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Enquête. Les Francs-maçons au maroc

 

(Infographie Hicham Bahou)
Qui sont-ils ? Que font-ils ? Que veulent-ils ? Que craignent-ils ? Toutes les questions que vous vous posez pour percer le mystère enveloppant la franc-maçonnerie ont des réponses. Tour d'horizon.


Des francs-maçons au Maroc ? Mais pas du tout, sornettes que tout cela, la franc-maçonnerie (FM) a bien existé par le passé, mais depuis l'indépendance tout cela est fini ! Ce fut "une création des services pour sonder les intentions de nos privilégiés". D'autres s'en souviennent comme "d'un mouvement sioniste oeuvrant pour la
primauté d'Israël", quand ils n'en gardent pas le souvenir du "bras armé de l'Occident conquérant". Les fantasmes de certains profanes atteignent de telles proportions qu'il devient difficile d'estimer la présence maçonnique au Maroc. D'autant plus que ses adeptes, pour se protéger d'une curiosité souvent teintée de répulsion, s'entourent d'un épais mystère.
Pourtant, les noms circulent entre initiés. Mohammed V, Hassan II, Driss Basri, pour ne citer que ceux dont l'action a le plus influé sur le destin des Marocains, auraient compté parmi les plus éminents des "frères" maçons. Mais comment passer de la supposée appartenance à la certitude, quand tout bon FM est un FM muet ?

