L'Express du 30/03/2006 Georges Odo L'Histoire en noir et blanc propos recueillis par Guillemette Bourdin
Implantée vers 1745 par les colons, la
maçonnerie guadeloupéenne va connaître, outre les soubresauts
imposés par l'Histoire, toutes les étapes qui ont mené à
l'abolition de l'esclavage. Viendront ensuite les questions
d'intégration et d'égalité des droits... Des thèmes qui ont
toujours leur place au sein des loges
Georges Odo est né au Maroc, où il a vécu cinquante-trois
ans. Professeur d'histoire à la retraite, ce franc-maçon de
73 ans a consacré trois ouvrages à la franc-maçonnerie:
Les Francs-Maçons au Maroc sous la
IIIe République (Edimaf, 1999),
La Franc-Maçonnerie en Afrique
francophone (Edimaf, 2000) et
La Franc-Maçonnerie dans les colonies (Edimaf, 2001).
A quand remonte l'apparition de la
franc-maçonnerie en Guadeloupe?
La première loge, nommée Sainte-Anne, voit le jour dans la
ville du même nom en 1745. Soit sept ans après la création
de la première loge coloniale, située en Martinique. Une
apparition précoce qui s'explique par le succès du commerce
triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et les îles, mais
aussi par l'engouement que connaît la franc-maçonnerie dans
la société du XVIIIe siècle.
Le chevalier de
Saint-George, frère d'exception
Mulâtre né en Guadeloupe
en 1739, adopté par la noblesse pour ses
multiples talents, il fut le premier
franc-maçon noir de France
Ce personnage hors du commun semble tout
droit sorti d'un roman d'Alexandre Dumas.
Natif de Guadeloupe, il n'est pas seulement
le premier franc-maçon noir de France, mais
également un homme aux multiples talents qui
a marqué le siècle des Lumières. A Paris, la
rue Richepance - général qui a rétabli
l'esclavage dans les colonies sur ordre de
Napoléon - a d'ailleurs été rebaptisée «rue
du Chevalier-de-Saint-George».
Né en 1739, à Basse-Terre, d'une esclave
d'origine sénégalaise et d'un planteur
noble, le jeune Joseph Boulogne de
Saint-George suit son père à Paris, où il
étudie auprès des meilleurs professeurs.
Bien que mulâtre, il est vite adopté par
l'aristocratie. Excellent danseur,
séducteur, et surtout escrimeur, musicien et
compositeur hors pair, il se verra plus tard
attribuer le surnom de «Mozart noir». Comme
lui, il est franc-maçon. Probablement
affilié à la loge des Neuf Sœurs, à Paris,
il semble avoir été initié discrètement en
raison d'une ségrégation qui vise les Noirs
comme les métis. La reine Marie-Antoinette
fait pourtant de ce chef d'orchestre reconnu
son directeur de musique, puis le nomme à la
tête de l'Opéra royal. Un poste qu'il ne
conserve pas longtemps, car certains
artistes s'y opposent. Homme des arts mais
aussi des armes, il s'engage dans la garde
nationale quand éclate la Révolution, en
1789. Trois ans plus tard, le voilà chargé
de former un corps de troupe de mille hommes
de couleur, qui deviendra la «légion
Saint-George». Drôle de coïncidence: l'un de
ses chefs d'escadron, un mulâtre nommé
Alexandre Dumas, n'est autre que le père du
futur auteur des
Trois Mousquetaires.
Qui sont ces premiers francs-maçons?
Ce sont des gens «aventureux», qui se déplacent beaucoup, ce
qui est assez caractéristique de cette époque. Des
commerçants, des propriétaires de plantations ou des
militaires gradés, tous issus de la grande bourgeoisie ou de
la noblesse. Certaines loges sont même créées par des
officiers à bord des navires. C'est le cas, par exemple, de
la loge des Zélés de l'Union parfaite des volontaires de
l'Union, fondée en 1779 par l'équipage du vaisseau l'Union,
avant son départ de la Réunion. Sélectionnés en fonction de
leurs moyens et de leur position sociale, les francs-maçons
se regroupent entre grands Blancs, excluant même les petits
Blancs et les mulâtres. Exception faite du Chevalier de
Saint-George.
Quelles sont leurs activités?
En l'absence de salons, très prisés à cette époque, les
ateliers deviennent des espaces de fraternité où les maçons
parlent du pays et font face à l'isolement. Ce sont des
lieux d'échange où sont évoquées les idées des Lumières
venues de métropole. L'autre activité des frères, ce sont
des actes de bienfaisance envers les personnes en
difficulté, et pas seulement des francs-maçons.
Comment ont-ils vécu la Révolution loin
de la métropole?
En direct! Les tensions sont très vives à ce moment-là, car
les esclaves commencent à se révolter au nom des idées de la
Révolution française. A cela s'ajoute une occupation
anglaise en Martinique. Dans un tel contexte, de nombreuses
loges sont mises en sommeil, des temples incendiés, des
maçons tués. Certains choisissent l'exil, aux États-unis, à
Cuba ou encore à Trinidad, où ils vont créer des loges.
C'est le cas, notamment, d'Alexandre de Grasse-Tilly,
contraint de quitter Saint-Domingue, en 1793, pour
Charleston. De retour à Paris, il fonde, en 1804, la Grande
Loge générale écossaise, bientôt rivale du Grand Orient de
France, et réussit à faire imposer le rite écossais ancien
et accepté. Un rite composé de 33 grades, toujours en
vigueur actuellement.
Que se passe-t-il quand Napoléon arrive
au pouvoir?
