de l'argent

12. Dans L'Entreprise au Maroc, Bulletin hebdomadaire, Casablanca, jeudi 11 juin 1936.

13 . Le Front Populaire marocain se constitua définitivement le 5 mars 1 936. Il comprenait la fédération du Maroc de la S F IO . le Parti Radical et Radical-Socialiste, la Fédération du Maroc de la Ligue des Droits de l'Homme, l'Union Départementale des Syndicats Confédérés du Maroc Le Parti communiste n'était pas autorisé, les communistes français présents au Maroc militaient au sein de la SFIO

14. Cependant la section marocaine du Parti Radical avait refusé de condamner le nouveau Résident

15. A une délégation de cheminots reçue le 3 juin 1 936 à Rabat, il avait déclaré: le point crucial de la question indigène. L'appliction de cette législation (la loi française de 1884) au Maroc aboutirait en effet à l'évincement [sic] de l élément européen dans les syndicats et plus particulièrement dans les comité au profit de l élément marocain le plus nombreux . . . (L'Avenir du Rail, revue mensuelle, Casablanca, juin 1936).

16. Communiqué officiel, publié dans Le Petit Marocain du 14 juin 1936. Le quotidien casablancais sera désormais désigné par les initiales PM.

17. Dans Le Maroc Socialiste, hebdomadaire de la Fédération du Maroc de la SFIO, Casablanca, en date du 23 juin 1936 (numéro spécial consacré au mouvement gréviste).

18 . Réponse du secrétaire de l'Union dépaltementale (CG~ de 1936 à un questionnaire de l'auteur.

19. P.M. du 16 juin.

20. Cf. la "Note sur le récent mouvement ouvrier au Maroc", par le Comité d'action marocaine, dans Le Maroc socialise du 19 septembre 1936.

21. Dans L'Afrique Française de juillet 1936, un article signé J.L.L. était consacré aux mouvements de grève en Afrique du Nord, notamment au Maroc.

22. Maroc Socialiste, 26 juin 1936