Une tradition de discrétion
"Je sais que Mohammed V était FM et même si on n'en parlait pas publiquement - cela est absolument contraire au règlement - il arrivait souvent qu'un frère y fasse allusion dans une planche (exposé d'un frère)", raconte F.E. épouse d'un frère aujourd'hui décédé. Il reste toutefois impossible d'affirmer avec certitude l'initiation du roi Mohammed V et de son fils le prince Moulay Abdallah, quoique leur humanisme en tout point conforme à l'idéal maçonnique semble étayer quelque peu ces rumeurs tenaces. Néanmoins, l'initiation de plusieurs membres du premier cercle royal ne semble laisser aucun doute.
Cas célèbre, le Tunisien Salah Rachid, ami et soutien fidèle de Mohammed V, poussera la fidélité de son engagement jusqu'à être enterré selon le rite maçonnique. D'autres noms, comme celui d'Ahmed Balafrej, ancien secrétaire général du parti de l'Istiqlal et ancien ministre des Affaires étrangères, sont souvent cités dans la sphère maçonnique. "Faux. Mon père n'a jamais fait partie d'une loge", rétorque son fils Anis, de manière convenue. Plus près de nous, il semble que l'affiliation du roi Hassan II ne soit qu'une légende parmi toutes celles entourant le personnage. Et si ce n'était l'amitié qui le liait à Haj Omar Bongo, porte-flambeau de la maçonnerie africaine et principal initiateur des chefs d'état d'Afrique de l'Ouest, presque en totalité des "enfants de la veuve", le roi Hassan II semble très loin de l'univers de la FM. Difficile d'imaginer la figure tutélaire de 30 millions d'âmes se rendre dans un temple (lieu de réunion) pour se plier au rituel d'initiation qui consiste en une mise à nu symbolique : "La poitrine à moitié découverte, un bras de chemise et une jambe de pantalon retroussés, plusieurs frères pointent leur doigt sur mon torse alors que, un bandeau sur les yeux, je suis totalement démuni", se souvient H.E. Hassan II aurait-il exigé d'être initié au Méchouar et selon un rituel adapté à sa haute condition ? Difficile de savoir. En tout cas, son "copain" Valéry Giscard d'Estaing s'était vu refuser le privilège d'être consacré "frère" à l'Elysée.
Le mystère entourant l'affiliation du roi défunt n'exclut pas qu'il ait eu, tout au long de son règne, auprès de lui des conseillers FM. Le nom de Ahmed Réda Guédira est le plus souvent évoqué. "Sa défense des intérêts de la France et des idées libérales le rapprochait en tout cas énormément de l'univers maçonnique", explique l'un de ses proches collaborateurs à l'époque. Dans l'entourage royal, Guédira n'est pas le seul à en porter l'étiquette discrètement. Moulay Ahmed Alaoui, le légendaire porte-glaive du Makhzen, ferait partie des illustres "frères". Par ailleurs, nombre de personnalités maçonniques marocaines, proches du pouvoir, seraient affiliées à des loges occidentales. Le courant Identité et Dialogue, dont André Azoulay est le fondateur, compte, par exemple bon nombre de Franc-maçons en lien avec des loges françaises. Qu'en est-il du plus zélé des serviteurs de Hassan II, Driss Basri ? Serait-il lui aussi un "fils de la lumière" ? C'est ce que vient d'avancer, dans une interview accordée au Journal Hebdo, Mohamed Samraoui, ancien officier des services spéciaux algériens. "Driss Basri et le Général Larbi Belkheir, nouvel ambassadeur d'Algérie au Maroc, sont affiliés à la même loge maçonnique", soutient-il. L'ex-vizir déchu réfute vigoureusement l'information. Mais l'image d'un Basri et son langage fleuri planchant sur "la culture du miel sous la 5ème dynastie" au milieu d'un aréopage de frères vaut à elle seule tous les discours.
Au-delà de la relation peu élucidée entre le Makhzen et la FM, il y a des dizaines de "frères", tout aussi discrets au Maroc. Aujourd'hui, le pays compte deux obédiences distinctes, la Grande Loge du Maroc (GLM) et la Grande Loge Régulière du Royaume du Maroc (GLRRM), auxquelles il faut ajouter une GL indépendante, la Grande Loge du Royaume du Maroc (GLRM), qui ne peut prétendre à la qualité d'obédience, car n'administrant qu'une loge unique. Cet éparpillement des compétences fait dire à A.S., médecin casablancais que : "La maçonnerie nous pousse à être meilleurs, mais nous n'en restons pas moins des humains avec nos faiblesses et nos défauts". Précisons toutefois que la maçonnerie marocaine atteint difficilement les 200 membres. à titre de comparaison, la France compte plus de 140 000 initiés. Si la GLRM et la GLRRM sont de création récente, (moins de cinq années), la GLM a, quant à elle, "allumé ses feux" en 1965 sous le nom de GL Atlas. En 1972, elle prendra le nom de GLM et sous l'impulsion de son Grand Maître, T.P., artisan français installé à Casablanca, connaît rapidement un grand succès et verra en moins de deux ans l'initiation de 120 frères. Elle comptera en ses rangs des personnalités reconnues dont un Général de l'armée de l'air marocain au talent légendaire qui pouvait se retrouver en loge aux côtés d'un boulanger-pâtissier ou d'un marchand de jouets. Ce mélange des genres étant à la base même du travail maçonnique, censé s'enrichir par la diversité. Malheureusement cela est difficilement envisageable aujourd'hui car, n'en déplaise aux frères et sœurs, la FM est chez nous un club de pensée éminemment élitiste et la déculturation rampante de la société ne permet plus de dialogue serein.
"Je suis entré en maçonnerie pour dire au Maroc que je l'aime". Amine s'est choisi un pseudonyme par souci de discrétion, mais raconte son initiation avec exaltation. "J'ai rejoint la FM pour répondre à une quête existentielle et pour tout dire, philosophique. J'y reste pour le plaisir de la fraternité". A.S, médecin d'une quarantaine d'années corrobore. "J'entre en loge souvent fatigué après une journée de travail et j'en ressors rasséréné et plein d'entrain". L'idéal maçonnique si exalté se réduirait-il à la recherche du bien-être ? Des droits de l'hommistes aux alter mondialistes, des amateurs de Harley-Davidson aux restaurateurs de kasbahs, nombre de microsociétés sont à l'œuvre pour recréer ce qui fait défaut : de la convivialité, de l'écoute, de la solidarité, de la communauté d'intérêts. Ils sont plus d'une centaine à être membres de la Grande Loge du Maroc (GLM), première obédience maçonnique du pays par le nombre et l'ancienneté. Mais hors de question pour eux d'assumer publiquement leur appartenance à la FM. Un siècle de semi clandestinité laisse des traces.