Les loges vont rouvrir progressivement, en métropole comme
dans les colonies, car Napoléon a décidé de protéger la
franc-maçonnerie. Mais c'est pour mieux contrôler les
élites. Lui n'a jamais été maçon - en tout cas, nous n'en
avons pas la preuve. En revanche, tout son entourage
l'était. Son frère Joseph, par exemple, prend la direction
du Grand Orient de France dès 1804. Les loges, prudentes,
propagent alors les idées de l'Empereur, sous la
responsabilité des hauts représentants du pouvoir
napoléonien. Les colonies, plus lointaines, sont
particulièrement concernées. Plus question, par exemple, de
contester l'esclavage, aboli pendant la Révolution, puisque
Napoléon décide de le rétablir en 1802. Joséphine de
Beauharnais, issue d'une famille de planteurs martiniquais,
n'est pas étrangère à cette décision.
Justement, quelle est la position des
francs-maçons sur l'esclavage?
La question est soulevée en France dès 1788 par la Société
des amis des Noirs, face aux propriétaires de plantations
qui, eux, vont constituer le club Massiac, du nom de l'hôtel
parisien où ils se réunissent. Le courant antiesclavagiste,
bien que minoritaire dans la société française, va perdurer
au sein de la franc-maçonnerie et peu à peu se renforcer.
Pour enfin s'imposer, cinquante ans plus tard. En 1834, la
Société pour l'abolition de l'esclavage est mieux acceptée
que la défunte Société des amis des Noirs. Il faut préciser
que les îles sont alors jugées moins intéressantes d'un
point de vue économique, en partie parce que l'essor de la
betterave diminue l'intérêt de la canne à sucre, et donc de
l'esclavage. Apôtre de l'abolition de l'esclavage, le maçon
Victor Schœlcher (lire
l'article : Victor Schœlcher,
militant révolutionnaire)parvient à réaliser son
projet, le 27 avril 1848, alors qu'il est sous-secrétaire
d'État à la Marine dans le gouvernement provisoire de la IIe
République.
A quel moment le décret du 27 avril
1848 est-il proclamé en Guadeloupe?
C'est le gouverneur Jean-François Layrle qui, à cause des
fortes tensions qui règnent dans l'île à ce moment, décrète
l'abolition de l'esclavage, le 27 mai 1848. Sans même
attendre le commissaire général envoyé par le gouvernement
provisoire pour promulguer le décret.
Que deviennent alors les anciens
esclaves?
C'est une question qui se pose fondamentalement. D'autant
plus qu'un second domaine colonial va s'étendre vers
l'Afrique et l'Indochine. Trois solutions se présentent:
l'assimilation, l'indépendance ou l'association. La plupart
des maçons, soucieux de servir un idéal de civilisation
occidentale humaniste, choisissent l'assimilation des
colonisés. Par européocentrisme - sentiment de supériorité
largement répandu chez les Occidentaux - ils désirent faire
bénéficier les autres peuples du «progrès». Mais certaines
populations, attachées à leur culture et à leurs traditions,
tiennent à les conserver. Le choc de la Première Guerre
mondiale fait prendre conscience aux francs-maçons de cette
réalité. Ils vont donc, pour la plupart, s'orienter vers un
autre principe, celui de l'association, sorte de compromis
entre l'assimilation et l'indépendance. L'Union française,
dont l'esprit avait été défini par le maçon Félix Eboué,
concrétisera ce choix après la Seconde Guerre mondiale.
Finalement, la plupart des territoires obtiendront leur
indépendance à partir des années 1950-1960.
Et aux Antilles?
Ce problème ne se pose pas, car, une fois l'esclavage aboli,
les colonisés vont s'intégrer progressivement. Contrairement
aux colonies plus récentes, qui optent pour l'indépendance,
les Antillais sont les descendants d'esclaves déportés
d'Afrique. Loin de leurs origines, ils vont très vite se
sentir français. Dans les ateliers maçonniques, la question
centrale tourne alors autour de cette intégration et de
l'égalité de leurs droits avec la métropole.
Cette intégration va-t-elle aussi
concerner les loges maçonniques?
Oui, et c'est une nouveauté: un plus grand nombre de Métis
et de Noirs va entrer en maçonnerie. Mais les loges se
heurtent à l'influence de l'Eglise catholique, encore
davantage vers la fin du XIXe siècle, époque où les idées
républicaines commencent à se propager. Cette dernière, qui
a très tôt diabolisé la franc-maçonnerie, va poursuivre ses
attaques. Notamment à partir de 1877, date à laquelle le
Grand Orient met fin pour ses membres à l'obligation de
croire en Dieu, au nom de la liberté de conscience. Les
nouvelles élites locales, souvent formées dans les écoles
religieuses, ne vont donc pas se diriger facilement vers une
franc-maçonnerie anticléricale. Et le recrutement au sein
des loges va parfois s'en ressentir.
En 1940, c'est cette fois le régime de
Vichy qui s'attaque aux maçons. Comment ces derniers vont-ils
réagir outre-mer?
C'est vrai, une loi va interdire, en août 1940, les réunions
maçonniques, en métropole comme dans les colonies. Certaines
d'entre elles, comme les Antilles ou la Guyane, vont rester
plus longtemps sous le contrôle de Vichy, tandis que
d'autres passent rapidement à la France libre. C'est le cas
de la Réunion, en 1942. A la suite de l'annulation de cette
loi, en décembre 1943, la réouverture des loges va se faire
progressivement. A ce moment-là, l'Union française se
profile déjà à l'horizon.