Déclin et renaissance
Avec le temps, l'assouplissement des critères de sélection couplé à des querelles de personnes, conduira au déclin des loges. Et l'idéal maçonnique qui prône principalement la liberté, la justice, la solidarité ne résistera pas devant les déviations affairistes de certains frères et les frictions internes qui s'ensuivront. En Décembre 1985 le Grand maître de l'époque, M.D., industriel dans la parfumerie, décide la mise en sommeil de l'obédience, suivant en cela les conseils avisés du frère A.M., ancien gouverneur d'une grande ville. Ce dernier, parfaitement au fait de la dangereuse poussée d'intégrisme que connaît le pays, invite "les frères" à s'éclipser. D'autant que l'universalité des valeurs qu'ils prônent est aux antipodes de la théorie du complot étranger développé par les fondamentalistes. En plus, les différents prédicateurs et autres activistes islamistes profitent du principe de discrétion de la FM pour distiller à son sujet un ensemble d'accusations infondées, sur le lien entre FM et mécréance ou FM et sionisme. "Ils veulent éteindre avec leurs bouches la lumière d'Allah, alors qu'Allah parachèvera sa lumière en dépit de l'aversion des mécréants", entend-on, entre autres.
Certes, aujourd'hui, la FM est fortement implantée dans des pays réputés totalitaires ou, à tout le moins, en délicatesse avec les normes démocratiques, tels l'Iran, la Syrie et dans une moindre mesure la Turquie, l'Egypte et le Liban. Il est clair aussi que les autorités de ces pays mesurent parfaitement l'avantage, et pas seulement en terme d'image, à disposer sur leur territoire d'un "think tank" aux ramifications mondiales. Mieux, "les islamistes modérés au pouvoir en Turquie seraient même pour beaucoup passés par l'initiation", affirme le spécialiste du monde musulman Antoine Sfeir. Quoi qu'il en soit, le Maroc avait décidé en 1985 -sans que le pouvoir politique le veuille vraiment- une mise en sommeil des loges existantes. Quinze années durant, les frères marocains garderont le contact, avec toujours en eux l'espoir du réveil des loges. Comme le soutient avec emphase M.T., frère de longue date : "Là où souffle le vent de la tolérance et de la justice, la maçonnerie a sa place". Ce sera donc sous la houlette d'Emile Ouaknine, homme d'affaires installé à Rabat, que le Maroc renouera, le 15 juin 2000, avec sa tradition maçonnique. La consécration, cérémonie fondatrice organisée à Marrakech sous les auspices de la Grande Loge Nationale Française, permettra au Maroc d'abriter pour la première fois, depuis les années 30, une obédience dite "régulière". Cette régularité, qui distingue une obédience par état, consiste en la reconnaissance officielle par la Grande Loge Unie d'Angleterre, maison-mère de toutes les obédiences de la planète. Néanmoins, cette régularité si prisée des frères marocains, n'empêchera pas de sérieuses divergences. Elle conduira, par la suite, à la démission de nombreux initiés et à la proclamation de Bouchaib El Kouhi, ingénieur casablancais, comme nouveau Grand maître.
Cette obédience internationalement reconnue s'est montrée particulièrement active auprès des loges nord-américaines. Le lobbying étant l'une des fonctions premières de la FM, elle a réussi à en faire bon usage. Aussi, attribuera-t-elle à un certain Pierre Mouselli, homme d'affaires franco-libanais ayant semble t-il ses entrées à l'ONU, la qualité de représentant de la GLRM aux états-Unis. Rivalité oblige, en 2004 la Grande Loge Nationale Française décide de ne plus reconnaître la GLRM et crée une nouvelle obédience, la GLRRM. Saad Lahrichi, juriste de 40 ans, assumera dorénavant la grande maîtrise après que le controversé Ouaknine ait été poussé vers la sortie. Aujourd'hui, explique ouvertement Lahrichi, "malgré notre nombre, il faut bien le reconnaître assez réduit, nous ne sommes absolument pas dans une logique de recrutement à tout prix qui pourrait nous mener à la médiocrité, loin de la richesse spirituelle et des valeurs morales que nous prônons". Il n'empêche, les frères se permettent aujourd'hui d'inviter autrui à les rejoindre, avec moins de frilosité qu'avant. Signe des temps, ils se sentent plus libres, agissent moins dans le secret total et semblent bénéficier de la bienveillance des autorités. Mais ne serait-ce que parce qu'ils prônent ouvertement la liberté de conscience et que le discours islamiste les prend toujours pour cible prioritaire, ils se montrent doublement discrets.
Même prudence du côté de l'autre obédience pionnière au Maroc (GLM). également mise en sommeil, elle rallume sa flamme le 21 Juin 2001, sous la présidence de A.K., assureur casablancais. Les métiers de l'assurance ayant semble t-il tradition à fournir à la GLM des grands maîtres de haute qualité. Elle compterait actuellement cinq loges dont trois à Casablanca et deux respectivement à Rabat et Marrakech et, fait unique dans le monde arabo-musulman, une loge féminine. Elle a tenu son convent (assemblée générale annuelle) tout dernièrement à Casablanca en présence de personnalités maçonniques internationales d'envergure et où nous voyons que la solidarité n'est pas un vain mot. Ces hôtes apprécient à sa juste valeur l'apport de leur "frères" marocains. Parce qu'entre un convent et l'autre, nos Francs-maçons ont deux tenues (expression maison pour dire réunions) par mois où ils peuvent à loisir débattre de la notion de vérité ou encore de la symbolique du triangle, dans un temple bercé par le rythme du muezzin. Si la FM ne devait avoir qu'un objectif unique, ce serait bien le rayonnement qu'elle confère à l'échelon international au pays dans lequel elle prospère. La présence au convent d'étrangers, par ailleurs influents, en atteste.

Voie individuelle et altruisme
Alors la FM, un réseau d'influence ? "Oui certainement, mais une influence toute entière tournée vers la construction du pays hôte, en l'occurrence le Maroc", affirme Lahrichi sur un mode allégorique. Au fond, l'essentiel de l'initiation maçonnique est une démarche volontaire d'un individu voulant atteindre sa vérité afin de réaliser "le passage symbolique des ténèbres à la lumière". Via un partage rituel de réflexions philosophiques, économiques ou symboliques, chacun cherche sa voie, comme dans le soufisme d'ailleurs (lire encadré, p. 24). Marie-Françoise Blanchet, grande maîtresse de la Grande Loge Féminine de France (GLFF), anciennement colonel de l'armée de l'air française, l'explique à sa manière. "Il ne faut pas s'y méprendre, la maçonnerie est d'abord et avant tout un travail sur soi et avec les autres, cela n'a aucun caractère folklorique malgré les décors dont nous sommes parés". Cette femme de tête a été accueillie par ses sœurs marocaines.
A.K., une consultante d'une quarantaine d'années en fait partie. Pour elle, "la FM est une méthode extraordinaire pour mieux se connaître et ainsi aller à l'essentiel. Et lorsqu'on se sent bien, on devient altruiste, on rayonne, on se vit citoyenne du monde", rien de moins. En tout cas, l'altruisme, il en faut, sans aucun doute, pour se réunir dans une salle évoquant furieusement un tribunal et n'offrant de ce fait aucun confort, afin de réfléchir sous une lumière blafarde à des choses aussi excitantes que les trois lumières, en l'occurrence la force, la beauté et la sagesse. Ou encore des valeurs aussi abstraites que la tolérance, l'honnêteté et la bonté. Gloire au responsable de la colonne d'amour (DJ pour les profanes) qui programme Irving Berlin ou Duke Ellington. Mais tout cela aurait-il un sens s'il n'y avait quelque chose en plus ? "Entre et tu comprendras", indique-t-on au futur apprenti.

 
 

 

 
Tendance. La fin du secret ?

Plusieurs remous agitent l'institution maçonnique occidentale, entre partisans de l'ouverture à la cité et donc de l'enrichissement mutuel, et les gardiens du rite qui veulent garder étanche la frontière avec le monde profane. En France, les partisans de l'ouverture s'inquiètent des limites imposées de fait au rayonnement de la culture maçonnique par sa quasi-absence des débats qui, régulièrement, secouent la société. Et particulièrement lorsque sont abordés des thèmes qui lui sont traditionnellement chers : droits de la personne humaine, égalité des chances, spiritualité… Au Maroc nous en sommes encore à discuter de l'opportunité ou non de révéler l'existence d'une institution maçonnique nationale, c'est dire là aussi l'abîme qui nous sépare du monde dit "libre". L'initiative prise par la Grande loge du royaume du Maroc (GLRM) de créer un site internet continue de susciter des remous entre ceux des frères qui voient là une démystification malheureuse de l'idéal maçonnique et ceux qui, au contraire, saluent la démarche courageuse, le nom et la photo du Grand maître qui figurent en effet en bonne place. Mais rassurons-les, le secret n'est nullement défloré, l'adresse de la GLRM renvoie à un immeuble qui, à moins d'être initié, ne présente aucune ressemblance avec ce que l'on attend d'une Grande Loge et le numéro de téléphone s'avère être celui d'une agence bancaire. Le secret, encore et toujours.

 
 

 

 
Soufisme et Franc-maçonnerie. Les faux amis

Les similarités évidentes qui existent entre la FM et le soufisme ont souvent suscité l'intérêt des historiens. Car voilà deux courants à priori en antinomie totale -l'un prônant le tout religieux, l'autre la totale liberté de conscience- qui tendent vers un seul but : rendre l'homme meilleur, et avec la même arme, si l'on peut dire, le chemin initiatique. L'émir Abdelkader, maçon illustre et disciple de Ibn Arabi, personnalité charismatique des confréries soufies expliquait volontiers qu'il voyait dans la FM la "plus admirable institution de la Terre". Son engagement maçonnique et sa qualité de professeur en théologie s'étant jusqu'à sa mort nourris l'un de l'autre. Pour l'anthropologue Faouzi Sqalli, spécialiste de l'histoire des religions, "toutes les traditions ou philosophies spirituelles qui promeuvent le travail sur l'humain, comme c'est le cas pour le soufisme et la FM ont, à tout le moins, des affinités de valeurs". Bien que le soufisme soit largement antérieur à la FM, nous pouvons imaginer que celle-ci pourrait constituer une étape sur le long chemin qui mène vers l'ascèse soufie. Nous pouvons d'ailleurs observer selon Sqalli que : "René Guénon, référence magistrale en matière de spiritualité, embrassera le soufisme après avoir pris ses distances avec une FM qui lui paraissait trop théorique et sociale. Il sera reconnu sous le nom de Cheikh Abdelouahed Yahia".

 
 

Une histoire mouvementée

 
 
Francs maçons marocains
de la loge Al Maghreb Al Aksa,
à Tanger. Fin du XIXe siècle
Cela fait 138 ans que la franc-maçonnerie a fait son entrée au Maroc. Sultans, musulmans éclairés, nationalistes, juifs marocains, patrons français, la liste des frères est très longue et les traces du mouvement, très éparses. Et pas toujours tolérées.


Si en 2005, la FM continue à susciter une grande méfiance teintée d'incrédulité, il s'avère néanmoins que celle-ci est présente dans notre pays depuis fort longtemps. Les historiens s'accordent à faire remonter son implantation à 1867 avec la Loge Maçonnique de Tanger, dont
Haim Benshimol, directeur du journal "Réveil du Maroc", est le fondateur de l'Alliance Française. La FM connaît tout de suite un grand succès dans les milieux, espagnol et israélite tangérois, très protégés à l'époque par la France. Plus tard, les FM désormais constitués en plusieurs loges prendront ouvertement le parti d'une France dont l'emprise sur le Maroc se renforce.

À l'ombre de la 3ème République
Tout au long de la IIIéme république (1871-1940), justement surnommée république FM en raison de la mainmise des frères sur tout ou partie des Institutions, le Maroc connaîtra un foisonnement extraordinaire de loges sur tout le territoire. Il n'est pas de ville qui ne compte en son sein une loge maçonnique. L'activité économique du pays verra nombre de frères à la tête d'entreprises importantes qui, pour certaines, sont encore présentes aujourd'hui, telles le "Comptoir métallurgique" ou encore la "Compagnie des transports de Casablanca", ancêtre de la régie casablancaise. Dans le monde de la presse, "La Vigie marocaine" et "Le Petit marocain" sont l'œuvre de francs-maçons désireux au départ de promouvoir l'action patronale. Par la suite, ces mêmes journaux pousseront à la promulgation du "Dahir Berbère" voyant là un moyen d'affranchir les populations berbères de la domination arabe. Les frères n'auront néanmoins de cesse d'appeler au développement des indigènes prônant la promotion d'un "enseignement mixte et laïque dans l'école unique". Ce qui va à l'encontre des intérêts de beaucoup d'Européens qui ont peur "qu'en entrant dans nos lycées, en nombre assez important, les musulmans ne deviennent des concurrents pour nos fils au moment même où les débouchés sont rares…". Ce à quoi les FM rétorquent : "C'est à ce prix et dussions-nous en souffrir, que nous trouverons un écho dans le cœur de nos protégés et que nous hâterons l'heure où sera devenue une réalité la fraternité des peuples". Difficile de savoir si tous les Francs-maçons de l'époque étaient sur la même voie. D'autant que le premier Grand maître "musulman" de la Loge de Tétouan, Abdeslam Bennouna, était plutôt un nationaliste, propriétaire terrien de son état. Par contre, Abdelkhaleq Torrès et Thami Ouazzani, tous deux fondateurs du Parti Choura et Istiqlal, tenaient certainement leurs idées libérales et leur attachement à un Maroc du savoir de leur engagement maçonnique.

Sultans francs-maçons
À la même époque, le nom du Sultan Moulay Abdelaziz est donné à une loge même si son appartenance à la FM n'a, par la suite, jamais été prouvée. En revanche celle du Sultan Moulay Hafid, oncle paternel de Mohamed V, ne fait aucun doute et c'est en 1920 qu'il est initié à Madrid par la loge "Union Hispano-Americana n° 379" du Grande Oriente Espagnol. Il est fait compagnon le 10 Octobre 1921 et maître le 13 Mai 1925. C'est une époque sombre pour lui où après l'abdication et l'exil, la paix venue, il n'intéresse plus les gouvernements occidentaux qui, jusque-là, le subventionnaient pour l'utiliser le cas échéant. Réduit à la misère, il habite à Madrid une pauvre petite chambre dans laquelle il fait sa cuisine lui-même dans la cheminée. Arrivé en France, il s'affilie le 13 Janvier 1927 à la loge "Jean-Jacques Rousseau" de Montmorency. Sa vie en exil semble rythmée par ses visites plutôt régulières au temple et les grandes chasses. Ce n'est plus ce "Sultan de la guerre sainte", ce "champion du redressement islamique" qui, vaincu, détrôné avait eu un sursaut de rage : sur le canot qui, à travers l'estuaire du Bouregreg, l'emportait vers le paquebot de l'exil, il avait saisi le parasol tenu au-dessus de sa tête par un caïd de sa garde, et pour que cet emblème traditionnel de la souveraineté ne put revenir à son successeur asservi aux européens, il l'avait brisé. Cet ancien Sultan FM est révélateur de toutes les contradictions de la période coloniale.

Dialogue franco-marocain
Plus tard, le problème sera de surmonter au Maroc l'obstacle que peut être l'islam en matière d'admission. Pour cela, une loge "Union et Progrès" voit le jour en 1949 à Rabat, puis à Settat pour que puisse se créer "un milieu de dialogue loyal et énergique en vue de rapprocher et associer les efforts musulmans et français pour que le Maroc arrive à jouir de la vraie liberté et de la démocratie". Cette loge prendra par la suite le nom de "Fraternité franco-marocaine" et comptera dans ses rangs le secrétaire général de la résidence ainsi que trois notables marocains dont un vizir. Elle demeurera cependant éminemment confidentielle. En Octobre 1952, les rapports franco-marocains sont difficiles et craignant des représailles sur les "frères" musulmans, elle est discrètement mise en sommeil. Mais l'inquiétude croît quand l'officier d'ordonnance du prince Moulay Hassan interroge directement le vizir sur l'existence de francs-maçons nationaux. Alarmés de cet intérêt du prince, alors proche des nationalistes de l'Istiqlal, les FM musulmans se sentent menacés et mettent temporairement fin à leurs activités.

Au lendemain de l'indépendance…
Ceci n'empêchera pas plus tard, une fois les tensions politiques apaisées dans le pays, l'istiqlalien Ahmed Balafrej d'être un membre éminent de la FM marocaine. Mais l'existence même de la FM au Maroc ne peut être réduite à une simple conséquence de la colonisation, c'est une forte aspiration arabe à l'indépendance et au progrès qui rencontre une structure européenne efficace. Dans ce sens, il sera même à un certain moment question de la création de loges usant de la langue arabe pour permettre l'initiation du plus grand nombre de frères arabes. En 1956, l'indépendance, qui se fera sans rupture brutale avec la France, permettra le maintien des activités maçonniques sans difficultés à Oujda, Meknès, Rabat, Casablanca et Marrakech. Le Dahir de 1958 relatif aux associations viendra conférer aux différentes loges existantes le cadre légal qui leur faisait défaut. Dans les premières années post-indépendance, la présence de bases américaines sur le territoire permettra fortement le maintien d'une activité maçonnique d'envergure. En effet, les frères y tiendront leurs tenues dans la discrétion la plus totale, et il en sera ainsi à Kénitra, Ben Guérir, Sidi Slimane et Nouasser. Avec la rétrocession des bases au Maroc, un frein sera mis de facto au développement de la FM, ce qui n'empêchera pas certains frères, on l'a vu, de demeurer actifs aussi bien sur le territoire national qu'auprès de loges occidentales en attendant des jours meilleurs. Il s'agira principalement pour eux de sensibiliser le couvent aux préoccupations des loges africaines. Critique du néo-colonialisme et recherches sur le binôme "traditions et modernité" seront, dès lors, au centre de leurs préoccupations.
À lire : Georges Odo, Les francs-maçons au Maroc sous la IIIème République, Editions maçonniques de France

[Quelques Chefs d'État Francs-Maçons]

 
 

 

 
Origine. De Salomon aux Francs-maçons

La Franc-maçonnerie, dans sa forme actuelle, est née en Grande -Bretagne en 1717 avec la Grande Loge de Londres. La franc-maçonnerie est présentée alors comme la renaissance d'une institution dont l'origine remonte aux temps anciens. La légende voudrait que l'Ordre maçonnique ait vu le jour lors de la construction du Temple de Salomon. L'architecte de l'édifice aurait créé une confrérie afin d'organiser les travaux sous une double base, spirituelle et opérative. Les secrets du Maître d'œuvre se seraient transmis de générations en générations, jusqu'aux Assassins (ordre arabe) qui les auraient transmis aux Templiers, aux bâtisseurs de cathédrales, aux roses-croix, à la Royal Society et enfin aux Francs-maçons. Bien d'autres théories plus fabuleuses les unes que les autres, ont été avancées depuis. Et si tout le monde s'accorde à rattacher la franc-maçonnerie moderne, dite spéculative, à la maçonnerie ancienne de métier, sa véritable origine demeure très mystérieuse.

 
 

 

 
Petit lexique maçon

Agape. Repas fraternel qui suit la tenue de la loge.
Allumage des feux. Installation d'une nouvelle loge.
Attouchements. Signes de reconnaissance des Francs-maçons (FM) entre eux.
Augmentation de salaire. Passage au grade supérieur.
Décors. Ensemble de symboles vestimentaires. Les plus utilisés sont les gants, le tablier et les cordons.
Grade. Niveau dans la hiérarchie ; les hauts grades sont supérieurs au 3ème degré (correspondant au Maître).
Fils de la lumière. Nom donné aux FM.
Initiation. Admission ou réception en loge ou les cérémonies suivantes (lors du passage à un grade supérieur).
Loge. Cellule de base où se regroupent les FM.
Métaux. Idéologies, idées politiques, affaires profanes.
Obédience. Fédération de loges.
Passer à l'orient éternel. Mourir.
Planche. Exposé d'un frère.
Profane. Désigne ce qui est extérieur à la FM.
Rite. Règles fixant le déroulement du travail en loge.
Temple. Local où se réunit une loge.

http://www.telquel-online.com/194/couverture_194_1.shtml